Maurin des Maures

Chapitre 47Qu’il ne faut pas lire, parce qu’on y relate la profonde etennuyeuse conversation qu’eurent ensemble, – en présence de Maurindes Maures et de Parlo-soulet, – M. Rinal et M. Cabissol, lequel sedécida, pour en finir, à conter deux galéjades.

 

Le lendemain du jour où il avait conté à sesamis La Lièvre de juin, Maurin ne fut pas oisif.

Désireux de se rendre utile à son hôte, pourlui témoigner sa reconnaissance, il passait, en effet, sesaprès-midi devant un banc de menuisier, réparant une porte ou unvolet, un pied de table ou de chaise, car il faisait de ses mains,comme on dit, tout ce qu’il voulait, notre homme, et, dans une îledéserte, pourvu que le naufrage lui eût laissé quelques outils àpeu près, il eût été capable de construire une pénichepresque aussi bien que le charpentier du bord.

Le soir, après le dîner auquel assistaM. Cabissol et où, bien entendu, fut servi un poulet sanstête, la conversation prit un tour singulièrementphilosophique.

Lorsque arriva Pastouré, qui, silencieux à sonhabitude, s’assit sur son escabeau tout en allumant sa pipe, ladiscussion entre l’avocat et l’ancien chirurgien de marine battaitson plein.

Les deux chasseurs écoutaient, s’efforçant decomprendre, et comprenant en effet bien des choses, mais non pastout, et pour cause.

Les deux interlocuteurs parlaient deNietzsche.

À quel propos ?

À propos du sentiment de pitié auquel lelièvre de Pitalugue avait dû sa libération.

Le philosophe allemand, dissertant de lapitié, dit en propres termes : « Les petites gens latiennent aujourd’hui pour la vertu par excellence… Gardons-nous dela pitié. Soyons durs. »

« Il a bien raison, s’écriaitM. Rinal, Robespierre et Marat pitoyables, c’est la Révolutionfrançaise, l’émancipation du monde rendues impossibles.

– Cependant, répliquait M. Cabissolqui partageait, au fond, l’opinion de M. Rinal, mais quis’amusait à le contredire à seule fin de l’exciter aux répliques, –cependant vous ne pouvez pas voir dans votre assiette une tête depoulet ?

– Les poulets sont des innocents. Toutesles bêtes sont innocentes.

– Maurin est un chasseur ; il tuedes bêtes.

– Il les tue pour en vivre. La vieinférieure doit être sacrifiée à la vie supérieure, et celle-ci ale droit d’être impitoyable lorsqu’il s’agit pour elle d’assurer saconservation et les moyens de s’élever encore. Les miséricordieuxsont les protecteurs de la vie ; mais ils doivent la protéger,par pitié suprême, contre les premiers mouvements de leur pitiéinstinctive, laquelle pourrait donner la victoire aux vraisimpitoyables… N’en doutez pas, c’est le fond de la pensée deNietzsche. »

Il faut croire que Maurin avait compris car ilgrommela :

« Il vaut mieux tuer le diable…

– Que si le diable vous tue, proféraPastouré le taciturne.

– Le difficile, continua M. Rinal,c’est de distinguer entre les véritables durs capables desacrifier l’humanité entière à leurs convenances personnelles, etles autres, ceux qui ne sont inexorables qu’en vue du biengénéral.

– Théorie dangereuse.

– Théorie féconde. Et tenez, dans la viecourante, à toute heure, il faut savoir broyer en soi,douloureusement, toute compassion envers ceux qu’on aime, afind’assurer leur progrès moral et par conséquent de les aider à êtreheureux un jour. C’est l’idée éducatrice par excellence. Jésusn’eut-il pas ses heures de colère ? Nietzsche n’a rieninventé ! – Au demeurant, poursuivit M. Rinal, lesphilosophes ne me plaisent guère parce qu’ils ont la prétention,chacun, de trouver la définitive formule de la vérité. La véritéest éparse et il n’est encore au pouvoir de nulle créature humained’en raccorder les fragments disséminés. Le secret, la clef de cetaccord ont été cachés dès l’origine sous une pierre des fées oudans un antre de pythonisse. Il y a plus de vérité dans l’intuitionintermittente des simples en général et des poètes en particulier,que dans les systèmes prétentieux d’un philosophe. Les philosophesne sont que des poètes manqués et, ce qui est plus grave, desimples gens de lettres, du moins pour la plupart.

– Qu’entendez-vous par-là ?

– J’entends par-là des artistes qui sepréoccupent surtout de leur gloire. Le désir de se signaler gâteleur sincérité. L’univers nous apparaît comme contradictoire àlui-même ; notre esprit est encore incapable de concevoir quele conflit des forces opposées, la lutte des antinomies, vie etmort, bien et mal, est la condition même de l’ordre dans le monde.Or, malgré eux, les philosophes, dont la logique est mise endéroute par l’inexplicable, finissent par se préoccuper avant toutde paraître originaux. Il faut fonder un système qui ne ressemblepas au système des aînés, sans quoi on n’est que leur écolier, etil s’agit de se poser en maître. Nietzsche est un douloureuxattendri qui porte sa robe à l’envers. De quoi est-il vêtu ?Quelles couleurs singulières ! Retournez l’étoffe de Nessusqui emprisonne sa chair et vous reconnaîtrez la pitié. Il la haitparce qu’il en meurt. Grand poète, un peu obscur, que la mort deDieu a rendu fou, admirateur de l’énergie parce qu’il se sentaitfaible et de la dureté parce qu’il était trop tendre. »

M. Cabissol toussa.

« La pitié, la pitié, dit-il, c’est, aubout du compte, un acte instinctif par lequel nous nous supposons àla place de l’homme qui souffre ; nous nous y voyons, par uneopération imaginative qui nous fait souffrir son mal ; etc’est nous que, égoïstement, nous soulageons ou voulons soulager enlui.

– Même ainsi comprise, dit M. Rinal,la pitié est noble. Elle est la protection de chacun dans tous, detous par chacun. Elle fait éclater aux yeux de l’esprit le mystèrede l’unité dans l’innombrable.

– Les mots peuvent tout dire. Toutes lesthèses se peuvent soutenir, s’écria M. Cabissol. Où est lavérité, je vous le demande ?

– Dans tout, vous dis-je ; la vie nese trompe pas. Le singe flaire une pomme vénéneuse et larejette.

« Le besoin d’une morale préexiste, dansl’homme, à toute morale formulée. Ce besoin est un faitphysiologique, comme la faim.

« Et l’homme, pris en masse, en tantqu’être moral, se comporte vis-à-vis des idées comme le singe avecles fruits : il reconnaît au flair les doctrines quiempoisonnent, ou s’il y mord, il ne s’en nourrit pas. »

M. Cabissol toussa de nouveau.

« S’il y goûte, il peut en mourir,dit-il.

– Individuellement ; mais en tantque race, en tant qu’humanité, l’homme résiste à tous les poisonsque produit son cerveau, car la volonté de vivre est infinie, etindépendante de son raisonnement. La cause reste la plus forte.L’espérance indéfinie, si voisine de la foi, est, comme le besoind’une morale, un fait physiologique. »

Pastouré, émerveillé, renouvela un motcélèbre :

« C’est bougrement beau : je n’ycomprends rien.

– Tout de même, poursuivit M. Rinal,l’idéal, le rêve du meilleur et du plus beau, produit par lecerveau humain, est un fait. On peut très bien admettre que ce rêveest une étape vers la réalisation positive des plus nobleschimères.

« Il ne me paraît pas absurde d’affirmerque Dieu, ainsi compris, et qui n’existe pas encore pour qui n’en apas la conception, existe déjà réellement pour celui quil’aime !…

« Pourquoi, dans l’infini, le progrès neserait-il pas indéfini ? Il n’est pas nécessaire aujourd’huid’avoir du génie pour constater que, dans l’ordre social, toutévolue et que tout monte.

– Vous trouvez ? ditM. Cabissol.

– Parbleu ! quand on ne s’enaperçoit pas, c’est qu’on oublie le passé. Mais, à travers toutesles cruautés, les trivialités, les stupidités de notre vie sociale,il est facile, en comparant les conditions de l’existence moderneavec ce que nous savons du passé, de voir que tout est mieux. Unpeu de mieux suffit à l’espérance d’un autre « peu demieux ». De jour en jour, l’homme s’installe plusconfortablement sur le globe et par suite il a le loisir de jouirmieux que jamais, et de mieux comprendre les beautés de la natureet celles des arts.

– En vérité ! dit M. Cabissol,vous croyez que le peuple se soucie de l’art ?

– Pas encore beaucoup, mais donnez-lui letemps. Éduquez-le. Voilà Maurin qui nous écoute… et voilà Pastouré.Eh bien, leur manière de raconter ou d’écouter prouve qu’ils ont legoût de la vie, de la pensée et de l’expression artiste.

– Je vous avoue que bien souvent je medis au contraire (et j’en demande pardon à Maurin) que la masse estaveugle, stupide et indécrottable. Elle n’aime que les cabarets. Etsans des bourgeois comme vous, qui la conseillent et la guident,elle ne serait même pas capable de revendiquer les libertés qu’ellene comprend point et qu’elle s’imagine conquérir parce que vous leslui accordez. Qu’est-ce que le socialisme, sans les bourgeois degouvernement ? Un tas d’ignares, une tourbe envieuse, imbécileet mauvaise ; ça, c’est le peuple.

– Mais sacrebleu ! s’écriaM. Rinal, les bourgeois de gouvernement c’est le peuple, c’estle surpeuple si vous voulez, mais le peuple d’aujourd’huisera le surpeuple de demain. Sans doute le monde, vusuperficiellement, est bête, mauvais, vilain, mais n’est-il pasadmirable que de tout ce chaos se dégage en somme une idéed’humanité supérieure, un simple petit espoir, mais lumineux, unevision d’homme plus doux, plus fort, plus civilisé. Et cesbourgeois qu’on accuse – je les accuse – qu’on méprise – je lesméprise – n’est-il pas magnifique, après tout, que ce soit eux quise fassent les instruments de l’évolution du prolétariat à laquelleils perdront quelque chose de leurs avantages ?

– Ils n’y perdent rien, dit timidementM. Cabissol ; ils y gagnent momentanément le pouvoir.Cette compensation leur suffit.

– Un pouvoir qu’ils emploient à préparerleur chute de demain !… Vous m’agacez à la fin.

« De quel droit suspectez-vous leur bonnefoi ? Pourquoi pas la mienne ? Qu’ai-je à gagner, moi parexemple, à l’avènement de Maurin, de Pastouré et de tous lesprolétaires de France ? Rien. Je professe une opinion qui lessert et qui peut me desservir, puisque je ne brigue ni le mandat dedéputé ni celui de conseiller municipal. Et pourquoi suis-je aveceux ? Parce que je les aime, tout bêtement, et parce quej’aime la justice.

– Oh ! vous ! vous !… vousêtes un saint laïque, grogna Cabissol.

– Noum dé pas Dioù ! dit Maurin,vous me faites venir la chair de poule, monsieur Rinal, à force debien parler. Ah ! si nous en avions « de commevous » pour les envoyer là-haut, on te la referait, laFrance ! Qu’en dis-tu, Pastouré ?

– Je suis là que je me le pense »,dit le colosse-enfant.

M. Cabissol semblait réfléchir.

« Alors, reprit-il enfin après un longsilence, vous croyez vraiment qu’il y a un autre progrès que leprogrès industriel, matériel ? Non ! L’homme s’installede jour en jour, confortablement sur ce globe, mais il est resté laméchante bête qu’il fut et sera toujours.

– Mon cher Cabissol, dit M. Rinal,voici à quoi je pensais, pendant que Maurin nous contait hier sajolie histoire de La Lièvre de juin… Quelques années avantla Révolution française, une troupe de jeunes gens, tousapparentés, de près ou de loin, à MM. les membres du parlementd’Aix, revenaient, un soir, d’une partie de campagne. Ils avaientavec eux d’aimables femmes. Ils étaient gais, excités par lespropos libres et les bons vins qu’ils avaient bus dans la journée.Ayant rencontré, près de la ville, un paysan qui s’en retournaitchez lui monté sur son âne, ils le plaisantèrent à qui mieux mieuxet, de fil en aiguille (le paysan répondant à la galéjade par lagaléjade), ils lui proposèrent de jouer avec eux… au parlement.S’il consentait à tenir le rôle de l’accusé dans lacomédie qu’ils allaient improviser, il aurait pour sa récompense unbel écu d’argent. Le paysan, bonhomme, y consentit. On prit goût aujeu, on s’échauffa, et ayant jugé le manant pour rire… on le penditpour de bon !

« Ce crime ne fut pas puni. Un procès enrègle aurait compromis des noms de juges trop illustres !

« Voilà à quelle conception del’inégalité des hommes en étaient arrivés quelques-uns au moins despuissants du jour, ceux que la Révolution allait abattre. Cesillustres, ces bien nés pouvaient tout faire, tout se permettrecontre le droit des humbles.

« Toute une caste, ou du moins (et celasuffit) les plus orgueilleux d’une caste orgueilleuse, se croyaienttellement au-dessus du peuple qu’ils prenaient avec lui touteslicences. C’était, devenu légion, Néron, incarnation detoute-puissance et d’orgueil. C’était la tyrannie d’une seuleclasse de citoyens sur toutes les autres, et, dans le crime commiscontre tout ce qui n’était pas elle, elle goûtait des joiessadiques, monstrueuses. Voilà ce que la Révolution vint détruired’une façon immédiate, sans pitié, au nom d’une pitié supérieure, àlongue échéance.

« À ce meurtre du paysan d’Aix, pendu pardes fils de parlementaires en humeur de rire (histoireexceptionnelle, je le veux bien, mais qui ne serait plus possiblede nos jours, sinon au fond de l’Afrique et contre des nègres, etpour les mêmes motifs d’orgueil maladif), l’évolution morale, leprogrès moral de notre civilisation libertaire répondentaujourd’hui par l’histoire (exceptionnelle aussi, je le veux bien),de La Lièvre de juin, que Maurin nous a contée hier.

« L’homme est devenu meilleur pourl’homme et même pour les bêtes.

« Et je n’ajouterai qu’un mot : Legénie lui-même ne met pas l’homme au-dessus des hommes. Le savantou l’artiste n’est digne du respect universel que lorsque, bienloin de s’isoler dans des œuvres d’orgueil, inaccessibles auxmasses, il devient au contraire le cœur multiplié qui se donne auxfoules pour les consoler ou les guérir.

« Allons ! allons, conclutM. Rinal, vous nous avez promis une histoire gaie, Cabissol,contez-nous-la. »

Cabissol commença ainsi :

LES CANARDS DU LABRADOR…

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