Maurin des Maures

Chapitre 34D’une conversation qu’eut Antonia avec son père et de celle qu’elleeut deux jours plus tard avec deux dévotes.

 

Depuis quelque temps, les querelles devenaientfréquentes dans la maison du garde forestier Orsini. Ses chefs lemalmenaient un peu, et il prétendait que c’était à cause de sonhistoire avec Maurin et Alessandri.

L’aventure s’était ébruitée en effet et sessupérieurs lui en avaient parlé sur un ton de blâme sévère.

Orsini, de mauvaise humeur, ne manquait plusaucune occasion de « mal parler » du braconnier enprésence de sa fille. Elle lui rappelait inutilement le servicequ’elle devait au chasseur si décrié. Elle se lamentait. Elle allaplus d’une fois jusqu’à pleurer de rage. Et de souffrir ainsi pourle beau Maurin, cela ne pouvait pas le lui faire oublier plusvite.

Un jour son père lui dit gravement :

« Viens ici, Tonia. Écoute ; je n’aiqu’une parole, – et toi aussi, j’espère, car j’ai remplacé demon mieux ta mère morte et je t’ai élevée, non comme les femmesélèvent les femmes, mais comme un brave homme élève un bravegarçon. Eh bien, je te sens sur le chemin de manquer de parole àAlessandri. Tu penses trop à l’autre… à ce bandit de Maurin. Celame contrarie, je te laisse voir ma mauvaise humeur à touteminute ; je me fâche trop souvent ; tu m’en veux, tut’irrites ; cela n’arrange pas les choses… au contraire, tun’en penses peut-être que davantage à ton mauvais sujet. C’estpourquoi j’ai résolu de te parler sérieusement et c’est ce que jefais en ce moment-ci. Si tu es ensorcelée ou près de l’être, pourl’amour de Dieu, résiste ! Va voir un curé. Adresse-toi à laMadone, mais ne te laisse pas perdre. Ce Maurin est un gueux quitrompe les filles, tout le monde le sait, et qui tromperait safemme. Et avec ce gendre-là je serais bien sûr de rester toute mavie sans avancement, ou même d’être forcé de prendre maretraite. »

Ce discours toucha beaucoup la violente Tonia.Les colères habituelles de son père la mettaient en révolte. Cetteferme douceur, cet appel à sa raison la soumirent du premiercoup.

« Hélas ! répondit-elle, vous avezraison, mon père. Je me dis cela bien souvent. Et, comme vous ledevinez, je me sens ensorcelée ; et si, oui, la Madone ne medélivre pas, je suis sûre que les choses n’iront pas bien. Alors,pour vous obéir, je fais le serment d’aller, pieds nus, jusqu’àNotre-Dames-des-Anges, de Pignans, en m’arrêtant à chaque saintpilon, et en la priant à genoux devant chacune de ses images, afinqu’elle me délivre de ce mauvais sort.

– Je suis heureux de te voir sage, dit lepère. Je vais chercher les moyens de te faire conduire jusqu’àPignans. De là, tu monteras à Notre-Dame ; puis, au jour dit,tu en redescendras de ce côté-ci, en marchant vers Collobrières,qui est proche d’ici et où je t’attendrai. »

Orsini alla trouver un vieux marchand dechâtaignes qui devait se rendre à Pignans en carriole, et qui, peude jours après, prit avec lui la Corsoise. Ils passèrent par Hyèreset par Pierrefeu, et ils arrivèrent à Pignans à l’hôtel BonRencontre, chez les dévotes.

Les dévotes étaient deux sœurs, vieillesfilles, fort maussades, groumant sans cesse contre les voyageurs etcontre tout au monde, même contre les saints et contre le Bon Dieu,qui laissent aller si mal les affaires d’ici-bas. Elles avaient,sur le marbre de leur commode, la statue d’un saint Antoinequ’elles mettaient en pénitence, quand elles avaient à se plaindrede lui, ce qui arrivait souvent. Alors, elles le retournaient faceau mur, en l’accablant de reproches.

Mais, malgré leur méchante humeur légendaire,leur auberge était fort bien achalandée, parce que tout y étaitd’une propreté méticuleuse, et la cuisine digne d’un évêquegourmand.

On avait annoncé aux dévotes la visite deTonia.

Un jeune ami d’Orsini, passant par-là deuxjours auparavant, les avait priées d’être aimables pour la Corsoiseet de veiller sur elle. Elles la reçurent comme si elles l’eussenttoujours connue.

« Comme ça, vous allez àNotre-Dame-des-Anges ? C’est un vœu ? oui ! Piedsnus ? Oh ! ne faites pas ça ! Ni les saints ni leBon Dieu n’exigent qu’on se rendre malade.

« Dans cette saison, un mauvais rhume estvite pris.

« Songez qu’il y a en ce moment un grospassage de bécasses et que cela est marque de grand froid… Pourquoiavez-vous fait un vœu ?

« Nous vous demandons ça, mais ça n’estpas pour le savoir, pechère ! ça ne nous regarde pas. C’estpour « de dire », pour parler, pour le demanderenfin.

« Quelque amourette, pardi, nousconnaissons ça. Mais ça passe. Les hommes n’en valent pas la peine.C’est égal, ce n’est pas du bon sens, même pour prier Dieu, de s’enaller seule, dans les bois comme ça !

– Je n’ai pas peur », dit Tonia.

Elle tâtait sous les plis de son corsage sonstylet corse.

« Tu n’as pas peur, mais il ne fautqu’une fois, ma belle, pour que « le malheur » arrive auxfilles ! Enfin, ça te regarde… Si tu avais prévenu d’avance,on aurait pu trouver quelque femme pour t’accompagner. Mais, de cemoment, elles travaillent toutes aux châtaignes. Ce soir, on tedonnera la chambre près de la nôtre. En attendant, pour ton dîner,tu auras de la soupe grasse, avec des vermicelles, puis le bœufbouilli, puis le bœuf en daube, puis des côtelettes, puis desbecs-fins rôtis, puis du lièvre ; nous n’avons pas davantage,pechère ! Après ça, tu auras un chou farci, puis le fromage etle dessert : des figues, des châtaignes et des confitures. Etsi, avec ça, tu n’as pas ton compte, c’est que tu es difficile. Ettout à se lécher les doigts !

– Il faut deux heures, n’est-ce pas, ditTonia, pour monter à la Bonne Mère ?

– Deux heures, répondit l’une des deuxdévotes, sûr, deux heures au moins, déchaussée surtout. Et si tufais des prières longues devant les piliers, tu peux en mettrequatre, d’heures, et autant que tu voudras. Songe ! il y adeux douzaines de saints pilons !

– Ah ! vaï ! rectifia laseconde dévote avec aigreur : deux douzaines ! Une, àpeine, vu qu’ils sont démolis presque tous !

– Enfin, n’importe, il y a des pinsmarqués d’une croix, devant lesquels la prière est aussibonne… »

Le lendemain matin, Tonia se mit en marchevers Notre-dames-des-Anges.

Avant la première pointe du jour, elletraversa la plaine.

Arrivée au pied de la colline, à l’endroitprécis où le chemin se fait pierrailleux et commence à monter sousles pins et les chênes à travers les bruyères, elle s’assit sur unegrosse « roque », ôta ses souliers qu’elle lia l’un àl’autre au moyen des lacets, les mit à cheval sur son bras, ôta sesbas qu’elle plaça dans ses souliers, retroussa un peu ses jupescourtes à cause des ruisseaux qui, après les pluies d’automne,traversent les chemins et débordent les ornières, et telle, le bordde sa robe pris dans sa ceinture, les chevilles nues sous lecotillon court rayé de blanc et de bleu, elle commença lepèlerinage en murmurant :

« Faites-moi oublier, Bonne Mère, SainteVierge, ce braconnier ensorceleur afin que je devienne de bon cœurl’honnête épouse d’Alessandri ! »

La pauvre naïve Tonia ne se disait pas quel’aveu le plus grave de son amour, c’était d’attribuer à la seuleSainte Vierge le pouvoir de le lui retirer du cœur. Et c’est lecœur plein du nom de Maurin et plein de son image, qu’elle montaitle rude chemin de la colline à travers les hautes pinèdes quetraversait, en les faisant toutes roses, le premier rayon del’aurore.

L’automne finissait. Le ciel était bleu, d’unbleu uni et, dans cet azur de couleur fraîche, la lumière étaittiède comme en avril. C’était l’époque où les arbousiers sont à lafois en fleurs et en fruits. Fruits rouges, fleurs blanches. Tousles rouges-gorges du monde s’y donnent alors rendez-vous, et lesemplissent de leurs petits cris d’appel, semblables à desgrésillements d’étincelles… Autour des arbousiers, à terre, fruitset fleurs tombent par myriades, et l’on dirait du sang sur de laneige.

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