Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XXI

 

Confession de laBohémienne.

 

Mes souvenirs se croisent dans ma têteaffaiblie… Écoutez, écoutez… cette fatale histoire !… Je suisen effet de Bohême ; notre famille était nombreuse etpuissante au temps où votre roi Louis XIV emplissait le mondede sa gloire. Notre caste habitait cette forêt ; et le châteaude Montdidier s’élevait à l’orient de ces bois. Mathias était notrechef alors. Nous vivions de chasse et d’aumônes ; puis, auxjours de foires, nous allions égayer de nos tours les habitants desdemeures voisines pour un modeste salaire. Quand je dis nous, jeveux parler de mes aïeux, car je n’étais pas née alors. Notre castecouchait en plein air, à l’exception des anciens, auxquels Mathiasavait élevé une cabane dans la forêt même, à l’endroit où estaujourd’hui cette fontaine à laquelle Claude vient de puiser del’eau. Les orgueilleux seigneurs l’ont fait bâtir sur les ruines dela cabane, et ils l’appelèrent fontaine desBohémiens ; mais mes pères la nommèrent fontaine desMontdidier. Il est vrai que cette forêt appartenait à cespuissants barons, et que Mathias, à la rigueur, n’avait pas ledroit d’élever la masure ni de tuer le gibier. Mais quel autre malfaisait-il ? Jamais de pillage, jamais de meurtre, et il eûtdonné son sang pour ces Montdidier, se regardant comme un de leursvassaux. Un jour, Mathias entra hors de lui dans la cabane desanciens.

– Malheur sur nous ! s’écria-t-il,mais malheur sur eux aussi !… Les Montdidier ont donné du cordans la forêt ; leurs piqueurs et tous leurs gens sont enarmes, et savez-vous qui ils chassent ainsi comme des bêtesfauves ?… Notre pauvre caste proscrite etmisérable !…

Il fit partir les vieillards, les cacha avecles enfants et les femmes dans un souterrain connu de luiseul ; puis il s’arma pour défendre sa vie, il fit armer tousceux qui étaient en état de se battre. Cette horrible chasse desMontdidier dura cinq jours ; tous les hommes furent tués, àl’exception de deux qui se traînèrent, blessés et sanglants,jusqu’à la caverne. Quant à Mathias, il fut pris et mourut augibet, où son corps resta pendu jusqu’à ce que notre tribu fûtparvenue à l’enlever. Cependant, après cette fameuse chasse desBohémiens, – les Seigneurs orgueilleux appelaient ainsi cetteboucherie dans leur triomphe, – Joachim et Pierre de Leyde, qui setrouvaient les chefs de notre tribu décimée, jurèrent de poursuivreleur vengeance sur les Mondidier, et ils firent répéter ce sermentmême aux enfants. Ceux-ci furent élevés dans la haine de cesbarons ; et, à mesure qu’il naissait d’autres enfants, on leurinculquait cet esprit de vengeance qui s’est perpétué pendant deuxsiècles et qui va s’éteindre en moi. Le baron de Montdidier étaitparti pour la guerre de Flandre. Joachim le suivit, après avoir ditadieu aux nôtres ; car il savait qu’il ne reviendrait pas etque sa vie paierait celle du Montdidier. Mais que lui importait, àJoachim, pourvu qu’il travaillât à la vengeance commune ?

Joachim suivait l’armée de loin, s’enquérantdes nouvelles, en attendant avec patience une occasion de saisir saproie. Elle ne tarda pas à se présenter. Il apprit un jour que lebaron de Montdidier, qui avait alors un commandement assezimportant, avait reçu l’ordre de tourner l’ennemi afin d’occuperune position avantageuse. Mais, pour y réussir, il fallait éviterd’être aperçu, et pour cela on avait besoin d’un guide sûr.

Joachim vint trouver Montdidier qui sepromenait devant sa tente avec son frère ; et, joyeux depouvoir perdre deux de nos ennemis d’un seul coup, il tomba auxpieds du baron avec les marques du plus profond repentir.

Le baron étonné lui demanda la cause de seslarmes ; et Joachim s’écria avec un accent devérité :

– Pitié, Monseigneur, pitié pourmoi ! et accordez-moi la grâce de servir de guide à vostroupes pour réparer le mal que j’ai fait.

Alors, dans une fable fort bien arrangée, ilraconta qu’il était Français, que, fort jeune, il avait quitté laFrance pour prendre du service en Allemagne ; que, voyant laguerre déclarée contre sa patrie, il avait cherché à fuir, maisqu’on l’avait tellement surveillé, que c’était la veille seulementqu’il avait pu mettre son projet à exécution. Il voulait rentrerdans les armées françaises ; et, pour obtenir cette faveur,lui qui connaissait parfaitement le pays, il s’offrait à conduireles troupes de Montdidier.

Celui-ci pensa d’abord à un piège ; maisson frère lui fit remarquer que le profond repentir de cet homme nepouvait être simulé, et on se fia à Joachim. Cependant, parprudence, les Montdidier le placèrent entre eux deux, et armantchacun un pistolet, ils se tinrent prêts à faire feu sur Joachims’il les avait trahis. Le Bohémien les mena droit vers le plusnombreux corps d’armée des Impériaux. Montdidier ne s’en aperçutqu’en se voyant entouré d’ennemis. Joachim tomba percé de deuxballes ; mais il eut la joie, avant de mourir, de voir lesdeux Montdidier expirer à ses côtés. Il restait un troisième frèreau manoir avec le fils du baron. Pierre de Leyde, apprenant que cefrère était malade et qu’il avait fait mander le premier médecinvenu dans les environs, attendit le médecin sur la route, le forçaà lui céder ses habits, et, après l’avoir attaché à un arbre dansun endroit isolé de la forêt, il se présenta au chevet du malade,auquel il ordonna une potion qu’il voulut fabriquer lui-même. Lelendemain, le frère de Montdidier était mort ; et Pierre deLeyde, reconnu pour empoisonneur, fut plus tard pendu au même gibetque Mathias.

Cependant la famille des Montdidier n’étaitpas éteinte, et la nôtre diminuait sensiblement ; on étaitsans pitié pour notre caste… Sitôt pris, sitôt pendus !

Bien des années s’étaient écoulées ;notre tribu ne comptait plus que cinq membres quand je naquis, etla haine contre les Montdidier subsistait toujours. Après manaissance, mon père et deux de nos frères furent pris et moururentau gibet comme Mathias et Pierre de Leyde.

Ici va commencer une série de crimes auxquelsj’ai pris part de loin, et qui…

La Bohémienne s’arrêta tout à coup, et jel’entendis qui murmurait :

« Mon Dieu ! donnez-moi la forced’achever… car s’il est encore temps de réparer le mal que j’aifait… »

Mais la voix lui manqua, sa tête se pencha sursa poitrine, et, glissant sur le chêne le long duquel elle étaitappuyée, elle tomba inanimée sur la terre.

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