Maurin des Maures

Chapitre 37Où l’on verra que les habitants d’une bourgade prédestinée appeléeGonfaron ou Gonfleron, en Provence, ont inventé la montgolfière, àla forme près.

 

L’ermite était un ancien valet de ferme, unfainéant venu on ne sait d’où, qui avait eu (comme tant d’autres enmaint autre lieu) l’idée de s’affubler d’une méchante robe de bure,de se ceindre les reins d’une corde et d’attendre les pèlerinsdévots à Notre-Dame-des-Anges, pour tirer d’eux quelques petitsprofits.

Il habitait une cahute où il fit entrer lesamoureux, et commença de préparer leur repas. Maurin tira de sonsac deux perdreaux sur quatre qu’il avait gardés de sa chasse de laveille ; et Tonia se mit à plumer, tandis que l’ermiteallumait le feu et que Maurin taillait en brochette une tige debruyère. L’une des extrémités se terminait en une double fourche,propre à maintenir fixée à la brochette la perdrix qui devait êtresuspendue verticalement par l’autre extrémité, au bout d’unecordelette, devant le feu de bruyère et de pignes.

L’ermite prit dans son placard de la saladefraîche et un méchant huilier, coupa trois croûtons de pain qu’ilfrotta vigoureusement avec une gousse d’ail pour être mis dans lasalade où ils prennent le nom, manceau ou bressan, dechapons.

Puis il posa sur un gril d’admirableschampignons de pins, bien sains, couleur de safran, et les arrosad’huile vierge.

Tout en vaquant à ces préparatifs et àd’autres, l’ermite jacassait :

« C’est ici, dans notre église deNotre-Dame-des-Anges, que fut dit par M. Pignerol, curé dePignans, chasseur et cavalier, la fameuse messe restée célèbre sousle nom de Messe de la Lièvre… Je l’ai connu, cePignerol ; je la lui ai servie plus d’une fois, la messe. Ilarrivait ici à cheval, sautait à bas de sa monture, sa soutane hautretroussée laissant voir des culottes de velours gris côtelé ;il la relevait ainsi, toute la jupe sur son bras, de peur qu’elles’accrochât à ses grands éperons ; et, en entrant dansl’église, il allait poser d’abord, avec une génuflexion, sacravache sur l’autel.

– Ce n’était pas bien, » dit lapieuse Tonia.

– C’était sa manière, dit l’ermite, et leBon Dieu le prenait comme il était… Le plus souvent sa chienneFranquette, la bonne Franquette comme il l’appelait, une courantefameuse pour les lapins dans tout le pays, s’asseyait ou secouchait sur la première marche de l’autel (je vous ferai voir laplace) et regardait son maître pendant toute la cérémonie, avec unepatience un peu mêlée…

« Un jour – c’est une histoire,celle-là, bien connue en Provence ! – un jour, comme ilen était à la communion, où le prêtre dit par trois fois cesparoles : « Domine non sum dignus »,coupées par trois appels de clochette que sonne le servant, un coupseul, puis deux ensemble, puis trois à la suite, M. le curéPignerol entendit au loin, dans les bois qui entourent l’église,plusieurs chiens donner de la voix.

« Il dit tout doucement à son clion(clerc) qui s’appelait Joóusé :

« – Joóusé, je reconnais à la voixdes chiens qu’ils poursuivent un lièvre.

« – Sûremein, moussu lou cura.

« – Domine non sumdignus… »

« Drin, drelin, fit la clochette.

« – Domine non sum dignus…Je ne vois pas ma chienne. Est-ce qu’elle est avec lesautres ?

« – Oui, monsieur le curé, elle estdans les bois… drin, drelin, drelin…

« – Domine non sum dignus… Alorla lébr’es foutudo ! (alors la lièvre est…fichue !)

« – Amen ! Drin, drelin,drelin, drelin ! Amen ! »

Tonia ne riait guère. Maurin, pour l’égayer unpeu, voulut exciter l’ermite à conter d’autres galéjades.

« Elle est vieille comme le monde, tonhistoire, lui dit-il. Mon père la tenait de son père qui la tenaitdu père Adam. Mais, dis-moi, depuis que j’existe (quoique mon pèreen connût beaucoup, de ces histoires drôles de notre pays), jamaisje n’ai pu bien savoir pourquoi on dit toujours, en parlant de ceGonfaron que l’on voit d’ici : « C’est le pays où lesânes volent ! »

Gonfaron (où l’on est aussi bête que partoutailleurs et pas davantage, mais c’est bien assez) est au Var ce queMartigues est aux Bouches-du-Rhône, le pays béotien aux habitantsduquel la malignité publique prête toutes les sottises. Et, chosecurieuse, le Provençal, qui partout ailleurs aime tant laplaisanterie, même dirigée contre lui, se montre, dans ce pays-là,fort susceptible, et se refuse à rire de lui-même. Et sisérieusement vous lui demandez pourquoi, il répond :« Quand la plaisanterie est trop longue elle vous embête à lafin. Celle-ci date de toujours. C’est un peu de trop. » Cetteopinion se peut soutenir.

« Ah ! ah ! dit l’ermite, toutle monde me la demande, l’histoire de l’âne de Gonfaron ! etquand je ne serais ici que pour la conter, j’aurais eu bien raisonde me faire ermite – car je prends deux sous pour lacommencer.

– Et pour la finir, combien ? »dit Maurin.

– C’est à la générosité de chacun.

– Té, voilà deux sous. Accommence.

– Il y avait une fois à Gonfaron, ditl’ermite, voilà longtemps, longtemps, un sacristain petit, bossu etparesseux. Un jour qu’en procession, le Bon Dieu, porté par leprêtre sous le dais, devait monter jusqu’ici, au sommet deNotre-Dame-des-Anges, le curé dit au clion :

« – Joóusé ?

– C’était donc toujours le mêmeclion ? fit Maurin.

« – Mettez-lui Piarré si vousvoulez, dit l’ermite ; moi ça m’est égal.

« – Piarré, balaie un peu la rue, duseuil de l’église jusqu’à la sortie du village, pour enlever lescrottins des mulets et des chèvres, pour afin que le Bon Dieupuisse passer proprement.

« – Voui, moussu loucura. »

« Mais l’ouvrage que fit le méchant bossuce ne fut guère, et quand l’heure de processionner fut venue, lecuré et tout le village trouvèrent que la place et la rue étaientaussi sales qu’auparavant et même un peu davantage, parce qu’ilétait encore passé des chèvres et des mulets. Le paresseux bossun’avait pas balayé.

« – Mauvais âne ! lui dit lecuré ; le Bon Dieu dans un si sale chemin, véritablement, nepeut pas passer !

« – Eh ! répondit cet âne declion avec une insolence qui était un blasphème, s’il ne peut paspasser par le chemin, le Bon Dieu, il volera ! »

– Bon ! dit Maurin, et la fin del’histoire ? Si elle vaut le commencement, tu auras encoredeux sous.

– Elle vaut davantage, dit l’ermite, maispour vous il n’en sera que ce prix. À Lourdes, vous paieriez lamême beaucoup plus cher. Or donc la procession se mit à monter lacolline, et tout le monde en route chuchotait, maugréant contre laréponse sacrilège de cet âne de bossu.

« Dieu, disait-on, pourrait bien nouspunir tous de l’insolence de cet âne rouge !

« Et, tenez, voilà que se lève lemistral, à arracher la queue d’un âne. Bouffe, mistral !quelle sizampe !…

– Quand la procession arriva sur ceplateau où, au bord du chemin, il y a un grand précipice tout enrochers, le mistral qui soufflait en tempête, par la permission deDieu juste, enleva le chapeau de cet âne de clion ! Le clionvoulut retenir son chapeau, sauta, la main tendue pour le rattraperen l’air, perdit pied, et, soulevé par la bourrasque comme uneplume, il descendit dans l’abîme à la suite de son chapeau… Dieuait son âme ! Et les gens tout de suite s’écrièrent :

« – Té ! l’âne a volé ! LeBon Dieu l’a puni ! L’avez-vous vu voler « cetâne ? »

– Je regrette mes quatre sous, fitMaurin. Mais alors dis-moi un peu : à Gonfaron, ce n’est pasles ânes qui volent, mais comme je l’ai cru bonnementjusqu’ici ? Ce sont les Gonfaronnais ?

– Espérez un peu, dit l’ermite gravement.Par la suite des temps, on oublia cette aventure ; et tout cequi en reste, même à Gonfaron, ce fut cette phrase : ÀGonfaron les ânes volent. Les Gonfaronnais, des cent ansaprès, se dirent entre eux : « Du temps de nos pères lesânes volaient : si nous en faisions voler au moinsun ? » Ils amenèrent sur la place publique un vieil ânequi n’était plus bon à rien, pensant que si celui-là montait auciel et ne reparaissait plus on ne perdrait pas grand-chose ;et ils se mirent en posture de le gonfler de leur respiration, enlui soufflant, – sauf votre respect – par le trou quetous les ânes ont sous la queue.

– Les lions eux-mêmes, interrompitMaurin, en ont un à la même place.

– Les gens de Gonfaron, poursuivitl’ermite, plantèrent donc un fort tuyau de roseau dans le trou del’âne, et tour à tour tous les gens du village y passèrent ;chacun soufflait selon sa force en tenant d’une main le tuyau qu’ilfallait boucher bien vite avec la paume de l’autre main posée àplat sur le trou, de peur que la bête ne se dégonflât, entre chaquesouffleur, du vent qu’elle avait pris du précédent.

« Le bon coup fut au dernier. C’est lemaire qui devait passer le dernier, comme le Bon Dieu à laprocession.

« – À votre tour, monsieur lemaire !

« – Par ce roseau où tout le monde amis les lèvres, dit le maire, non, décidément, je ne souffleraipas ! De trop vilaines bouches ont passépar-là ! »

« Mais tous se mirent à crier contre lui,indignés, en disant qu’il allait faire manquer le résultat d’un silong travail. Et le maire de Gonfaron dut en venir à mettre sa partde respiration dans le derrière de l’âne. Mais comme il était trèsdélicat, il lui vint une bonne idée : il retira le roseau, leretourna vivement et l’ayant replanté par l’autre bout dans lepertuis que vous savez, il put souffler plus proprement parl’orifice où personne, excepté l’âne, n’avait mis de bouche avantlui… Et si l’âne ne vola pas, c’est qu’en retirant le roseau, lemaire l’avait dégonflé du vent de tout le village ; et commetout Gonfaron était fatigué, tous durent remettre, d’un communaccord, à une autre fois, la réalisation de leur beau rêve. Mais lachose se fera, soyez-en sûrs, un jour ou l’autre, peut-être demain,peut-être ce soir.

– Allons, dit Maurin, à table !Toutes ces belles histoires ne valent pas en ce moment un chaponbien huilé, accompagné d’une aile de perdigaoù. Faites-vous desforces, Tonia, que tout à l’heure il vous faudra redescendrejusqu’à la ville des Pignes. »

Et se tournant vers l’ermite :

« Ta première histoire, saint homme, nevaut pas, bien sûr, le prix que je t’en ai donné. La seconde vautmieux, mais je la connaissais. Je ne te l’ai fait conter que pouramuser cette demoiselle. Et cette fois tu as réussi… Repasse-moi lasalade… Ton vin vaut mieux que tes histoires.

– Il y a en ce monde, dit l’ermite, desvignerons charitables ; d’ailleurs le vin se vend si mal,cette année, qu’ils peuvent facilement en donner aux pauvres, sansmême y avoir aucun mérite devant Dieu. C’est pourquoi j’en ai reçude bon, sans avoir, moi, à en être reconnaissant. »

Sous l’ombre des pins trouée de taches desoleil, ils mangèrent de grand appétit, tous trois, en silence,longtemps. Quand on fut au dessert de figues sèches, à la liqueurde fenouillet et à la pipe, l’ermite aux lèvres reluisantes repritla parole :

« Si cela vous amuse, fit-il, je puisvous en conter d’autres, de mes histoires. Tenez, j’ai vu ici, pasplus tard que l’autre jour, une compagnie de chasseurs qui, audessert, jouaient à imiter une chasse : « Vé !vé ! lou lapin ! vé ! la lièvre ! vé ! lesperdreaux ! » Et chacun sur la bête annoncée tirait,selon ses munitions, un coup seul, pan ! ou un coup doublepan ! pan ! ou deux coups doubles pan ! pan !pan ! pan !… vous ne devinerez jamais avec quelfusil…

– Saint homme ! dit gravementMaurin, silence ! je ne vous comprends que trop ! Celasuffit… Je vous excuse parce que j’ai toujours entendu dire que lesgens qui ont fait des vœux de chasteté aiment certainesplaisanteries qui les aident à prendre gaiement leur malheur… Maisj’ai là-dessus mon idée ; et mon idée, c’est qu’il y a deschasses qu’on ne doit faire que tout seul et des paroles qu’unhomme ne doit dire qu’à lui-même, comme fait par habitude mon amiParlo-soulet. Ta dernière histoire me déplaît.

– Cela m’étonne, dit l’ermite, car unechose rend drôles toutes mes histoires, à ce que m’ont assurél’autre jour des dames de Paris, c’est la robe que je porte.

– Je m’en doutais ! fit Maurin, tues un imbécile quand tu es tout nu !

– Monsieur, dit l’ermite, complètementivre mais profondément vexé, je peux vous faire voir…

– As-tu un lit ? interrogeaMaurin.

– Parbleu, dit l’ermite. Et de pailletoute fraîche.

– Eh bien, va te coucher. »

L’ermite, avec la docilité d’un ivrogne qui aété sacristain, y alla.

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