Maurin des Maures

Chapitre 40De la mémorable conversation qu’eurent ensemble Maurin des Maureset son ami Caboufigue, ex-roi des nègres, berger de crocodiles,conservateur radical et candidat à la députation.

 

Le premier magistrat de Gonfaron fit envoyer àqui de droit son procès-verbal qui suivit le cours ordinaire.

« Insulte à un agent de la force publiqueet à un magistrat dans l’exercice de ses fonctions ! » EnFrance, rien n’est plus grave ; dans ce pays de liberté,l’insulte à un honnête citoyen ne se paie pas ou coûte vingt sous àpeine, tandis que le juste reproche à un policier indigne s’expiedans les fers des sombres cachots, ce qui a fait dire à un illustrerépublicain de Venise voyageant en France : « Vive le roid’Italie ! »

Le procès-verbal Gonfaronnais réveilla contreMaurin plusieurs griefs endormis. Les journaux du département,chacun selon sa couleur politique, avaient raconté l’histoire desaint Martin avec des commentaires aggravants. Les uns dansl’intention d’exagérer la faute de Maurin, les autres pour exaltersa gloire dénaturèrent si bien les faits que l’aventure fut connueen haut lieu ; et, à cette occasion, les coupures des journauxconstituèrent au ministère de l’Intérieur, malgré les explicationsfavorables du préfet du Var, un dossier ambigu concernant Maurin,dit le roi des Maures ou le don Juan des Maures, « personnageà surveiller ».

« Qu’on nous amène, une fois pour toutes,ce diable d’homme qui fait trop parler de lui ! » déclarale parquet.

Toutes les brigades furent avisées etAlessandri trouva des prétextes pour faire sur les routes desMaures de plus fréquentes incursions.

Maurin fut prévenu par M. Rinal, qu’avaitprévenu M. Cabissol. Rendez-vous fut pris chez M. Rinalentre ces trois personnages.

« Vous êtes incorrigible, Maurin, ditCabissol, mais vous suivez votre nature et il serait un peuridicule d’insister. Cependant, tâchez, nous vous en prions, devous résister un peu à vous-même. Surtout, évitez plus que jamaisla rencontre des gendarmes. Ne faites pas quelque sottise quiachèverait de vous mettre à dos les pouvoirs constitués. Cettealerte passera comme le reste. En attendant, les électionsapprochent et je suis chargé de vous prier : premièrement depréparer çà et là, au hasard de vos promenades, la candidatureVérignon ; deuxièmement de combattre celle du comte de Siblasqui peut nous gêner beaucoup ; troisièmement d’empêcher, s’ilse peut, celle de votre ami Caboufigue.

– Caboufigue se présente ! ditMaurin suffoqué d’étonnement. Ah ! par exemple, celle-là elleempoisse !

– Il en a parlé ; il n’est pas sansinfluence. Il est énormément riche ; il a doté telle communed’une fontaine Wallace, telle autre d’un buste de la République enfonte bronzée. Donc, il peut nous gêner beaucoup.

– Caboufigue se présente ! murmuraitMaurin stupéfait. Ah ! ben, ce n’est donc pas à Gonfaronseulement que les ânes veulent voler ! Vous pouvez compter queje parlerai à Caboufigue.

« Nous avons été pauvres ensemble quandj’avais huit ans et qu’il en avait seize. Nous fûmes alors moussessur le même bateau de pêche. Il bedonnait déjà, le porc ! Nousnous roulions ensemble, à moitié nus, sur les plages de Cavalaireet du Lavandou. Depuis, il a fait fortune dans les mers lointaines,au diable ; on dit qu’il a été roi chez les nègres ; ils’est enrichi, je crois, dans les dents d’éléphants et dans lespeaux humaines… Vous pouvez compter que je le verrai et que je luidirai ce qu’il faut ! Caboufigue député ! Ah ! non,je ne verrai pas ça ! j’en ferais une maladie, misère demoi ! »

Il ajouta avec un accent d’ironieimpayable :

« Qu’on le décore, passe ! maisdéputé, représentant du peuple ! ah ! non, pas ça !et j’en fais mon affaire ! »

Le lendemain matin, Maurin empruntal’embarcation d’un de ses amis, pêcheur au Lavandou, pour se rendreà Porquerolles, l’une des îles d’Hyères. Il emportait son fusil etil avait Hercule avec lui.

Le vent était favorable. Il hissa la voile etse mit à la barre. L’embarcation, inclinée, la quille presque horsde l’eau, filait comme une mouette.

Jamais les chevaux des gendarmes ne pourraientsuivre Maurin par ce chemin-là !

Maurin allait rendre visite à son vieuxcollègue Caboufigue.

Caboufigue était, comme Maurin, un enfant deSaint-Tropez. Mais Caboufigue, neveu d’un oncle propriétaire dechênes-lièges, ayant hérité, vers l’âge de vingt ans, d’une honnêteaisance, s’était lancé dans les affaires. Il s’était fait armateur.Il n’avait qu’une instruction sommaire, mais il se trouva qu’ilavait le génie du négoce et de la finance. Il avait entrepris plusd’un voyage d’où il était vraiment revenu cousu d’or et chargéd’or.

Ce personnage bizarre avait été roi quelquetemps d’une peuplade de nègres chasseurs, tributaires du négusMénélik. Plus tard, il avait été, durant trois années, un peumédecin du shah de Perse qui, disait-on, l’avait payé d’unecargaison de pierres précieuses.

Caboufigue était trente fois millionnaire etil était en passe de doubler sa fortune, grâce à une opérationextraordinaire qu’il dirigeait en Amérique. Au fond, c’était unemanière d’homme de génie. Le génie des affaires n’exige pasl’élévation des idées et des sentiments. C’est même souvent lecontraire. Caboufigue, sous sa redingote établie par l’un desmeilleurs faiseurs parisiens, avait l’air d’un roulier normandplutôt que d’un parvenu provençal. Il continuait à s’exprimer dansun français canaille semé de locutions triviales. Il parlait, sil’on veut, la langue de Maurin. Mais Maurin la parlait en homme dela nature et Caboufigue en homme des rues. Cependant Caboufigueavait trois secrétaires, tous trois licenciés en droit.

Caboufigue, qui avait quarante-deux ans, avaitépousé dans sa jeunesse la fille d’une épicière de Sainte-Maxime,Amélie, qu’il appelait Mélia et qui savait à peine lire, mais quiprenait encore aujourd’hui, à quarante ans, des leçons degrammaire, d’orthographe, de piano, de mandoline et de danse.

Sa femme et lui avaient, comme beaucoupd’autres parvenus, le goût le plus vif pour la noblesse ; maispourtant, on doit le dire, ils ne reniaient ni leurs origines nileurs anciens amis. Cela les eût réduits à une quasi-solitude.

Caboufigue avait un fils à Paris, gommeuxd’importance, qui venait de temps en temps chasser à Porquerollesavec quelques désœuvrés. Caboufigue possédait l’île dePorquerolles. Il avait fait construire là un magnifique château,d’où l’on apercevait toute la côte avec ses golfes et ses caps,d’un côté jusqu’à Camara, de l’autre jusqu’à Saint-Mandrier et à larade de Toulon.

Or, Maurin, deux heures après son départ duLavandou, tranquillement assis sur la terrasse du château de l’îled’or, disait à Caboufigue :

« Pas possible ! alors, tu l’asreconnue ?… à Paris ? C’est bien elle ?

– Voui, c’est bien elle, la mère deCésariot ! Je ne l’avais, d’ailleurs, jamais perdue devue.

– Et qui a-t-elle épousé ?

– Je ne peux pas te le dire, fitCaboufigue d’un air important… Tu comprends, j’ai de grandesaffaires, là-bas, à Paris, avec les plus gros messieurs… je ne veuxpas compromettre mes intérêts. Il y a des choses que je ne dois pasdire. Et puis, à quoi ça te servirait-il, hé ?

– Bougre ! fit Maurin, comme ça ellea épousé un si gros monsieur !… quelque préfetpeut-être ?

– Mieux que ça !

– Oï ! un général ?

– Mieux que ça !

– Le fils du président de laRépublique ?

– Mieux que ça !

– Noum dé pas Dioù, fit Maurin,si par malheur il y avait encore des rois, je dirais : leroi ? »

Et il ajouta philosophiquement :

« Je crois que je leur porte bonheur àmes femmes. Après m’avoir eu, elles réussissent toutes… Du resterien ne m’étonne. Tu as bien été roi quelque part, toi.

– Oh ! des nègres », ditmodestement Caboufigue.

– Mon Dieu ! tu n’es pas très blanctoi-même », dit finement Maurin en clignant de l’œil versCaboufigue, comme pour lui faire avouer la noirceur de son âme.

Ils devisaient de la sorte, Maurin« laissant venir » et attendant l’occasion propice pourattaquer la question électorale qu’il était venu régler. Après unmoment de silence :

« Tant mieux pour elle, dit Maurin, sielle est devenue une princesse. Qui elle est ou qui elle n’est pas,je n’ai rien à en faire pour le présent, quoique, si je le savais,je n’irais pas trahir « la cause » en mal parlant de ladame d’un de nos seigneurs de la République. Du reste, elle ne m’afait aucun mal, au contraire.

– En ne pas te révélant son nom, insistaCaboufigue, je crois que j’ai raison. J’ai, s’il faut te le dire,de gros interêts communs avec son mari rapport à mon affaired’Amérique. Il y a là des millions à gagner. Avant dix ans, j’auraidoublé ma fortune.

– Les porcs sont faits pour faire dugras-double, dit sentencieusement Maurin… Il est naturel que tuveuilles doubler ta couenne ! »

Caboufigue enchanté se mit à rire lourdementd’un air d’intelligence.

« Et, lui dit Maurin, est-ce que c’est unsecret, ton affaire d’Amérique ?

– Non, dit Caboufigue. Ce n’est pas unsecret, vu que mon établissement est fondé. J’ai, à ce jour, untroupeau de cinq mille têtes qui est en plein rendement dans laFloride.

– Des têtes de quoi ? interrogeaMaurin.

– D’alligators, dit Caboufigue.

– C’est, je crois, une sorte debœuf ? demanda Maurin.

– Non, dit Caboufigue, c’est une manièrede crocodile.

– Berger de crocodiles, dit Maurin sanss’étonner, ça devait t’arriver, ça, gros goulu ! Et qu’est-cequ’ils rendent, tes crocodiles ?

– Ils rendent des bottes pour lesgentlemen et des bottines pour les ladies. Le prince de Galles m’ena déjà commandé douze paires.

– Et c’est pour arriver à être cordonnierque tu te donnes tant de peines, mon pauvre Caboufigue !

– Cordonnier ! se récria ledémocrate Caboufigue indigné.

– Quand tu ferais des savates avec lapeau des anges, dit Maurin méprisant, la qualité de la peau ne techangerait pas ton métier…

– C’est une affaire qui étonnera lemonde, mon affaire d’alligators, dit Caboufigue. Une affaire d’or.Tout l’hiver, mes bêtes dorment. Donc, elles n’ont pas besoin denourriture pendant ce temps-là. Et le reste du temps, comme ellesn’aiment que la viande gâtée, je les nourris gratis en débarrassantles marchés publics et les fabriques de conserves de toutes leurspourritures.

– Alors, dit Maurin, que leurrestera-t-il, à celles-là ?

– Ce qui m’embête, dit Caboufigue, c’estque les grands alligators ont l’habitude de dévorer les petits.

– Ça ne devrait pas t’étonner, ditMaurin.

– Ça ne m’étonne pas du tout, mais ça meporte préjudice. Il faut que je protège les jeunes. Cela demande,pour la surveillance, un grand personnel, car chaque femelle medonne une soixantaine d’œufs que le mâle guette pour lesdévorer ; dès qu’elle les a pondus, la femelle ne s’en occupeplus.

– Aussi, dit Maurin, soixante enfants àla fois ! autant qu’il y a de minutes dans une heure !Té ! ajouta-t-il, je commence à croire que je suis, comme toi,un homme d’importance, puisque je pourrais gâter de si grossesaffaires. Quant à Césariot, sa mère aurait mieux fait de me leconfier tout petit, au lieu de me le cacher. Je ne suis pas un detes alligators, moi !

– Comme ça, dit Caboufigue, tu t’es faitconnaître de Césariot ? et tu me disais tout à l’heure que samanière de se comporter t’inquiète ?

– C’est embêtant pour un chêne, ditMaurin, de voir sortir de sa graine une ortie bonne à pasgrand-chose. Quand une fille est devenue mère, on devrait l’estimerpour ça, au lieu qu’on l’encourage à cacher le petit ; et lesenfants qu’on abandonne, ça fait des hommes qui s’enragent. J’aiconnu trop tard celui-ci. J’étais trop jeune quand je l’aieu ; ça n’est pas ma faute… S’il tourne bien, il sera de meshéritiers, mais il n’en prend pas la route !

– Il est jeune, il peut changer »,dit Caboufigue.

Puis, avec un ton de pitié bête parce qu’elleétait dédaigneuse :

« Tu aurais dû être riche de naissance.Tu aurais été plus heureux en femmes, car ce n’est pas le nombrequi fait le bonheur.

– Sur cette question, dit Maurin, j’aimes idées. L’amour et la fortune ne vont pas toujours par la mêmeroute. Un pauvre est souvent plus heureux qu’un roi.

– Quand j’étais roi chez les nègres, ditCaboufigue – en assurant sur sa tête son grand chapeau defeutre posé en couronne, un peu en arrière – , j’ai pensé biensouvent qu’il y a une destinée pour chacun de nous, et qu’on nepeut pas la changer. La mienne est dans la richesse et lesgrandeurs. La tienne, mon brave Maurin, est de transpercer desperdrix, des lièvres et des cœurs de femmes.

– Et des sangliers ! complétaMaurin. J’ai trente-quatre queues de porcs à la maison… une vraiefortune, comme tu vois ! Est-ce que tu ne pourrais pas monterune affaire avec mes queues de cochon ? Je te les donnerais debon cœur !… Tiens, mon pauvre Caboufigue, apprends que je nechangerais pas avec toi ! J’ai beau te regarder, tu ne semblespas heureux, Caboufigue. Et tu ne devais pas l’être, même quand tuétais roi…

– Je suis heureux, dit Caboufigue, quimentait par orgueil : je suis heureux.

– Je suis curieux de ton bonheur, ditMaurin, explique-le-moi.

– Depuis les princes et les ministres, enpassant par les préfets et les notaires, pour arriver à mes enfantset à mes domestiques, tout le monde, dit fastueusement Caboufigue,me parle de mon argent, m’en emprunte ou m’en vole !

– Tu as le bonheur facile, dit Maurin.S’il ne faut que te demander ta bourse pour te rendre heureux,passe-la-moi, je te la rendrai.

– Tu me comprends mal ou tu faissemblant, Maurin. J’ai voulu dire que l’or me rend heureux parcequ’il met le monde à mes pieds.

– Le monde ? fit Maurin. Alors, jene suis pas du monde, car je ne suis pas à tes pieds.

– C’est vrai, fit Caboufigue, tu ne m’asjamais jusqu’ici demandé d’argent. Voilà pourquoi je t’ai toujoursaimé.

– Et, dit Maurin, en riant de l’enflureet de la franchise du financier, tu ne m’en as jamaisoffert !

– En veux-tu ?… un peu ? »dit Caboufigue.

– Ça me coûterait trop cher.

– Et quoi ?

– Un rien de ma liberté.

– Sacré Maurin ! s’écria Caboufigue,sais-tu que tu es un phénomène ! Depuis que j’ai beaucoupd’argent, tu es le seul homme avec qui j’aie pu causer deux heuresde file sans qu’il m’ait soutiré cinq francs ou cinq centmille.

– Et, dit Maurin, je ne t’en soutireraijamais. L’argent brouille les amis.

– Tu as raison », dit Caboufigued’un ton de conviction inimitable.

Et il ajouta, en serrant la main de son vieuxcollègue :

« Pas d’argent entrenous ! »

Là-dessus, pour bien prouver qu’il étaitheureux, il fit visiter ses nouvelles plantations de végétaux rareset l’aménagement de son château et des dépendances à son hôte,qu’il croyait émerveiller.

« Mon fils et ma femme sont allés àToulon avec mon yacht. Ils ont profité du beau temps ; tu lesverras ; si tu restes jusqu’à demain.

– Non, dit Maurin, si le vent s’y prête,je partirai tout à l’heure ; j’ai plus d’une affaire.

– Je connais la phrase, canaille !fit gaiement le Crésus de l’île d’or. Ça signifie qu’une petitefemme t’attend quelque part, qué ? Tu es donc toujours lemême ? un don Juan, le don Juan des Maures, comme s’exprime lepercepteur de Collobrières !

– Je mourrai le fusil au poing, déclaraMaurin.

– Et la main sur le cœur, conclutCaboufigue. Té ! admire un peu mes cygnes sur mon bassin… J’aide l’eau à volonté, maintenant, avec des citernes qui me coûtentles yeux de la tête.

– C’est cher, dit Maurin, j’aime mieuxavoir mes yeux que posséder tes citernes.

– Et regarde-moi ce port que j’ai creuséà la dynamite.

– Je pensais bien, répliqua Maurin agacé,que tu ne l’as pas creusé avec les dents.

– Et ces faisans sauvages, vé !là-bas, à qui je fais distribuer des œufs de fourmis trois fois parsemaine, au temps des amours !

– Peuh ! dit Maurin, desfaisans ! des faisans, ça n’est jamais que des volailles quifont des embarras !

– Quel animal ! dit Caboufigue enfrappant sur le ventre de Maurin, rien ne l’étonne !

– Ce qui m’étonnerait, dit Maurin de plusen plus agacé, ce serait de voir un riche ne pas vanter bêtement safortune devant un pauvre ! Mais ça, je ne l’ai jamais vu. Surcette question-là, le plus malin d’entre vous devient tout à coupaussi sot qu’un autre.

– T’aurais-je fâché ? » ditCaboufigue avec un accent d’inquiétude sincère.

– Pas beaucoup, milord ! ripostaMaurin. Quand on me fâche, on n’a pas à me le demander, parce qu’onle sait tout de suite. Seulement, je n’aime pas qu’on me frappe surle ventre, à moins d’être mon égal en fortune. Et toi, Caboufigue,tu es trop riche pour avoir le droit de le faire, comment ne lecomprends-tu pas ? Je ne pourrais, vois-tu, te rendre lapareille qu’en te frappant sur la tête, pourquoi ta tête… ellepense comme mon ventre ! Voilà ce que j’avais à tedire. »

Caboufigue avait de brusques retours à dessimplicités de cœur vraiment touchantes ; il avoua tout à coupses misères :

« Tu claques sec, Maurin ! dit-il.C’est pour ça aussi que je t’aime… Tous les autres me caressent, jete dis, et lèchent mes bottes… Ah ! si tu savais !… Quandje me dis si heureux, c’est un peu pour faire le fendant, mais j’envois de dures, va ! Quand un journal me flatte, c’est pouravoir de l’argent. Quand il m’attaque, c’est pour avoir del’argent. Les banquiers me menacent, les députés me menacent, lesrois même me menacent… Il y a des moments où j’enverrais la fortuneau diable…

– Oui, dit Maurin, seulement cesmoments-là passent vite ; il en vient d’autres à la suite…

– Tiens, mon fils a voulu être baron. Ill’est. Il a acheté ce titre au pape. Une bagatelle : trentemille cinq cents francs, mais je n’ai jamais vu les reçus ; etje crois que mon fils a pris le titre en empochant les trente millecinq cents…

– Il a bougrement bien fait, dit Maurin,de ne pas payer ce qu’on peut avoir pour rien, sans faire de tort àpersonne.

– Puisque tu as assez vu mes richesses,viens voir mon agachon, un petit cabanon que je me suis faitconstruire pour moi tout seul, au bord de la mer. »

Ils y allèrent. C’était une étroite cabane demaçonnerie, toute pareille à celles où, le dimanche, les pauvresgens de Provence vont manger la bouillabaisse, quand ils ont lebonheur d’avoir quelques centaines de francs pour fairebâtir.

À l’intérieur, deux chaises de paille, unetable de bois blanc, un pot ébréché, quelques bouteilles de vin etdes instruments de pêche.

« Je viens ici, des fois – ditCaboufigue, grand comme l’antique –, pour m’amuser à oublier que jesuis riche.

– Ça doit être un gros travail, cejeu-là ! répliqua Maurin ; tu dois être en nage lesoir !

– Le gros travail, c’est d’administrertant d’argent, dit Caboufigue en soupirant.

– Gros travail pour peu de chose, ditMaurin, puisque ça ne te rend pas meilleur un bon œuf à la coque.Mais pourquoi, poursuivit-il, as-tu choisi une île pour y faireconstruire ton habitation principale ?

– Parce que, expliqua Caboufigue, j’ysuis moins dérangé par les uns et les autres, par tous les affamésqui veulent manger dans ma main.

– Pauvre homme ! s’exclama Maurin.Si j’ai bien compris ton affaire, tu es comme qui dirait leprisonnier de ton or, tandis que moi, Maurin, j’ai les ailes de lamisère ! »

Ces derniers mots, dits en français avecl’accent de Provence, eurent une saveur inexprimable et Caboufiguesoupira de nouveau.

« Si le bonheur, reprit Maurin, c’étaitla fortune, il y aurait vraiment trop de malheureux ; et, dedésespoir, le monde finirait. »

La profondeur de cette parole échappa àCaboufigue.

Maurin reprit :

« Le bon valet d’un maître riche a moinsde peine, au fond, que son maître… Et dire qu’il y a des gens quiauraient peur d’être domestiques ! Comme si tout le monden’était pas le domestique de quelqu’un !

« Chacun de nous sert en ce monde. Tiens,moi qui suis un enfant de la nature, j’ai des clients pour mongibier et je les sers à l’heure et à la minute !

– Moi, dit Caboufigue fièrement, je nesers personne.

– Quand ça ne serait que tes« ligators », que tu nourris de pourriture ! ditMaurin, et tes actionnaires qui vivent de tes ligators !… etpuis… »

Ici, jugeant qu’il était temps d’attaquer laquestion pour laquelle il était venu, il s’arrêta et, clignant del’œil :

« Et puis… quand tu seras député, car tuveux l’être… Au fait, pourquoi me parles-tu de tout excepté de tonambition ? Je t’attendais.

– Ah ! tu sais ça ? fit l’autreétonné, avec une nuance d’embarras ; et comment lesais-tu ? Je n’en ai encore parlé qu’au préfet, dans sonbureau à la préfecture.

– Il devait y avoir des murs, ditMaurin.

– Alors, insinua Caboufigue, tu m’aiderasun peu, j’espère ?

– Enfin, nous y voilà… Eh bien, je suisvenu ici pour te dire que je te connais trop pour t’aider, ditMaurin, qui touchait enfin au point précis où il voulait en venir.Tu serais trop malheureux.

– Et en quoi ? dit Caboufigue. Jeferais un bon ministre tout comme un autre.

– Pas comme un autre ! dit Maurin.Et beaucoup moins bon que beaucoup d’autres.

– Pourquoi ça, Maurin ? J’ail’habitude des affaires.

– Des tiennes, Caboufigue. Et c’est ceque je veux dire. Ce sont les tiennes que tu ferais. Je voudrais,bien volontiers, que nos députés sortent tous, comme toi, de laterre du pays. Mais encore faut-il qu’ils aient une autre figure.Regarde-toi, Caboufigue, avec tes vingt mentons, tu sues tonégoïsme ! Et si tu veux m’en croire, tu n’essaieras pas d’êtredéputé. Tu ne peux l’être qu’à coups d’argent. Tes électeurs tedemanderont la lune, et il faudra bien la leur promettre. Bien despauvres gens parleront, si tu le veux, en ta faveur, et pour toi seferont canailles, et pour cent sous te vendront leur voix, autantdire qu’ils essaieront de te vendre la pauvre France. Descandidatures comme la tienne, ça vous détruit un pays.

« Fais ta fortune, Caboufigue, mais ne temêle pas de faire la nôtre ; que le grand saint Martin, quandil aura remplacé Dieu, nous en garde ! Nous y perdrions lesplumes qui nous restent. Ton argent nous coûterait trop cher. C’estavec des bons diables comme toi, avec des bergers de crocodilessans grande méchanceté au fond, mais gonflés d’eux-mêmes comme tesfaisans, qu’on fait la bassesse d’un peuple. J’aime mieux être,quoiqu’un peu maigre, un vieux coq de montagne, qui vit d’un glandet qui a la pépie !

– Comme ça, dit Caboufigue, tu serascontre moi.

– Et avec moi, tout mon pays des Maures,comme un seul homme, foi de Maurin !

– Alors, dit Caboufigue, je suis…

– F… ichu ! dit Maurin.

– Et si je me fâchais ? ditCaboufigue.

– Toi ? tout cochon que tu es, tun’es pas bête. Et tu sais bien que j’ai raison… Té !s’exclama-t-il, tout à coup illuminé d’une idée subite… J’ai mieuxpour toi que la candidature. Si tu ne te présentes pas, je te feraidécorer !… Ça, voui, c’est fait pour toi. Ça t’ira comme desmanchettes.

– Tu ferais ça ? » s’écriaCaboufigue ébloui.

– Je sais bien que la croix, dit Maurin,ça ne s’achète pas toujours. Mais, à moins qu’il soit de ceux quila donnent aux autres, je n’ai jamais vu un homme un peu vraimentriche qui ne soit pas décoré, excepté toi. Comment as-tufait ? Ça me paraît plus difficile que tout le reste… Alors,rien que parce que tu ne l’as pas, moi, Maurin, je te la donne.

– Et comment feras-tu pour me la faireavoir ? interrogea l’anxieux et alléché Caboufigue.

– Tu me diras, un jour ou l’autre, lequelde nos grands hommes de la République elle a épousé, dit Maurin, etalors, de sûr, je te ferai décorer. Elle ne pourra pas me refuserça.

– Allons, déclara Caboufigue, je voisbien que tu n’abuseras pas du secret… C’est un secretd’État ! »

Et il se pencha vers l’oreille de Maurin.Maurin écouta sans broncher la révélation surprenante qui lui étaitfaite et dit seulement :

« C’est en effet le nom d’un des maîtresde la République. Et à présent, pourvu que tu t’engages à ne pas teprésenter à la députation, je m’engage, moi, à faire pour toi ceque j’ai dit. »

Ainsi le Roi des Maures disposait des plushautes récompenses nationales. Il se sentait fort de l’appui dupréfet et de M. Cabissol. Il avait conscience de remplir en cemoment une mission diplomatique.

« Alors, dit Caboufigue convaincu, c’estdit, je m’y engage : je ne serai pas candidat… Tupars ?

– Oui, dit Maurin, je vais à tesaffaires ; à te revoir. »

Tout en devisant, ils étaient revenus vers lapetite baie où Maurin avait amarré sa barque. Il sauta dedans,suivi d’Hercule, s’éloigna en quelques coups d’aviron, et hissa savoile latine.

Le vent, qui avait tourné juste à point pourle servir, le conduisit à Port-Cros où il comptait tuer, dans lachasse gardée de M. de Siblas, deux faisans qui luiavaient été « commandés » pour une noce au Lavandou.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer