Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XXVII

 

Retour en France. – Les passagers.– Conversation qui devient intéressante.

 

Un beau matin nous arrivâmes à Saint-Domingue,dont je ne dirai rien, par la raison que nous ne fîmes quedébarquer notre cargaison et que nous repartîmes presque aussitôt,non sans avoir pris quelques passagers. Parmi ces derniers setrouvaient deux personnes, le mari et la femme, que leur airdistingué recommandait dès l’abord. J’étais trop occupé au momentdu départ pour remarquer que notre capitaine les appelaSaint-Émilion ; mais plus tard, en pleine mer, ce nom frappamon oreille plusieurs fois, et il me sembla l’avoir déjà entenduquelque part.

– Saint-Émilion ! répétais-je à partmoi, en fouillant mes souvenirs.

Tout à coup je me rappelai mademoiselleMarianne, et tous les détails du récit qu’elle m’avait fait desmalheurs de M. Saint-Émilion me revinrent à la mémoire.

– C’est bien cela, pensai-je… la famillepoursuivie par un mauvais génie… l’embuscade… la Révolution… lescent mille francs… Mais non… je confonds… je confonds avecl’histoire de la Bohémienne…

Je fus absorbé par mes réflexions pendanttoute la journée ; et, tout en cherchant à me rappeler lerécit de mademoiselle Marianne, malgré moi j’y mêlais celui de laBohémienne. Et ce rapprochement se représentait sans cesse à monesprit.

– C’est extraordinaire, me disais-je, jene peux pas me distraire du pénible souvenir de cettemalheureuse.

Je ne cessais de porter les yeux versM. Saint-Émilion chaque fois qu’il passait sur le pont ;et je le regardais avec une telle insistance qu’il s’en aperçut etparut s’en offenser.

– Qu’as-tu donc à me regarder ainsi,mousse ? me dit-il un jour fort durement, est-ce que tu meconnais ?

– Peut-être, répondis-jerésolûment ; car j’avais je ne sais quel désir secret d’entreren conversation avec lui. J’y étais poussé par un sentiment vagueet indéfinissable.

– Qu’est-ce à dire ? drôle,reprit-il choqué de ma réponse, je ne crois pas être connu d’unpolisson de ton espèce, et je vais parler au capitaine pour qu’ilt’apprenne à être insolent avec les passagers.

À ces mots M. Saint-Émilion s’éloigna enme menaçant.

– Oh ! Monsieur, m’écriai-je, l’abbéRaymond m’avait dit que vous étiez si bon !

– L’abbé Raymond ! fit-il vivement,en revenant sur ses pas… que veux-tu dire ?… tu le connaisdonc ?

– Allez, Monsieur, lui dis-je, voulant mevenger un peu de sa menace, allez réclamer pour moi quelques coupsde garcette… pour avoir eu l’insolence de vous reconnaître.

– Réponds, réponds, continua-il avecintérêt… tu connais l’abbé Raymond ?

– Monsieur Saint-Émilion, lui dis-je,vous rappelez-vous un petit pâtre qui ramassa un mouchoir sur laroute de Saint-Lô, et que le bon abbé Raymond accueillit avecbonté…

– Attends… oui… je crois me rappeler…répondit M. Saint-Émilion après réflexion.

– Ce pâtre… cet enfant ingrat… c’est moi…Le bon abbé me prit chez lui, et mon désir de courir le monde mefit oublier ses bienfaits… Je le quittai…

– Digne homme !… excellentami ! Mais comment m’as-tu reconnu, ne m’ayant vu qu’unefois ?

– C’est votre nom, Monsieur… votre nomque mademoiselle Marianne m’a répété bien souvent… et puis jesavais que vous étiez venu en Amérique pour recueillir unhéritage.

– Ainsi mademoiselle Marianne conte mesaffaires à qui veut les entendre ? repritM. Saint-Émilion d’un ton moitié plaisant, moitié irrité.

À ce moment madame Saint-Émilion parut sur lepont.

– Arthur ! fit-elle en appelant sonmari.

Ce nom me frappa vivement.

– Mademoiselle Marianne m’a dit que lenom de Saint-Émilion n’était pas le sien, pensai-je… si c’était…oh ! non, c’est impossible.

Cependant, tout à coup le rapprochement qu’ily avait entre l’histoire contée par la gouvernante et celle de laBohémienne frappa de nouveau mon esprit. Je courus aprèsM. Saint-Émilion qui s’éloignait.

– Arthur ! m’écriai-je… vous vousappelez Arthur ?

– Pourquoi cette question, répondit-il,reprenant aussitôt sa froideur…

– Au non du Ciel ! Monsieur,répondez… vous vous appelez Arthur ?

– Tu l’as bien entendu, fit-il avecimpatience.

– Arthur… de Montdidier ! mehasardai-je à dire.

Il fit deux pas en arrière d’un air stupéfait,invita d’un geste sa femme à s’éloigner, et, revenant à moiprécipitamment :

– Qui t’a appris ce nom, malheureuxenfant ?… Tu en sais plus que tu ne dis… au nom du Ciel… à tontour, qui t’a appris ce nom fatal ?…

– Une Bohémienne !

– Dinah ?

– Votre nourrice.

– Ainsi tu sais ?…

– Tout !

– Les malheurs de ma famille ?

– Entière.

– Mon père mort d’une manièreétrange ?…

– Mort empoisonné par la mère de laBohémienne !

– Malheur !… Ma mère ?…

– Guillotinée par la trahison !

– De qui, enfant, de qui ?…

– De la mère de la Bohémienne.

– Infamie !

– Votre fortune perdue faute detitres…

– Et ces titres ?… parle… au nom deDieu !

– Volés…

– Par qui ?…

– La Bohémienne !

– Toujours ces Bohémiens ?

– Et les cent mille francs de votrefemme… volés !

– Encore la Bohémienne ?

– Encore la Bohémienne ! affirmai-jevivement.

– Achève… en sais-tu davantage ?

– Peut-être !… Ô mon Dieu !merci… merci… vous m’avez permis d’accomplir les dernières volontésde cette malheureuse.

– En bien !… j’attends… ne vois-tupas que j’attends ?…

– Les cent mille francs sont intacts… Lespapiers, nous les retrouverons…

– Mon nom ! s’écria-t-il… monnom !… Je pourrais prouver que je ne suis pas unimposteur !

– J’ai reçu les derniers aveux de cettefemme.

– Elle est morte ?

– Au pied d’un chêne…

– Dans quel endroit ?

– Dans la forêt de Montdidier.

– Non loin de la fontaine ?

– À vingt pas.

– Et ce chêne ?

– J’y ai fait une croix…

– Merci !… généreux enfant,merci !… Je ne sais quel espoir s’est emparé de moi tout àcoup ; grâce à toi, je recouvrerai tout : honneur,considération, fortune… et mon nom, le nom de mes ancêtres !…Mais ces papiers ?

– Elle n’a pas achevé ses aveux… La morta arrêté son dernier mot sur ses lèvres. Cependant j’ai unsoupçon.

– Lequel ?

– Je vous le dirai.

– Où ?

– Au pied du chêne… dans la forêt deMontdidier !

M. Saint-Émilion m’entraîna dans lacabine où se tenait sa femme.

– Embrasse cet enfant, Fanny,embrasse-le, car de ce jour il m’appartient. Son avenir sera monouvrage comme mon bonheur sera le sien.

Et il me pria de raconter à madameSaint-Émilion tous les détails de ma vie aventureuse.

Trois semaines après nous débarquions àBrest.

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