Maurin des Maures

Chapitre 3Dialogue d’un préfet et d’un secrétaire archiviste, par où l’onverra qu’en Provence la chasse à la casquette n’enrichit pas leschapeliers.

 

Si le gendarme Martello Alessandri n’avait pasété, lui aussi, comme le garde Orsini Antonio, tout nouveau venudans la région, il aurait prévu qu’un procès-verbal contre Maurindes Maures pourrait bien être chose parfaitement désagréable àM. le préfet, Adolphe Désorty, fort aimable homme,administrateur attentif, politique de quelque sens, et grandchasseur devant l’Éternel.

M. Désorty était tout jeune encore.Naguère l’un des premiers sous-préfets de France, à trente ans, ilétait préfet du Var depuis deux mois.

M. Désorty savait déjà que Maurin desMaures était un homme à ménager.

Il n’ignorait pas que Maurin avait la plusgrande influence sur les élections, tant municipales quenationales, dans tout le département, et il avait décidé des’attacher le coureur des bois, dans la mesure du possible.

Et voici comment il avait été renseigné surMaurin, peu de jours avant que le sous-préfet de Toulon luiannonçât le conflit survenu entre le braconnier et lesgendarmes.

Un de ses nouveaux amis, membre del’académie de Draguignan, M. Ripert, venait de luivanter l’ordre excellent des archives départementales et ill’entretenait d’un document nouveau qu’on avait découvert touchantla chartreuse de La Verne, beau monastère en ruines qui date duXIIesiècle et qui est la gloire de la région des Maures.Le préfet l’interrompit.

« Est-ce que vraiment, monsieur Ripert,ces Maures dont on me rebat les oreilles sont un pays aussi beauqu’on le prétend ? »

M. Ripert répondit couramment :

« Un pays merveilleux, monsieur lePréfet, un groupe de montagnes qui, selon l’expression deM. Élisée Reclus, servit de boulevard aux Maures pendant lecours des IXe et Xe siècles et qui forme àlui seul « un système orographique parfaitement limité ».Le massif des Maures est séparé des montagnes environnantes par lesvallées de l’Aille, de l’Argens, du Gapeau. Ces vallées sont largeset le massif est isolé. C’est comme un îlot montagneux dans laplaine et comme une île de gneiss et de schistes et de granit aumilieu des calcaires. Le chemin de fer de Marseille à Nicecontourne le massif au nord. Une route le traverse dans toute salongueur qui n’a pas moins de quinze lieues. Voici d’ailleurs,monsieur le Préfet, le texte même de M. Élisée Reclus… Ildit :

– Vous l’avez sur vous ?

– Je l’ai cité dans un petit guide àl’usage des étrangers, que je me permettrai de vousoffrir. »

Et, tirant un petit volume de sa poche,M. Ripert lut les lignes suivantes :

« – Ces montagnes, dignes au plushaut degré de l’intérêt du savant par la constitution géologique deleurs roches et le nombre de leurs plantes rares, devraient êtreégalement visitées par les simples touristes amoureux de la nature.Aussi bien que les Alpes et les Pyrénées, le système des Maures,qui couvre seulement une superficie de huit cents kilomètrescarrés, et dont la hauteur moyenne ne dépasse pas quatre centsmètres, a sa chaîne principale et ses chaînons latéraux, sesvallons et ses gorges, ses torrents et ses rivières ; il amême son bassin fluvial complètement fermé, offrant en miniaturetous les phénomènes que présentent les vallées des grandsfleuves. »

– Très bien ! dit le préfet, maisvos renseignements personnels ?… Y a-t-il du gibier dans vosmontagnes ? Et d’abord vous-même,chassez-vous ? »

L’académicien sourit du même sourire qu’auraiteu à cette question l’évêque Myriel de Digne, lequel se donna uneentorse, comme on sait, pour ne pas écraser une fourmi.

« Monsieur le Préfet, dit-il, lesDracénois ont connu un chasseur, qui était chef de division ennotre bonne préfecture du Var et qui s’appelait François Dol. Dolfut poète ; je vous donnerai son œuvre posthume, œuvre d’unvrai et subtil lettré, et qui fut publiée par les soins de sesamis. Vous y trouverez un poème sur la chasse aux merles et mêmesur la chasse aux perdrix… C’est tout ce que je sais sur le gibierdans le département du Var… Interrogez-moi sur la chartreuse de laVerne… sur la date probable de la fondation de Bormes, 300 avantJésus-Christ… mais…

– On dit qu’il y a beaucoup de sangliers,dans votre massif des Maures ? interrompitM. Désorty.

– Monsieur le Préfet, appelez votrejardinier. Les deux célèbres chasseurs de Saint-Raphaël, les frèresPons sont ses propres neveux. Les frères Pons sont les émules dePrime, le héros de Collobrières et de Maurin des Maures, leurmaître à tous.

« Leur oncle, maître Pons, vous dira,étant chasseur lui-même, tout ce que vous désirez savoir.

« Nous avons séance aujourd’hui àl’Académie et je suis forcé de vous quitter ; croyez-moi,appelez maître Pons. »

Maître Pons fut appelé. Le préfet apprit parlui que le sanglier ne manque pas dans les Maures, qu’il y est mêmepour les agriculteurs un voisin nuisible. M. Désorty, tropParisien pour croire au gibier du Midi, était persuadé que, dans leVar, les chapeliers sont vite enrichis par la chasse à lacasquette. Il le dit à maître Pons et tomba des nues quand le vieuxjardinier lui apprit que les préfets ordonnaient de temps en tempsdes battues sur les domaines de l’État, dans les Maures ou dansl’Esterel, et, qu’on chargeait des braconniers du pays, célèbrespour leur habileté à débusquer l’animal, d’organiser ces grandeschasses.

« Des braconniers ! se récria lepréfet.

– On appelle braconniers, chez nous, ditmaître Pons, les chasseurs pour de bon, ceux qui rencontrent dugibier, ceux qui en font sortir de terre, et qui en tuent, et nonpas ceux qui chassent en fraude. Le nom de braconnier est ici untitre honorifique.

« Si vous voulez, termina-t-il, unebattue dans l’Esterel, prenez les frères Pons, mes neveux. Si vousvoulez une battue dans les Maures, adressez-vous à Maurin, qui estle Roi des Maures. Du reste, lui et mes neveux sont très bons amis,et s’ils veulent s’associer tous trois, les choses n’iront quemieux.

– Et où trouver ces compagnons ?

–Je me charge de mes neveux, monsieur lePréfet. Ce sont d’honnêtes tailleurs de pierre qui, partis tous lesmatins deux heures avant le jour, sont rentrés tous les soirs dansleur maison de Saint-Raphaël une heure après le soleil couché.L’aîné a même un génie de sculpteur, mais il ne l’a pascultivé.

– Et en quel temps taillent-ils lapierre ? » interrogea le préfet.

– Ils ne la taillent plus depuis qu’ilsse sont aperçus que la chasse leur est plus lucrative que leurmétier. »

Le préfet regarda maître Pons d’une certainemanière. À ce regard qu’il comprit fort bien, maître Ponsrépliqua :

« Je dois vous dire, monsieur le Préfet,que nous rions dans notre barbe quand les Parisiens se refusent àcroire à l’existence de notre gibier. Et nous accréditonsvolontiers cette erreur… Comme ça, nous gardons tout le gibier pournous !

– Revenons à Maurin, dit le préfetsceptique ; où peut-on le trouver ?

– Le diable seul sait où il est perché.Il a bien sa cabane de bois à la Foux, dans le golfe deSaint-Tropez. Là demeure sa vieille mère avec le plus petit desdeux fils de Maurin.

– Et où sont ses autresenfants ? »

Ici maître Pons sourit d’un air capable etcligna de l’œil.

« Est-ce qu’on sait ? Un peupartout !

– Vraiment ?

– Comme j’ai l’honneur de le laisserdeviner à monsieur le Préfet, dit maître Pons, narquois.

– On ne s’embête pas en Provence !dit le préfet.

– Quant à Maurin, dit Pons, si on veut levoir, il n’y a qu’un moyen. On écrit aux maîtres d’école, auxgardes, aux gendarmes et aux maires de le prévenir s’ils lerencontrent.

– Les gendarmes et les maires… de quellescommunes ? » interrogea le préfet. »

Maître Pons répliqua sans hésiter, tout d’untrait :

« Des communes d’Hyères, de La Londe, deBormes, de Collobrières, de Pignans, de Gonfaron, de LaGarde-Freinet, des Mayons-du-Luc, de Cogolin, de La Molle, deSaint-Tropez, de Sainte-Maxime et du Muy. Ce sont ses villes.

– Comment ! ses villes ?… Lesvilles de qui ?

– Les villes de Maurin,pardi ! »

Le préfet se met à rire.

– C’est donc vraiment un roi ?

– Comme j’ai eu l’honneur de vous ledire, monsieur le Préfet.

– Et, quels sont ses rapports avec laRépublique française, le savez-vous, maître Pons ? » ditle préfet d’un air grave.

– Excellents, monsieur le Préfet. Maurinne chasse jamais sur les terres de l’État. Jamais garde ni gendarmen’a encore verbalisé contre lui. Maurin ne chasse pas en tempsprohibé… tout au plus la veille ou l’avant-veille de l’ouverturepour ne pas laisser trop de gibier dans les endroits faciles auxgens des villes… Maurin tend quelques pièges peut-être par-cipar-là, mais les renards, les fouines, les chats sauvages et mêmeles sangliers sont des animaux nuisibles dont Maurin est l’ennemijuré. – Maurin aime sa mère et s’occupe beaucoup du plus jeune deses fils…

– Et pas des autres, c’est entendu !dit le préfet, riant.

– Un peu moins peut-être, je ne sais pas,c’est son affaire, monsieur le Préfet ; mais on peut être sûrqu’il fait ce qu’il doit, selon les circonstances naturellement…Enfin, Maurin est un brave homme, monsieur le Préfet, tout le paysvous le dira ; c’est un révolutionnaire degouvernement. »

Le préfet se frottait les mains.

« Vous dites ?… les noms des villesde Maurin ? »

Maître Pons dicta. Le préfet écrivit pourfaire demander à Maurin d’organiser une battue à laquelle étaientinvités un sénateur, deux députés, un général, un candidat à ladéputation et une ou deux belles dames…

… Et voilà pourquoi le procès-verbal dugendarme Alessandri fut très mal reçu à Toulon. Le sous-préfet deToulon partit pour Draguignan afin d’en conférer avec le préfet… Lepréfet se disait que persécuter Maurin sans de graves motifs, ceserait non seulement être l’ennemi de son propre plaisir, maisencore s’aliéner l’esprit de toutes les villes que maître Ponsénumérait si couramment comme soumises à l’influence du Roi desMaures.

« C’est égal – répétait à maître PonsM. le préfet, chaque fois qu’il le rencontrait –, ça m’étonneque vous ayez du gibier en Provence !

– Monsieur le Préfet lui répondit un jourmaître Pons, justement et respectueusement impatienté –, monsieurle Préfet, interrogez les chapeliers du département : aucunn’est bien riche. Réfléchissez donc que tous feraient fortune cheznous, si l’on n’y chassait qu’à la casquette, car sur vingt millehabitants on compte douze mille chasseurs ! Eh bien, lescasquettiers se plaignent. »

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