Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE VII

 

Les suites d’une gourmandise. –Mon cousin tire la langue. – Une rencontre sur la route. –Proposition de traité. – Nous acceptons. – Nous entrons chez unbarbier gascon.

 

Le lendemain du jour où nous avions fait notresplendide repas dans les rues de Caen, mon cousin Labiche seréveilla sur une meule de foin, où nous avions passé la nuit, en medisant qu’il avait rêvé lion, et que c’était un signe certain qu’ilmangerait d’excellentes choses ce jour-là.

– Je ne sais pas si tu mangerasd’excellentes choses, lui dis-je avec humeur ; mais ce que jepuis t’affirmer, c’est que nous n’avons plus le sou.

– Bah ! reprit-il avec ce sang-froidqui me surprenait toujours, nous avons déjà été dans cetteposition-là… et nous en sommes sortis…

– Au fait ! tu as raison,m’écriai-je ; passe-moi ton paquet, que je visite encore lesgilets du grand-père.

Cette fois il sortit un peu de son apathie, etil m’aida à passer en revue toutes les poches de la garde-robepaternelle. Mais, hélas ! elles furent aussi insensibles ànotre misère que les pierres du chemin, et ne nous offrirent mêmepas la moindre pièce de dix sous. Nos traits qui exprimaientl’espérance quand nous commençâmes notre perquisition, prirent peuà peu une teinte sombre, à mesure que cet espoir diminuait ;et, quand nous eûmes acquis l’affreuse certitude que pour le coupnous étions tout à fait réduits au dénûment, nous nous trouvâmesdans les plus heureuses dispositions pour nous disputer. C’est cequi ne manqua pas d’arriver.

– C’est ta faute, aussi ! dis-je àmon cousin ;… avec ton idée de te payer pour seize francsdix-neuf sous de gâteaux…

– Écoute donc… il y avait longtemps quej’en avais envie.

– Ce n’était pas une raison pour acheterune boutique entière… Grâce à ta gourmandise nous jeûneronsaujourd’hui… car les trois francs qui te restaient ont passé audîner d’hier… Maudit gourmand !

– Ah ! bien, je te trouvedélicieux ! reprit mon cousin Labiche : tu m’appellesgourmand, et tu en as mangé ta part…

– Dame ! écoute donc… la sottiseétait faite… il fallait bien l’avaler… Et puis, d’ailleurs, tu enas englouti plus que moi.

– Oh ! si on peut dire !

– Enfin, veux-tu que je te dise ?…il me semble t’avoir vu, en nous endormant hier soir, tirer ungâteau de ta poche et le manger en te cachant.

– Par exemple ! fit mon cousin,évidemment embarrassé et s’efforçant de changer laconversation.

Mais son embarras même me prouva que j’avaisdeviné juste. Il avait caché quelques-uns des gâteaux, au moment oùil les avait achetés. Cette nouvelle preuve de son égoïsme merévolta ; et je voulus me venger au moins en jouissant de sonembarras.

– À propos, dis-je tout à coup, nousavons fouillé tous les habits, excepté ceux que tu portes. S’ilallait y avoir de l’argent dans tes poches ?…

– C’est impossible… il n’y en a pas,répondit-il vivement.

– Donne, je vais chercher, repris-je.

Mais mon cousin Labiche à cette proposition,se leva vivement.

– Ah ! ah ! c’est ennuyeux,dit-il ; allons nous promener un peu.

Je me promis de l’observer, ne fût-ce que pourl’empêcher de jouir des trésors de sa cachette, puis je parlaid’autre chose.

– Ah çà ! qu’allons-nousfaire ? lui demandai-je.

– Tiens, j’ai pensé à une chose cettenuit, me répondit-il.

Je le regardai avec stupéfaction : ilavait pensé à quelque chose !… Il remarqua mon étonnement.

– Oui, continua-t-il, il faut que nousallions en Bretagne… Le frère de mon père est curé dans cepays-là ;… allons le voir… il nous recevra bien… Il paraît quetous les Bretons l’aiment beaucoup et lui donnent de bons morceaux…On doit joliment manger chez lui… À propos de cela, ajouta-t-il, jedéjeûnerais bien.

– Moi aussi, fis-je avec intention.

Nous avions formé le projet d’entrer auprochain village, dans l’espérance d’y trouver quelque chose àfaire qui nous procurât la nourriture de la journée. Tout en nousdirigeant vers ce but, nous marchâmes silencieusement côte à côte,et je ne cessai d’avoir les yeux sur mon cousin, qui paraissaitcontrarié de mon insistance. Il me regardait en dessous etcherchait à porter la main à sa poche.

– Ah ! je suis fatigué, dit-il toutà coup ; va devant un peu… je te rejoindrai.

– Je ne te quitte pas, répondis-jemalicieusement ; je suis fatigué aussi.

Il s’assit de fort mauvaise grâce, et je meplaçai à ses côtés. Bientôt il se leva et se mit à marcher à grandspas, espérant que je ne pourrais pas le suivre ; mais grâceaux efforts que je fis, son espoir fut déjoué. Exténué de chaleurpar la marche forcée qu’il avait faite, mon cousin Labiche tira sonmouchoir, et dans ce mouvement un gâteau tomba à terre.

– Ah ! lui dis-je… tu n’en cachaispas !…

– C’en est un qui sera resté dans lemouchoir, fit-il vivement en rougissant, je ne comprends pascomment cela se fait…

Mais, sans lui laisser le temps de se mettreen garde contre une attaque aussi imprévue, je sautai sur sa poche,et j’en tirai un chaos de pâtisseries formidable. Mon cousin, endormant, s’était étendu sur la basque de son habit dans la craintequ’on ne le volât ; et il avait singulièrement arrangé lapâtisserie. Il fut un instant confondu, ce qui me laissa le tempsde prendre ma part de cette macédoine ; après quoi je la luirendis, et il la fit disparaître en deux coups de dents.

Nos démarches auprès des villageois furentparfaitement inutiles. Il y eut même quelques-uns d’entre eux quinous reçurent fort mal, en nous traitant de vagabonds ; et,vers le soir, nous retournâmes à notre meule, découragés et portantbas l’oreille. Mon cousin Labiche faisait une piteusegrimace ; après avoir répété au moins mille fois :« J’ai faim… je mangerais bien quelque chose, »reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il avait fini par serésigner, mais de la plus mauvaise grâce du monde ; et il luieût été impossible de dissimuler son découragement. Nous nousétendîmes sur notre foin sans souper ; et ce ne fut pas sanspeine que nous parvînmes enfin à nous endormir, car le sommeil estennemi des estomacs vides.

Le lendemain et le surlendemain, même manège.Nous parcourions les villages voisins, demandant qu’on nousemployât ; mais partout nous essuyions les mêmes refusinjurieux, et chaque soir nous revenions à notre meule, le ventrevide et le cœur déchiré. Mon pauvre cousin Labiche faisaitpitié ; il avait vainement secoué tous les pommiers, larécolte était faite ; il avait grappillé dans toutes lesvignes, mais les grives et les oiseaux pillards avaient passé parlà. Qu’on juge de son abattement à lui, qui, depuis trois jours,n’avait mangé que la moitié d’un pain de quatre livres que jem’étais procuré grâce à une petite épargne prudente, et que j’avaiseu soin de diviser en portions égales ! Ce n’était pas lequart de ce qu’il fallait à mon pauvre cousin ; aussilaissait-il pendre ses jambes, tomber ses bras et refusait-il defaire un pas.

Nous étions dans ce triste état quand nousfîmes la connaissance d’un barbier, qui probablement fatigué, vints’asseoir auprès de nous sur le bord de la route. Il ne fut paslongtemps sans remarquer notre tristesse.

– Eh ! qué que vous avez donc ?dit-il en gasconnant on ne peut mieux.

– Ma foi ! nous n’avons rien,répondis-je résolument, et voilà ce dont nous nous plaignons. Nousavons cherché à travailler ; on nous repousse partout en nousappelant vagabonds.

– Eh ! donc… né lé seriez-vous pasun peu ?

– Non, vraiment, Monsieur, m’écriai-je.Et je me hâtai de lui conter notre histoire sans lui rien cacher…si ce n’est le furieux appétit de mon cousin Labiche ; car, jene sais pourquoi, j’espérais quelque chose de cet homme et jecraignais que cette circonstance ne l’indisposât. Quand j’eus fini,le Gascon, me prenant par l’oreille :

– Eh ! donc… l’ami, dit-il, c’est cégrand escogriffé qui est ton cousin ?

– Mon cousin Labiche, oui, Monsieur.

– Eh bien ! mes pichouns, bénissezlé hasard qui m’a jeté sur votre routé… Jé veux vous êtreutile ; et jé vous prends chez moi… Jé suis barbier… et, voyezl’avantage… jé ferais votre apprentissage à tous les deux… Commé jévous veux du bien… jé né vous prendrai rien pour cela… seulémentnous férons un petit papier par lequel nous nous engageronsmutuellement à né pas nous séparer de huit ans… pendant lesquels,jé vous garderai aux mêmes appointements… c’est-à-dire que vous némé payerez pas… Eh ! donc !…

Sans doute il était désagréable de s’engagerpour huit ans, mais cela valait mieux encore que de mourir defaim ; aussi nous hâtâmes-nous d’accepter, mon cousin Labicheet moi. Le barbier fit claquer ses doigts, en se levant d’un airsatisfait, et il nous emmena avec lui. Chemin faisant, mon cousinLabiche faillit tout gâter.

– Et les repas ! s’écria-t-il, vousn’en avez pas parlé.

Le barbier le regarda de travers.

– Les repas ! repris-je vivement,les repas ! tu verras bien à quelle heure ils sont.

Nous venions d’arriver au village, et de loinle barbier nous montra un tableau qui s’avançait sur la rue etreprésentait un pot de fleurs grossièrement peint.

– À l’Oreillé-d’ours !s’écria le barbier ; ça sé voit dé loin. Cornésac,barbier, vétérinaire et épicier, le tout au plus justéprix.

À ce moment, nous étions devant la boutique ouplutôt les boutiques, car il y en avait deux ; et ce ne futpas sans surprise que je lus les mille inscriptions appliquées auxcarreaux et ayant toutes trait à l’un des trois métiers de notrenouveau maître. En voici quelques-unes ; Ici, on rasegrâtis demain. – Coupe de cheveux à trois sous avec frisure. – Ici,on tond les chiens, on les saigne, ainsi que les chats et tous lesautres animaux du pays. – Épiceries, clouteries, herboristerie enGROS et en détail, – poudre pour les dents, – médecinepour les chiens ; on prend les animaux en pension et desélèves pour la coiffure.

Malgré ma triste position, je ris de bon cœuren lisant ces inscriptions ; mais je fus arraché à monhilarité par la voix de mon patron, qui m’appela dans la boutique,dont je me propose de donner un aperçu dans le chapitresuivant.

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