Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE XVIII

 

Un des contes de la Bohémienne. –La salière renversée.

 

Je dois dire, pour être juste envers elle, quela Bohémienne, tout en cédant à sa manie de raconter, cherchaittoujours à donner à ses récits un but d’utilité et un certain aird’à-propos. C’était généralement une des circonstances de notrevoyage, une parole qu’elle avait entendue ou un fait qui s’étaitproduit dans le courant de la journée, qui lui fournissait le sujetde l’histoire ou des histoires dont elle me récréait dans lasoirée. Était-ce sa mémoire ou son imagination qui approvisionnaitainsi l’inépuisable répertoire de la conteuse ? C’est ce quej’ignore. Quoi qu’il en soit, la vérité est qu’il n’y avait pas dejour où ce qui s’était passé sous ses yeux n’amenât sur ses lèvres,le soir, quelque récit plus ou moins intéressant. Le fait même leplus insignifiant en apparence produisait ce résultat, ainsi qu’onva en juger.

Bien que j’eusse plus de douze ans déjà, etque, grâce à l’excellent abbé Raymond, j’eusse passablement réformémon éducation première, j’avais l’esprit encore imbu de toutes cestraditions populaires dans la campagne dont j’avais eu la têtebourrée dès mon jeune âge. Il faut dire aussi que ma mère,superstitieuse comme une Bretonne, croyait fermement àquelques-unes de ces traditions, et avait travaillé de tout sonpouvoir à me faire partager ses croyances. C’est ainsi que j’enétais arrivé à ne pouvoir rencontrer sous mes yeux une araignée lematin, sans être convaincu que j’éprouverais un chagrin dans lajournée ; que la vue d’une fourchette et d’un couteau en croixme faisait pâlir ; que le bris d’une glace ou d’un miroir metroublait outre mesure, persuadé que j’étais que cela m’annonçaitun grand malheur prochain. Il m’est impossible d’énumérer laquantité de ces niaiseries dont j’avais encore le cerveau rempli aumoment où je faisais partie de la troupe du signor Bambochini.

Il paraît que, sans m’en apercevoir, j’avaislivré ce jour-là le secret de mes craintes superstitieuses, car lesoir, lorsque nos compagnons furent endormis dans la voiture et quela Bohémienne m’eut attiré près d’elle comme de coutume, elle medit :

– Claude, mon enfant, je me suis aperçueaujourd’hui que tu as pâli tout à coup lorsque leCavalier, sans y faire attention, a mis, en dînant, soncouteau et sa fourchette en croix. J’en ai conclu que tu attachaisune importance à ce fait insignifiant, et que, comme bien des gens,tu voyais là un mauvais présage. Si tu as cette croyance, tu doisen avoir d’autres du même genre, et cela tient sans doute à lafaçon dont tu as été élevé. Prends-garde, Claude, ce sont là dessuperstitions dangereuses et qui peuvent te faire un jour beaucoupde tort dans la vie. Tiens, je vais te le prouver.

Et aussitôt elle me raconta l’histoiresuivante :

LA SALIÈRERENVERSÉE

« Il y a longtemps, bien longtemps, dansun pays dont je ne me rappelle plus le nom, vivait un pauvregentilhomme qui n’avait pour fortune que sa noblesse, et pour moyend’existence qu’un modeste emploi. Ce gentilhomme habitait unepetite maison sur la lisière d’une forêt ; et là, il vivaitmédiocrement du produit de sa place avec sa femme et son enfant.Malgré sa pauvreté, il supportait patiemment la vie, car son petitThéodore faisait tout son bonheur. Il adorait cet enfant, et iln’était jamais plus heureux que lorsque, rentré le soir après unejournée employée au travail, il tenait le petit Théodore sur sesgenoux, le dorlottant et le caressant jusqu’à l’heure de le mettreau lit.

« Il faut dire aussi que Théodore étaitun charmant enfant. Il était d’une beauté remarquable et possédaittoutes les grâces de son âge. Le père et la mère, – car cettedernière avait pour son fils une tendresse au moins égale à cellede son époux, – le père et la mère donc s’enorgueillissaient de lagentillesse de leur enfant et faisaient les plus beaux rêves pourson avenir.

« – Le sort de notre fils est assuré,disait le père. Il n’est pas douteux que, beau et bien fait commeil le sera, Théodore, plus heureux que moi, ne parvienne à seglisser à la cour et à y faire son chemin. Cet enfant-là rétablirala gloire de notre nom !

« Heureuse et fière de cette prédiction,la mère en avait cherché la confirmation dans des épreuves pluspositives à ses yeux que l’opinion seule de son mari. Elle avaitété élevée par une vieille parente très superstitieuse, qui étaitpersuadée que le bon Dieu a laissé aux mortels certains moyens dereconnaître quel sera leur sort futur. Cette parente étaitconvaincue aussi que le Seigneur prévient les humains, par certainsprésages, des malheurs qui doivent leur arriver ; et la mèrede Théodore avait hérité de toutes ces croyances. Aussi avait-elleemployé tous les moyens à elle connus pour tirer l’horoscope de sonenfant, et s’était-elle sentie toute joyeuse lorsque son marc decafé, consulté d’une certaine manière, lui eut prédit que Théodorerétablirait la fortune de ses parents et qu’il occuperait une hauteposition à la cour. Ce même marc de café avait bien annoncé aussique cette haute position ferait beaucoup de jaloux et que l’enviequ’il exciterait pourrait devenir fatale au jeune parvenu. Mais lamère, éblouie par la première partie de la prédiction, n’avait pasalors fait attention à la seconde. Le père et la mère étaient doncpleins d’espoir.

« Or il arriva un jour que la reine, parhasard, dirigea sa promenade vers la forêt sur la lisière delaquelle demeurait le pauvre gentilhomme, et que, en passant, elleaperçut à travers la croisée le jeune Théodore que son père faisaitsauter dans ses bras. La reine fut charmée des grâces del’enfant ; elle voulut le voir de plus près et entra dans lamaisonnette. Quand elle en sortit, elle était toute affolée deThéodore, si bien qu’elle revint le lendemain, puis lesurlendemain, et qu’enfin elle conçut le plus vif désir d’attirerl’enfant à la cour, afin de l’avoir sans cesse sous les yeux. Ellefit part de son désir aux parents de l’enfant, qui refusèrentd’abord d’y souscrire, dans la crainte de se voir séparés de leurfils. Mais le roi, qui tenait à satisfaire la reine, laquellen’avait pas d’enfants et les aimait beaucoup, envoya annoncer aupauvre gentilhomme qu’il lui donnait une charge importante à lacour. De cette façon, les parents de Théodore pourraient le voirchaque jour, et le souhait de la reine serait accompli. Le marc decafé avait donc dit vrai : l’enfant relevait la fortune de sesparents, et il allait occuper une haute position.

« Pendant trois ans, en effet, Théodorefut non seulement le favori de la reine, mais celui de toute lacour. Il était fêté, adulé, choyé. Ses moindres caprices étaientsatisfaits aussitôt. Il n’était rien de trop beau pour sa parure,et toutes les jouissances du luxe lui étaient prodiguées. Tous lesgrands seigneurs recherchaient son appui ; en un mot, il étaitpresque aussi puissant que le roi même, et il était courtisé àl’égal de la reine, dont l’affection pour lui augmentait chaquejour.

« Inutile de dire si ses parents étaientau comble de leurs vœux. Pourtant, en voyant la puissance de sonfils arrivée à ce point, la mère s’était rappelé tout à coup laseconde partie de l’horoscope qu’elle avait tiré du fond de sacafetière, et de la véracité duquel elle doutait moins que jamais.Plus la position de son fils devenait brillante, plus elle sesentait effrayée. Cependant, du moment que ce souvenir lui étaitrevenu, elle avait surveillé tous les courtisans, scrutéattentivement le sentiment de la cour à l’égard de Théodore ;et, après être restée ainsi pendant quelque temps en observation,elle n’avait rien vu ni rien appris qui pût justifier ses craintes.Elle n’avait trouvé aucune trace d’envie parmi les seigneurs, decette envie qui devait, croyait-elle, être fatale à son enfant.

« Elle cherchait donc à se rassurer,lorsqu’un jour, en dînant en tête-à-tête avec son mari, – Théodoreprenait ses repas à la table même de la reine, – la salière,heurtée par elle, se renversa, et le sel se répandit sur la table.La mère, éperdue, pâlit aussitôt ; c’était là un tristeprésage, et, pour comble de malheur, ce jour-là était unvendredi ! Plus de doute ! le bon Dieu lui annonçaitainsi qu’un grand danger menaçait son fils ! Elle était tropsuperstitieuse pour penser autrement. À partir de ce jour, lamalheureuse femme n’eut plus de cesse qu’elle n’eût arraché sonfils à cette position si belle qui menaçait, au moins pensait-elleainsi, de lui devenir si fatale. Elle fit part de ses craintes àson mari, qui en rit d’abord. Mais elle insista tellement, ellerevint si souvent à la charge, elle lui répéta tant de fois cesparoles dites au milieu des sanglots : « Pèreégoïste ! ce sera toi qui auras causé la mort de notreenfant ! » que le gentilhomme en fut troublé, qu’il sesentit ébranlé à la fin, et que, poussé par sa femme, il alla unbeau matin redemander son fils au roi. C’est en vain que lemonarque, surpris d’abord, engagea le gentilhomme à réfléchir,c’est en vain que la reine pria et que tout les seigneursintervinrent, la mère de Théodore tint bon, et il fallut bien quela femme du roi laissât s’éloigner de la cour son petit favori.Mais, dès le lendemain, la charge qui n’avait été donnée au pauvregentilhomme que pour que l’enfant vécût près de la reine lui futretirée ; et le père de Théodore se retrouva Gros-Jean commedevant, c’est-à-dire ruiné.

« Ce n’est pas tout encore. Théodoreavait pris des habitudes de luxe, que son père et sa mèrecherchèrent à satisfaire autant que possible, dans la crainte de levoir malheureux ; ce qui augmenta leur embarras. Si bienqu’ils moururent tous deux dans la misère. Quant à Théodore, quiétait devenu un jeune homme, il ne perdit jamais le souvenir duséjour qu’il avait fait à la cour ; et, comme il avaitconservé le goût du luxe et qu’il n’avait jamais pris celui dutravail, il tourna mal. Afin de se procurer l’argent nécessairepour satisfaire ses passions, il se lia avec des mauvais sujets,devint malhonnête homme et termina sa vie frappé par lajustice.

« Et tout cela, pour une salièrerenversée, pour une crainte imaginaire ; car le chagrinqu’éprouvèrent les seigneurs de la retraite de Théodore prouve bienqu’aucun d’eux n’avait contre lui de mauvais dessins. »

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