Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XXV

 

Le tailleur en vieux. – Mon cousinLabiche sent l’eau lui venir à la bouche. – Désappointement. – Jem’embarque.

 

Saint-Brieuc était le but de notre voyage qui,grâce à l’argent que j’avais en poche, ne fut ni long ni fatigant.De Saint-Brieuc, nous devions gagner Ploeuc, lieu de la résidencede notre oncle le curé, et qui n’était éloigné que de quatrelieues. Avant de nous mettre en route pour cette dernièredestination, mon cousin fit une observation assez sensée :c’est que notre costume fort endommagé pourrait nuire à lagracieuseté de l’accueil que nous ferait l’oncle. Je tombaid’accord de cela, et nous convînmes qu’il fallait nous habiller àneuf. À cet effet, nous cherchâmes dans la ville quelque tailleurde peu d’apparence qui pût nous satisfaire à bon marché. Après unelongue recherche, nous en aperçûmes un qui paraissait fortmisérable, car il travaillait sur de la paille, devant saporte.

– Voilà notre affaire ! dis-je à moncousin.

Et nous nous avançâmes vers le tailleur, quiouvrit de grands yeux sous ses lunettes quand nous lui fîmes notredemande.

– Des habits neufs ! répondit-il,mais je n’en ai pas… je n’en ai jamais eu… Tenez, mes petitsmessieurs, si vous savez lire, regardez mon enseigne :Kersoël, tailleur en vieux.

– Qu’importe ? repris-je, il y aquelquefois dans le vieux de fort belles choses.

Cette parole parut le flatter énormément.

– Ah ! ah ! vous êtesconnaisseurs, mes petits amis ; tenez… j’ai là deux superbescostumes bretons… ils me viennent de deux braves gens qui sontmorts lors de l’incendie de la maison d’un curé dans lesenvirons.

Et, tout en nous donnant ces détails, il nousmontra les costumes dont la vue nous empêcha de faire attention auxderniers mots : incendie de la maison d’un curé dans lesenvirons. Les costumes avaient appartenu au père et au fils,morts tous deux victimes de leur dévouement. Ils nous allaient àpeu près, grâce à la grande taille de mon cousin qui s’arrangea decelui du père. Cependant je n’aimais pas le costume breton ;mon cousin me décida d’un mot.

– Mon oncle adore les Bretons… notrecostume le flattera.

Je ne répliquai pas et bientôt nous fûmesrevêtus de ces maudits costumes qui nous coûtèrent à eux deux unevingtaine de francs, et qui faillirent nous coûter la vie. Labicheavait l’air on ne peut plus plaisant sous son accoutrement ;les jeûnes et la vie errante avaient brûlé son teint et creusé sesjoues. Ses cheveux fort longs tombaient sur ses épaules, mais sisales et dans un tel désordre, qu’ils vieillissaient encore debeaucoup mon cousin, lequel eût pu dans cet équipage passer pour unhomme d’un âge mûr. Nous partîmes fièrement ; et mon cousin medit pendant que nous marchions vers Ploeuc :

– Claude, l’eau me vient à la bouchequand je pense au régal que le bon oncle va nous faire à notrearrivée.

Je n’étais pas aussi sûr que mon cousin d’unbon accueil ; mais j’étais encore loin de prévoir celui quinous attendait à Ploeuc. Avant d’entrer dans le village, jeproposai à Labiche de manger un morceau, mais, à ma grandesurprise, il me refusa, prétendant qu’il gardait tous ses moyenspour faire honneur à la table du curé. Nous entrâmes donc auvillage ; mais à peine eûmes-nous fait quelques pas que nousnous vîmes l’objet d’une curiosité sans égale. Les femmes semettaient sur leur porte et causaient entre elles d’un air effaré,en nous montrant du doigt. Sur la place, notre vue produisit encoreplus d’effet.

– C’est Kersie et son gars, disait l’uneen faisant le signe de la croix… le Seigneur Dieu nousprotège !

– C’est tout eux, disait une autre ;ils ne se ressemblent plus tout à fait, mais on retrouve encoreleurs traits.

– Ce sont des revenants, reprit unetroisième ; mais M. le curé n’est pas avec eux.

– C’est qu’il est au paradis, le dignehomme, et que les Kersie n’y ont pas été admis ;… ilsreviennent de l’enfer, c’est sûr !

L’effroi se répandit dans tout le village.Bientôt les cris : Au revenant ! aurevenant ! se firent entendre. Nous voulûmes demander àune femme le chemin de la cure ; elle tomba à la renverse depeur… Ce fut le signal d’une véritable insurrection ; tous lespaysans s’armèrent de bâtons ; et on allait frapper sur lesrevenants, c’est-à-dire sur mon cousin et sur moi, quand fortheureusement une voix normande se fit entendre.

– Arrêtai, non d’un p’tit bonhomme !ch’est men beau-frère et men cousin.

Nous levâmes les yeux, et nous reconnûmes, ànotre grande joie, un des deux fermiers qui avaient épousé mescousines.

– Diable m’emporte si j’t’aurionsr’cônnu ! dit-il, en nous emmenant tous deux pour noussoustraire à la tempête populaire que notre emplette chez le vieuxtailleur avait si mal à propos excitée. Les habits que nous avionsachetés étaient ceux de deux paysans bretons, morts à Ploeucmême.

Le beau-frère de Labiche nous apprit qu’ilétait en Bretagne pour recueillir l’héritage de l’oncle, le curé,qui avait péri dans les flammes ainsi que les deux paysans quiavaient tenté de le sauver. Sa maison était brûlée, mais il luirestait du bien, et le fermier était venu pour arranger lesaffaires. Qu’on juge de notre désappointement ! Cependant lebeau-frère de Labiche lui promit de l’emmener avec lui et de leréconcilier avec son père. Je m’informai de mes parents ;j’eus la joie d’apprendre qu’ils se portaient bien, mais ledéplaisir en même temps d’acquérir la certitude que mon père ne merecevrait pas, à moins qu’il n’eût appris que j’avais embrassé unecarrière honorable. Cette dernière partie du discours de mon cousinme décida à mettre à exécution un projet que j’avais formé depuisquelque temps.

– Dites à mon père que je me suis faitmarin ! m’écriai-je.

Après avoir dit adieu à mes deux cousins, jepartis pour Brest, où je m’embarquai.

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