Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE PREMIER

 

La maison de mon père. – Portraitde ma mère. – Le coin du feu. – Je prends du goût pour lesaventures. – Mon cousin Labiche.

 

Mon père était un vieux soldat de l’empire,auquel il devait le grade de maréchal-des-logis dans les dragons etsept ou huit bons coups de sabre, dont le mieux appliqué luitraversait la figure du nord-est au sud-ouest. Cette immensebalafre nuisait étrangement à l’aspect de bonté que, sans elle, levisage de mon père eût nécessairement présenté ; et elle luidonnait l’air si dur et si rébarbatif, que je ne puis y penserencore sans me sentir saisi de ce tremblement involontaire qui meprenait toujours quand il me regardait entre deux yeux. Cependant,c’était bien le meilleur homme que la terre eût porté ; et mamère ne cessait de me répéter que, pour le bon cœur, on netrouverait pas son pareil de Bordeaux à Pékin.

C’était, comme il s’appelait lui-même, unbrigand de la Loire. Il avait été licencié en 1815, et ses voisinsl’avaient vu, après les Cent-Jours, rentrer sombre et soucieux dansla petite maison que lui avait laissée un de ses oncles, il y avaitdéjà trois ou quatre ans. Cette maison, il ne la quitta plus :c’est là que je suis né, là que je fus élevé, là que moururent monpère et ma mère. Il me semble que je la vois encore, et je l’aitant de fois parcourue, que l’on pourrait m’y mener les yeux bandéssans craindre que je m’égarasse dans les chambres qui la composent.C’était une petite maison faisant partie d’une ferme, avec portecharretière sur la route qui conduit d’Envermen à Dieppe, courgarnie de volaille, mare bourbeuse au milieu pour l’ébattementparticulier des canards. De grands peupliers, s’élevant devant lamaison, procuraient la fraîcheur au logis, et un saule dressait sesbranches flexibles au milieu de la cour. Quant à la maison, elle nepossédait qu’un étage, et, quoique peu luxueuse, donnait à chaquepassant l’envie de s’y reposer.

Il est vrai de dire que ma mère l’entretenaitavec un soin digne de tous éloges. C’est que c’était une excellenteménagère que ma mère ! Elle était toujours la première levéedans la maison ; et il fallait voir avec quelle exactitudeelle me faisait sauter à bas du lit, chaque matin, à six heuresprécises, malgré mes grimaces et mes contorsions.

« Allons ! allons !criait-elle, en me secouant par le bras, pas deparesse ! »

Malheureusement, j’en avais une assez fortedose ! mais il n’y avait pas moyen de résister à ma mère. Elleétait Picarde, par conséquent passablement entêtée ; et, quandelle voulait une chose, elle la voulait bien : ce qui nel’empêchait pas de vivre en parfaite intelligence avec mon père,lequel avait pris le sage parti de lui céder en tout.

« Que voulez-vous, disait-il souvent,j’ai fait assez longtemps la guerre pour avoir la paix dans monménage. »

Ma mère avait dû être fort belle autrefois.Elle avait un nez aquilin appointi par l’âge ; avant d’êtreprofondément encavés, ses yeux devaient être à fleur de tête, et jeme suis laissé dire que, avant d’avoir les cheveux gris, elle lesavait eus du plus beau blond ; enfin ses dents étaient jadismagnifiques, à en juger par celle qui lui restait. Il est bon defaire savoir ici que ma mère était de dix bonnes années plus âgéeque mon père, ce qui ne l’empêchait pas d’être alerte, vive,entendue et laborieuse. Dans tout le pays on la réputait femme detête ; par exemple, de même qu’elle était la première levéedans la maison, c’était elle aussi dont les yeux se fermaient lespremiers. Elle avait à peine avalé sa dernière bouchée, qu’elleroulait son grand fauteuil devant notre vaste cheminée, et que là,les pieds sur les chenets, elle se laissait aller au sommeil qui latourmentait dès avant le dessert. Je dis dessert, car, quoiquesimples fermiers, nous ne faisions jamais un repas sans nous donnercette jouissance de citadins. Ma mère donc s’étendait dans sonfauteuil, pendant que mon père se promenait chaque soir dans lacour en fumant sa pipe. Ma charge à moi durant ce temps étaitd’attiser le feu, d’y jeter du sarment, et j’étais souvent aidédans cette occupation par mon cousin Labiche, qui ne manquaitjamais un soir de venir, attiré qu’il était par les lectures quenous faisions au coin du feu.

Oh ! le coin du feu ! c’était monardent désir depuis six heures du matin que j’avais quitté mon lit.J’y pensais tout en travaillant aux champs, à côté de mamère ; j’y pensais en mangeant ; je crois même que si jen’avais pas dormi d’un si vigoureux sommeil, j’y aurais pensé endormant. C’est que c’était un plaisir bien grand ! Quand monpère avait fini sa pipe, il ne manquait jamais d’envoyer ma mère secoucher ; du reste elle ne demandait pas mieux, et il medisait :

« Claude, prends un livre, mon garçon, etlis-moi quelque chose. »

Or, la bibliothèque de mon père ne secomposait guère que de huit ou dix volumes : les Victoireset Conquêtes et Mathieu Lœnsberg, les deux livresqu’il estimait le plus ; puis Gil Blas, Don Quichotteet les Aventures de Robinson Crusoé, les trois ouvragesque j’aimais le mieux. Alors la lecture commençait, et c’était pourmon cousin Labiche et pour moi une source de jouissances toujoursnouvelles ; car, quant à mon père, il ne tardait pas à ronflercomme l’orgue de la paroisse. Livrés à nous-mêmes, mon cousinLabiche et moi, nous dévorions les volumes ; Gil Blaset Robinson nous intéressaient au-delà de touteexpression.

« Oh ! si nous pouvions aussi avoirdes aventures ! » disions-nous tous deux.

Mon cousin Labiche préférait GilBlas ; il eût volontiers consenti à passer par les mêmesépreuves, en en exceptant toutefois la rencontre avec les voleurs,qui le faisait frissonner. Mais il n’aimait pas Robinson,et il tremblait rien qu’à l’idée d’éprouver un sort pareil au sien,parce que, disait-il, Robinson avait dû rester bien des fois sansmanger. C’était là le nec plus ultra du malheur, au direde mon cousin Labiche, intrépide mangeur, comme le lecteur pourraen juger par la suite.

Cependant, ces lectures me portaient aucerveau ; je ne rêvais plus qu’aventures, que naufrages, querencontres de brigands. Dans mes jours de repos et de promenade, jem’égarais dans la campagne, cherchant un lieu isolé ; là je mefigurais être dans une île déserte, privé de nourriture, et obligéde fournir à mes besoins. Je laissais mon estomac pâtir pour donnerplus de vérité à la position, et je ne feignais de découvrir unenourriture quelconque que lorsque la faim me forçait à tirer de mapoche un morceau de pain que j’avais apporté et que je dévoraisalors à belles dents.

Ce genre de récréation était fort peu du goûtde mon cousin Labiche. Sans doute il aimait beaucoup lesaventures ; mais quand il avait faim, il aimait encore mieuxla table. Aussi ne venait-il jamais partager mes excursionsrobinsoniennes. C’était un bien drôle de corps que moncousin Labiche. Il n’était plus âgé que moi que de deux ansseulement, et on l’eût cru mon aîné de cinq bonnes années au moins.Il paraissait avoir environ dix-huit ans, mais il n’en avaitréellement que quatorze ; et, en raison inverse, j’avais douzeans et j’en paraissais à peine dix, surtout auprès de lui. Qu’on sefigure un grand corps maigre, entré dans une culotte courte, carses parents, afin d’éviter l’achat de costumes à son usage, luifaisaient user la garde-robe d’un grand-père mort à Dieppe, dans lamagistrature (il était huissier). Qu’on se figure donc monlong cousin fourré dans une culotte vert-pomme, avec des baschinés, un grand gilet de perse, et un immense habit cannelle. Ilne lui eût plus manqué que la canne à corbin et les ailes depigeon, pour achever la caricature. Qu’on joigne à cela uncaractère tellement craintif que le plus petit enfant du villagel’eût effrayé, et un appétit tellement formidable que la plusgrosse galette de pâte ferme ne lui eût pas fait peur. Son appétit,comme on le voit, était plus courageux que son caractère.

Voilà trait pour trait le portrait de moncousin Labiche ; on verra plus tard comment il se décida àsuivre la carrière des Gil Blas et desRobinson.

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