Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE X

 

Frayeur de mon cousin Labiche. –Nous quittons la boutique du barbier. – Le fromage de Gruyère. – Laboutique du rôtisseur. – Comment je perds mon cousinLabiche.

 

Dès que nous fûmes seuls dans la boutique dubarbier, je me mis à rire ; car, grâce à la conversation quej’avais entendue le soir même, il m’avait été facile de comprendreque le conte dont venait de nous régaler maître Cornesac n’avaitété fait que dans le but de nous effrayer, et de nous engager àprendre la fuite. Quant à mon pauvre cousin qui n’était nullementprévenu, il était dans un état de frayeur difficile àdécrire : il portait des yeux hagards vers la porte parlaquelle le barbier venait de disparaître. Enfin, quand il fut sûrque celui-ci était bien réellement parti :

– Monstre !… assassin !…dit-il, en tremblant de tous ses membres… Il prendra tout ce quilui tombera sous la main !… Je suis sûr que ce serait moi… sije restais ici ; mais je n’y resterai pas… mon paquet serabientôt fait…

D’un mot je pouvais rassurer mon cousinLabiche ; mais d’abord, c’était son funeste appétit qui nousremettait encore une fois sur le pavé, – et il n’était pas homme àle vaincre. – Et puis, je commençais réellement à me dégoûter de manouvelle condition. Je ne fis donc aucune observation quand moncousin Labiche reprit, avec une énergie dont je ne le croyais passusceptible :

– Non, je ne resterai pas ici… j’aimeraismieux aller garder les chèvres en Bretagne… chez mon oncle… Aumoins, avec ces bêtes-là… on n’a rien à craindre… et on fait debons fromages… Je veux partir… je veux partir tout de suite.

– Eh bien ! qui t’en empêche ?répondis-je, m’amusant un peu de sa terreur.

– Mais… mais… toi ? demanda-t-ilavec embarras. Car il s’était habitué à m’avoir auprès de lui, etl’idée de se trouver seul parut tout à coup réprimer son ardeur defuite.

– Moi, je reste ! fis-je, pour letourmenter.

– Ah !… reprit-il, ah !… turestes ?

Rien n’était comique comme sonindécision ; d’un côté sa frayeur à l’idée seule de se voir enrapport avec le rasoir fatal du barbier, de l’autre la perspectivede s’en aller sans moi, le jetaient dans un extrême embarras. Et ceque je remarquai dans tout cela, c’est qu’au milieu des pensées quil’occupaient, il n’y en avait pas une qui ne fût de l’égoïsme. S’ilme voyait avec peine rester chez le barbier, s’il me sollicitait defuir avec lui, ce n’était pas que la crainte de me voir exposé à undanger quelconque le préoccupât en rien. Il n’y songeait même pas.Il avait peur seulement de se trouver obligé de penser pourlui-même, fatigue à laquelle il n’était pas habitué.

Je le rassurai cependant.

– Je pars avec toi ! lui dis-je.

Si je n’avais tellement connu son caractère,j’aurais pu me sentir ému de la joie qu’il éprouva à cettenouvelle ; mais je savais à quoi m’en tenir. Aussi, pendantqu’il faisait nos paquets, – car il s’était chargé de tout, –formais-je le dessein de me séparer de lui à la première occasion.Il m’était désormais prouvé qu’il serait toujours et partout unecause d’expulsion pour moi.

Ce fut plein de ces idées que j’ouvrisdoucement la porte de la boutique du barbier, et que, après avoirpris mon paquet des mains de Labiche, je sortis en sa compagnie. Lebarbier nous guettait probablement ; car nous n’avions pasfait quatre pas, que nous entendîmes refermer la porte à doubletour. Nous fûmes bientôt hors du village. Tout en marchant, je mesentais poursuivi par une odeur de fromage de Gruyère qui ne mequittait pas ; et il me semblait que mon paquet était pluslourd que de coutume. Je fis part de ces observations à mon cousin,qui se contenta de sourire sans me répondre.

– Ah çà ! qu’allons-nousdevenir ? lui dis-je, car, grâce à ton féroce appétit, nousvoilà encore privés de l’abri que la Providence nous avaitassuré…

– Ma foi ! je n’en sais rien, merépondit-il, j’ai envie d’être domestique chez quelque personneriche, qui ait une bonne table… Je lui ferai ses commissions lematin, et je passerai le reste de la journée à la cuisine.

– Toujours !… tu ne penses jamaisqu’à cela, m’écriai-je, véritablement révolté d’une pareillegourmandise. Tout à coup je m’arrêtai : – C’est étonnant commeça sent le fromage de Gruyère !

– Bah ! c’est une idée, reprit moncousin Labiche ; marchons, cela se dissipera…

Nous reprîmes notre marche, mais bientôt,m’arrêtant de nouveau :

– Je n’irai pas plus loin, m’écriai-je,cette odeur me poursuit encore… on dirait que je la porte surmoi.

Et, m’asseyant à terre, je me mis en devoir dedénouer mon paquet. Mon cousin me laissa faire avec le plus grandsang-froid ; et ce ne fut que quand je lui montrai environtrois livres de fromage que j’avais trouvé au milieu de mes effets,qu’il se décida à me dire :

– Ah ! oui… je sais bien… j’en aiautant dans mon paquet… j’ai partagé en deux… bien également…

– Mais où as-tu pris cela ? luidemandai-je.

– À la boutique, parbleu ! merépondit-il avec son sang-froid habituel.

– Incorrigible ! murmurai-je entremes dents ; et je me promis bien de mettre à exécution le plustôt possible le projet que j’avais conçu de me séparer de moncousin Labiche.

Nous nous reposâmes une heure environ, et lejour nous surprit endormis au pied d’un arbre. Nous avions beaucoupmarché, et nous nous trouvions non loin d’une assez grande ville, àen juger par le mouvement qui se faisait sur le chemin. Pourm’assurer du fait, je m’en informai à un bon paysan qui passaitavec sa femme sur la route : il me répondit en bonnormand :

– C’que vous veyez là, m’nâmi, ch’estl’cloquai d’Chaint-Lo.

– Saint-Lô ! le chef-lieu dudépartement de la Manche !… m’écriai-je, en rassemblant tousmes souvenirs géographiques.

Nous fûmes bientôt sur pied ; et en peude temps nous nous trouvâmes au milieu de la ville.

– Si je pouvais perdre mon cousin Labicheici, pensais-je, il ne manquerait pas de trouver l’emploi qu’ildésire ; il doit y avoir des gens riches, qui ont besoin dedomestiques à Saint-Lô…

Tout en faisant cette réflexion, je portai lesyeux vers mon cousin ; il était campé au milieu de la rue, latête en l’air, le nez au vent, et flairant pour s’assurer d’oùpouvait venir une agréable odeur de volaille rôtie, qui en cemoment arrivait jusqu’à nous.

– Ah çà ! que diable fais-tulà ? lui dis-je.

– De quel côté vient le vent ? medemanda-t-il pour toute réponse.

– Est-ce que je sais, moi !

– Attends ! fit-il en me saisissantle bras, c’est par là, bien sûr !… Viens !…

Il m’entraîna dans une rue transversale, et enun instant nous fûmes vis-à-vis de la boutique d’un rôtisseur, oùil nous fut facile d’apercevoir devant un grand feu huit ou dixvolailles à la broche. Son instinct de gourmand ne l’avait pastrompé et lui avait donné la perspicacité d’un chien dechasse ! Bientôt mon cousin Labiche tomba dans unecontemplation muette ; et il fut enfin tellement absorbé, queje résolus de mettre ce moment à profit pour me débarrasser de sasociété. Passant doucement derrière lui, je m’éloignai par lapremière rue qui se présenta, laissant mon cousin se lécher lesbarbes en regardant cuire les dindons. Et sans plus m’inquiéter dece qu’il n’avait pour toute provision que les trois livres environde fromage de Gruyère qu’il portait sous le bras, je me mis àcourir, non sans toutefois l’avoir intérieurement recommandé à lagrâce de Dieu.

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