Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

CHAPITRE II

 

Mon père nous conte une histoire.– La campagne de Russie. – Les goûts militaires. – Le chapeau depapier. – Je reçois une rude correction. – Mon goût pour lesaventures reparaît.

 

Un soir, mon père rentra de la petitepromenade qu’il faisait chaque jour après souper, et je remarquaiqu’il avait l’air animé et l’œil plus brillant que de coutume.

« Mon père a quelque chose, c’est sûr,dis-je tout bas à mon cousin Labiche qui venait d’arriver.

– C’est comme moi, reprit mon cousin, ilme semble que je n’ai pas assez mangé.

– Oh ! toi… tu mangerais des bûchesque tu n’en aurais pas assez ; mais papa, ça n’est pas la mêmechose… »

En effet, je ne m’étais pas trompé, car aprèsavoir dit à ma mère :

« Voyons, Hyacinthe, à quoi ça sert-il dedormir sur un fauteuil ? Va te coucher, la mère…

Il ajouta en se tournant vers nous :

« Et vous, mes enfants, je vais vousconter une histoire. Je ne sais pas, moi… ça m’a mis en train… jeviens de fumer ma pipe, assis sur le banc de pierre à la porte dela ferme ; un commis voyageur, un bon garçon est venu àpasser ; il s’est assis à côté de moi et nous avons causé debatailles… Oh ! ma foi, tant pis !… je suis lancé…

– Oh ! oui, papa, oui, desguerres ? m’écriai-je.

– Eh bien ! soit ! reprit monpère, des guerres… et des fameuses… Attention ! Je vais vousnarrer l’histoire de l’agrément que j’ai sur la figure en guise debalafre. Pour lors, c’était en 1811 ou 1812… fin de l’une,commencement de l’autre. Napoléon nous avait dit : « Mesenfants ! je vous ai fait promener en Égypte, ousquevous avez tâté un peu de la chaleur ; je veux vous fairegoûter des frimas à c’t’heure. Nous allons aller faire un tour enRussie… histoire de rire et de flâner. » Ça va, mon vieux, quenous avions répondu ; et nous étions partis, les uns à cheval,les autres à pied, pour aller frotter les oreilles à tous lesRussiens, Prussiens et autres chiens. Dans lecommencement, ça avait bien été ; nous leur administrions destaloches soignées, et ils nous disaient merci en fuyant devantnous, ni plus ni moins que des troupeaux de moutons. Mais les gueuxsavaient bien ce qu’ils faisaient : ils nous laissaient nousenferrer ; et nous avancions toujours sans avoir trop froid,car on nous faisait bon feu. Ces animaux-là brûlaient les villes etles villages sur notre route afin de nous affamer…

– C’est effrayant ! dit mon cousinLabiche, en dévorant un morceau de pain qu’il avait trouvé sur lahuche. »

Mon père reprit :

« Cependant ça allait encore. L’arméefrançaise filait son nœud assez passablement, sans tropjeûner ; et c’est ainsi que nous arrivâmes à Moscou. Millemillions d’une citadelle ! on nous avait préparé là uneréception digne de la Grande Armée ; et, pour nous réchauffer,on avait mis le feu à Moscou même. C’était une attention délicate,car l’hiver arrivait à grands pas, et dans ce pays-là, l’hiver vouscoupe la figure en quatre, quand il ne fait pas de votre nez unepomme de terre gelée. C’est de là que part la débâcle ; lefroid commençait à nous talonner, la faim nous taillait descroupières, quand un beau matin le Petit Caporal nous dit à laparade : « En arrière ! Marche ! Faut retourneren France ! » Et le voilà qui décampe avec l’avant-gardeau pas accéléré. Ah ! mes pauvres enfants ! quelledéconfiture que cette retraite de Russie ! Pour l’avant-garde,ça allait encore. Il en tomba bien quelques-uns en route qui ne serelevèrent pas à l’heure de la gamelle ; mais pourl’arrière-garde, dont je faisais partie, ce fut bien autre chose.On marcha d’abord en corps, avec ordre ; mais je t’ensouhaite ? Bientôt tout fut disséminé ; les uns s’enallaient à droite, les autres à gauche ; il y en avait qui nes’en allaient pas du tout et qui restaient endormis dans la neige,où on les retrouvait roide morts. Quant à moi, je faisais partied’un petit détachement de traînards, et chaque jour nous perdionsau moins un des nôtres, tant de la faim que du froid. Il nousfallait marcher avec précaution ; car ces gredins de Cosaques,qui avaient fui devant nous, commençaient à montrer de nouveau lebout de leur nez et à nous faire sentir le bout de leur lance. Ilsattendaient en grand nombre les petits détachements, et tombaientdessus à bras raccourcis. Malgré l’épuisement général, on ripostaitencore et on se réchauffait en donnant quelques bons coups ;mais le nombre l’emportait toujours, et les gueux de Cosaquesdépouillaient leurs victimes, sans prendre pitié des blessés,qu’ils laissaient nus, ni plus ni moins que des vers de terre.Nous, qui savions le mot de la chose, nous nous gardions bien denous écarter, et nous marchions en colonne serrée. Notre petitdétachement se composait de soldats de toutes armes ; lescavaliers étaient tous devenus fantassins, car les chevaux étaientmorts de froid ou avaient servi à nous empêcher de mourir de faim.C’était un triste spectacle que de voir ces débris de la GrandeArmée, dont la tenue était si belle en arrivant, revêtus de cequ’ils avaient pu trouver, pelisses de femme, châles, etc. Pourmoi, j’avais déterré dans un village un vieux carrick tout rapiécéqui eût été repoussé au loin par un cocher de coucou, et dont jem’étais emparé avidement ; puis, comme j’avais perdu moncasque, je m’étais couvert la tête d’un chapeau à cornes souslequel je portais un vieux serre-tête. La maraude se faisait avecordre et toujours en corps ; mais il n’y avait pas gras dansles villages russes ; quand nous trouvions quelques pommes deterre, nous criions au miracle. Alors on faisait une halte :nous allumions du feu dans la neige, et, tous attroupés autour,nous regardions cuire notre fricot en nous réchauffant, sansoublier pour cela la surveillance ; des sentinelles étaientplacées tout autour de notre bivac.

« Nous revenions comme cela,cahin-caha, quand, un jour, un de nous qui avait faitquelques pas en éclaireur, revient nous dire qu’il a vu dans lelointain un parti considérable de Cosaques. Nous étionsépuisés ; une résistance était impossible ; cependantnous la tentâmes, et, après nous être tous embrassés en signed’adieu, nous attendîmes les Cosaques de pied ferme. Ils netardèrent pas à nous tomber sur les épaules… Oh ! quelledégelée, mes enfants ! De soixante que nous étions, trenteavaient passé l’arme à gauche, et les trente autres nevalaient guère mieux. J’étais encore sans le moindre atout, quandj’entends la voix d’un de mes vieux camarades, dragon comme moi,qui me crie : « À moi, la Ramée, par ici, monvieux ! » Je ne me le fais pas dire deux fois ; ilétait aux prises avec deux grands coquins de Cosaques. Je tire monsabre et j’accours sur le lieu du combat juste au moment où monpauvre camarade venait de perdre le goût du pain, et assez à tempspour voir les deux satanés Cosaques me retomber sur le dos. Prenantmon sabre à deux mains, je me mis à frapper de droite et gauche,quand je sentis sur ma figure une taloche qui me fit voirtrente-six chandelles. C’est le coup de sabre qui orne mon visage.Je fus laissé pour mort dans la neige par ces gueux-là, qui eurentle soin de me débarrasser de mon carrick et d’une partie de monuniforme. Quand je revins à moi, j’étais sur un chariot, entouré denouveaux camarades : j’avais eu le bonheur d’être trouvé parun autre détachement. Et c’est ainsi que je rentrai en France avecun pied gelé et une blessure encore saignante. »

Mon père finit ainsi son histoire, qui nousavait tellement intéressés, que, ce soir-là, nous ne pensâmes pas ànotre lecture favorite. J’allai me coucher ; et toute la nuitje rêvai combats, uniforme, retraite. Le lendemain était undimanche, l’histoire de mon père devait naturellement influer surmes jeux du jour ; aussi passai-je toute la matinée à meconfectionner un sabre de bois avec une latte que je dérobai à lacave. Ma veste, que j’attachai avec une ficelle à mon cou, pendaitsur mon dos comme une pelisse de hussard. Il ne me restait plus quela coiffure à imaginer ; et j’étais équipé de manière àpouvoir jouer au soldat pendant toute la journée. Pour complétermon accoutrement, je cherchai une grande feuille de papier aveclaquelle je comptais me fabriquer un chapeau à cornes sans enexcepter le plumet. Je fus longtemps avant de rencontrer la matièrepremière de mon chapeau. Dans une ferme, le papier ne se trouve pasen abondance. Enfin, j’en aperçus une feuille dans la chambre demon père, mais elle était sur un meuble, sous un volume desVictoires et Conquêtes. Malgré l’élévation du meublej’atteignis le papier et tout fier, je courus m’en confectionner unchapeau sans regarder ce que c’était. Les morceaux inutilessautèrent ; et, coupés par bandes, servirent à composer unplumet qui bientôt brilla sur ma tête en compagnie du chapeau. Jepassai une journée délicieuse. En rentrant, vers l’heure du souper,je rencontrai mon père, qui sourit en me voyant revenir encaracolant sur le milieu de la route. Il admira mon accoutrement,et, quand il vint à parler du chapeau, j’étais si fier de monouvrage que je le lui passai. À peine y eut-il porté les yeux,qu’il devint pâle, puis rouge, et qu’il me traîna plutôt qu’il neme conduisit jusqu’à la maison.

« Malheureux ! s’écria-t-il ;où as-tu pris cela ?… Répondras-tu, nom d’unecitadelle ! »

J’étais tout interdit, je baissai les yeuxsans oser répondre. Mon père déplia le papier, et, l’étalant devantmoi, il me força à lire ce qui y était écrit. Je fus pris d’untremblement convulsif en apercevant ces mots : État desservices militaires, campagnes et blessures du maréchal-des-logisla Ramée. La colère de mon père était à son comble. Il me fitremarquer que j’avais déchiré l’endroit où il était consignéqu’après Austerlitz il avait été trouvé parmi les morts par unesœur de charité ; puis, sans autre explication, il m’appliquade vigoureux soufflets, mais en si grand nombre et avec une tellerapidité, qu’il me serait impossible d’en dire le chiffre exact.Depuis douze années que j’étais au monde, c’était la première foisque mon père me frappait ; aussi je crois que ce jour-là ils’en donna pour douze ans. Je fus enfermé dans une espèce depigeonnier avec du pain et de l’eau ; et mon père jura que jen’en sortirais pas de huit jours : ma mère n’intercéda paspour moi et je subis ma peine sans le moindre adoucissement.

Comme on le pense bien, cette correction avaitconsidérablement diminué mon goût pour la carrière des armes. Enrevanche, pendant mes huit jours de captivité, je ne fis que rêveraventures ; et je méditai dès lors ma première escapade, donton verra le récit dans le chapitre suivant.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer