Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XIX

 

Continuation du tour de France. –Notre troupe s’augmente. – La petite Bédouine. – Je renonce auvernis. – Mon élévation. – Comment la petite Bédouine passa enFrance sur un sac de troupier. – D’une grande représentation quenous donnâmes à Carpentras, et de ce qui s’ensuivit.

 

La Bohémienne charmait mes ennuis par seshistoires durant les longues nuits de voyage, pendant lesquelles ilm’était presque impossible de dormir, tant était dur le roulementde la voiture.

Très satisfaite de l’attention que je portaisà ses récits, la Bohémienne me prenait de plus en plus en affectionchaque jour ; et je dois dire que son intercession m’épargnasouvent de rudes corrections. Cependant notre tour de Francecontinuait et mes succès allaient leur train. Dans les grandesvilles, où l’on est plus connaisseur, je manquais généralement moneffet ; car, après tout, sauf quelques petits tours quem’avait appris le Cavalier, tout mon talent se bornait àfaire la roue, et véritablement ce n’était pas la peine depayer cinquante centimes, taux des grandes cités, pour voir ungamin barbouillé qui fait la roue. Mais, dans les villages, je mevengeais du dédain des chefs-lieux d’arrondissement par des succèsprodigieux ; on allait quelquefois jusqu’aux trépignements.Quoi qu’il en soit, j’avais la figure couverte de boutons, grâce auvernis dont je m’enduisais ; et je commençais à craindreréellement une maladie de peau. Ces appréhensions ne contribuèrentpas peu à me faire prendre en haine mon métier de Bédouin ; etpuis, le dirai-je ? je me sentais pris depuis quelque tempsd’une étrange ambition : je jalousais les Jumeaux, etmon désir secret était d’arriver à être pitre.

– Parler au public ? me disais-je,au lieu de lui faire des gambades ridicules… exciter les rires… cedoit être bien amusant !

J’en avais dit quelques mots auCavalier qui m’aimait assez ; et il m’avait promisd’en parler au signor Bambochini. Il le fit en effet ; mais,quelques instants après, il revint en me disant qu’il n’y fallaitpas penser tant qu’il n’y aurait pas un autre nègre pour meremplacer. Cette réponse très décourageante me suggéra une idéeassez bizarre. Je voulais décidément renoncer au vernis, et jem’imaginai de me mettre en quête d’un nègre. Malheureusement mesrecherches furent inutiles pendant longtemps. Je ne passais jamaisdans une ville sans regarder de tous mes yeux, espérant découvrirl’objet de mes désirs les plus ardents.

– Un nègre ! m’écriais-jequelquefois ; comment, je ne trouverais pas unnègre !

Comme nous traversions Toulouse, un jour,j’aperçus quelque chose de noir qui dansait sur la place ;sans prendre le temps de faire arrêter la voiture, je me précipitaipar la portière, au risque de me briser les os. Je courus audanseur… c’était un nègre de mon espèce… faux teint ! Je m’yconnaissais trop pour m’y tromper. Il paraît que la ruse était trèsrépandue parmi les saltimbanques. Ce ne fut qu’à Montpellier que jefis la rencontre d’une petite Africaine d’une douzaine d’années.Elle était dans une rue pleurant et paraissant attendre que quelquepassant la prît en pitié ; je m’approchai d’elle, et luioffris d’entrer dans notre troupe. Je craignais que le mot desaltimbanque ne l’effrayât ; mais elle avait déjà fait cemétier, et, d’après ce qu’elle me dit à la hâte, je vis qu’elleétait bien autrement forte que moi. Je m’empressai donc de laprendre par la main, et, l’entraînant avec moi, je la menai jusqu’àl’hôtellerie où nous étions descendus ; car, ne comptant pasdonner de représentations dans la ville, le signor Bambochini avaitconsenti à ce qu’on s’arrêtât à Montpellier. J’étais on ne peutplus fier de ma trouvaille. La petite négresse fut accueillie avecempressement, après qu’elle eut donné un petit aperçu de sestalents ; elle jonglait à ravir, faisait le cerveau,– c’est-à-dire qu’elle touchait avec sa tête à ses pieds en serenversant en arrière, – et tant d’autres choses qui charmèrenttellement le signor Bambochini qu’il faillit me sauter au cou, etque, dans sa joie, il décida séance tenante que désormais leBédouin serait remplacé par une Bédouine. Puis il me promut àl’instant même au grade de pitre, en me donnant l’autorisation deme débarbouiller et de renoncer au vernis pour toujours. J’étais aucomble de mes vœux ; et, quelques jours après, je fis mesdébuts comme paillasse avec assez d’agrément pour faire enrager lesJumeaux. Le tambour Pierre Michu, daigna me faire descompliments ; et la Bohémienne m’embrassa sur les deux joues,au risque d’enlever son jaune, en me disant que mon avenir étaitfait et que j’étais lancé.

Nous formions pour ainsi dire deux camps dansla troupe : tous les hommes d’un côté, à l’exception duCavalier qui était neutre ; de l’autre, la Bohémienneet moi. La Bédouine fut des nôtres dès le premier jour ; elleparlait parfaitement le français ce qui lui permit de nousapprendre comment elle était venue en France. Après la défaited’une tribu d’Arabes, elle avait été trouvée par les Français dansun gourbi abandonné. La pauvre petite, n’ayant été réclamée parpersonne malgré les démarches qui furent faites à cet effet, avaitété adoptée par un sergent du 47e qui avait son congé.Le sergent l’avait emportée sur son sac jusqu’à Bône, où il s’étaitembarqué. Et c’est ainsi que toujours à cheval sur le sac dutroupier, elle était venue en France, déjà depuis six ou sept ans.Mais, hélas ! à peine débarqué, le sergent avait fait unechute dont il ne s’était pas relevé ; et il était mort,laissant la pauvre petite sans secours et sans appui. Elle avaitenviron six ans alors. Des saltimbanques, la voyant errer sur uneplace, la recueillirent et lui firent son éducation. Bref, le jouroù je l’avais rencontrée, elle était descendue de la voiture, sansêtre vue, pour satisfaire un caprice d’enfant, et espérant larattraper ; mais elle n’avait pu la rejoindre. Et voilàpourquoi j’avais trouvé celle qui devait me remplacer pleurant àchaudes larmes dans les rues de Montpellier.

Nous avancions toujours ; et unereprésentation ne se passait pas sans que je ne secondasse lesJumeaux.

Tout à coup le signor Bambochini nous dit unbeau matin que, avec l’autorisation de M. le maire,il allait donner à Carpentras une grande représentation. En effet,à peine arrivés dans la ville, nous dressâmes une baraque plusgrande qu’à l’ordinaire. Et, après deux jours que nous passâmes enpréparatifs, les habitants accoururent en foule au son du tambourde Michu, qui, avec ses baguettes d’honneur, faisait unboniment qui eût excité la jalousie du tambour-maître dela 32e, le plus joli soldat de l’armée française ycompris sa Majesté Napoléon lui-même.

Il est bon de dire en passant, que leboniment est le moyen par lequel les saltimbanquesannoncent qu’une représentation va commencer.

Le Cavalier était à son poste aumilieu de la foule. Un des Jumeaux, affublé d’une longuebarbe et d’une robe non moins longue, la tête coiffée d’un bonnetcarré, était chargé, ainsi que moi dont la figure était couverted’un masque plaisant, des bagatelles de la porte. Nous amusions denos lazzi le public, auquel nous donnions par là un avant-goût desplaisirs qui l’attendaient à l’intérieur. La Bohémienne, une plumeen tête et sa boîte à drogues ouverte devant elle, annonçait detemps en temps ses onguents, sur lesquels la Gingeole et moi nousexercions notre faconde. Déjà le signor Bambochini engageait lepublic à ne pas s’arrêter aux bagatelles de la porte, et leCavalier poussait la foule pour la faire entrer, quand lagendarmerie du département vint interrompre nos ébats en mettant lamain sur le collet du Cavalier, lequel avait ce jour-làpoussé son esprit d’ordre jusque sur les montres des habitants deCarpentras. L’autorité, jalouse de lui prouver qu’elle n’était pasmoins soigneuse que lui, se promettait de le serrer dansla prison de la ville. L’arrestation du Cavalier fut lesignal d’un sauve-qui-peut général. Le signor Bambochinifut pris au moment où il sauvait la caisse ; Michu,abandonnant son instrument, mais emportant ses baguettes d’honneur,décampa au pas de charge sans s’inquiéter des autres. Des deuxjumeaux celui qui avait la longue robe, s’étant embarrassé lesjambes dans son vêtement et étant tombé dans sa fuite, futarrêté ; l’autre s’évada : enfin, la Bohémienne, laBédouine et moi, nous gagnâmes la campagne sans regarder derrièrenous.

Et c’est ainsi que fut disséminée la célèbretroupe de l’illustre signor Bambochini, de laquelle j’avais faitpartie pendant neuf mois et cinq jours.

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