Maurin des Maures

Chapitre 44Où le Roi des Maures est un instant comparé, pour sa finesse dediplomate, au roi Louis XI.

 

Ça lui faisait tout de même un effet, àMaurin, ainsi qu’il le conta plus tard, de marcher de la sorte, lesmains liées comme les pattes d’un sanglier à labarre, à travers ces bois sauvages où chaque pas lui rappelaitles joies de sa vie libre. Il ne dit rien d’abord, ruminant ensilence ses pensées et ses chances d’évasion et craignant, s’ilparlait à Sandri, de s’emporter jusqu’à l’insulter encoredangereusement. Et dans cette tête d’homme de bon sens, dans cecerveau clair, une idée stupide à travers toutes les autresrevenait sans cesse : « La première créature que j’airencontrée ce matin, c’était Misé Rabasse, la vieille femme dont onn’a jamais su si elle n’est pas un homme… Quand je rencontre ainsiRabasse avant d’avoir aperçu toute autre créature humaine, vite àl’ordinaire je rentre dans quelque maison où je dépose mon fusilque de tout le jour je ne touche plus ! car la vieille masqueporte malchance, et tout ce qui m’est arrivé de fâcheux, depuis cematin, en un rien de temps, ne m’est advenu que parce que j’avaisrencontré Rabasse. Si maintenant je rencontre un homme jeune, alorsseulement je serai désemmasqué ! » Maurin n’eût pasvolontiers laissé dire qu’il croyait à Dieu ou au diable, mais ilétait persuadé que la vieille Rabasse avait fait rater son fusilpar trois fois et avait permis aux gendarmes de l’arrêter !Ainsi les plus grands hommes ont leurs petites faiblesses. Lesdroits de l’inconnu sont imprescriptibles, et qui leur ferme laporte de la religion leur ouvre souvent la chatière de lasuperstition, par où entrent les rats.

Tout à coup Grondard se montra, aux yeux deMaurin, comme on n’était pas loin de La Verne. Déjà on apercevaitles premiers châtaigniers de la forêt qui appartient au couvent, etMaurin se dit :

« Grondard est noir, mais c’est un hommejeune ; me voilà désensorcelé par mon ennemimême ! »

Et du plaisir qu’il en avait, il souriait àGrondard, qui ne comprenait pas ce sourire.

Et quand il se vit proche du charbonnier,Maurin s’arrêta dans l’étroite sente. Derrière lui s’arrêtèrent lesgendarmes, – et Maurin, regardant Grondard avec le mépris qui luirevenait enfin, lui cria tout à coup d’une voix decolère :

« Si c’est toi, comme je le pense, quim’as espionné ce matin et qui m’as livré, tu as fait là une affairemauvaise pour toi, bête brute ! On t’a bien nommé laBesti de père en fils.

– C’était, dit Grondard avec un riremauvais, le surnom donné à mon père. Ce n’est pas le mien.

– La Besti, dit Maurin, n’a puqu’engendrer une Besti. Besti tu seras nommé quand tuserais bâtard ! oui, tu as mal arrangé tes affaires, carsouviens-toi que lorsque tout ce pays-ci verra Maurin encatené eten prison, il se lèvera tout entier pour être témoin comme quoi jesuis un brave homme et toi une canaille. Quand ils verront quec’est sérieux et que les tribunaux me veulent mal, les pins et leschâtaigniers d’ici parleront pour moi et diront qui je suis, et ilsdiront aussi qui tu es. Quand ils me verront véritablement enposition de malheur, même les gens de Gonfaron oublieront magaléjade et ils reprocheront à leur maire de ne pas avoirri de ce qui est risible, et d’avoir mis la loi en mouvement contrele crime d’avoir planté (ah ! pauvre France !) deux ailesde perdreau sur la croupe d’un joli petit âne, qui ne m’en a pasvoulu, lui, de ma plaisanterie, vu qu’elle n’a fait de mal àpersonne. Et même les gens du Plan-de-la-Tour témoigneraient que jecroyais bien dire et bien faire en empêchant leur mendiant detrembler, ne voyant pas la nécessité qu’il les fît rire avec lesouvenir de ses douleurs ; et ils jugeront leur sottise auxconséquences.

« Alors, tous ces gens-là, pour medéfendre, je te dis, t’attaqueront, toi ! car il y a unejustice, et quand vient son moment, les sots cessent de l’être, etcomprennent. Il y a alors des méchants qui se repentent et ce quiest caché paraît. Je parle pour que ces deux-ci, qui m’ont pris parobéissance à leur devoir, se souviennent. Entendez-vous,Sandri ? ce n’est pas une histoire de femme qui peut perdre unhonnête homme qui n’a jamais trompé personne. Et c’est pourquoi,bientôt, mon pauvre charbonnier, tu ne seras pas blanc ! On teverra l’âme plus mascarée encore que ton visage. Les coquineries deton père et de toi, une à une, sortiront des trous où elles secachent, comme sortent, au tambour des limaces, toutes les salesbêtes visqueuses. Les pins et les châtaigniers d’ici, qui sont pourmoi, seront contre toi et contre ton père et tes sœurs, parcequ’ils ont vu vos malices et vos abominations et ils savent cequ’ils ont à dire. Tous vos secrets viendront au-dessus de l’eau.Vous aurez contre vous des hommes que vous avez volés au coin dubois, au soleil trémont ; des femmes que vous avez insultéeset malmenées ; et des enfants qui viendront dire comment vousêtes pires que les bêtes puantes contre qui, en tout temps, lachasse est permise. Des voleurs et des bandits, voilà ce que vousêtes. La lâcheté de tous fait votre assurance, mais la lâcheté vafinir quand il faudra délivrer Maurin, comme c’est juste, et tuauras été cause de ton malheur ! tu l’auras voulu et tul’auras fait et tu le porteras sans rien dire, pourquoi, lorsqu’onest la canaille abominable que toi tu es, on garde le silence commela fouine qui se terre, comprenant que si elle est vue elle estperdue.

« À présent, laisse-nous passer, que mesgendarmes ont faim ! »

Les gendarmes avaient fait signe à Grondard dese taire. Ils laissaient Maurin vider son sac, espérant surprendrequelque parole compromettante pour lui. Mais non, il parlait avecindignation au nom de la justice, en honnête homme qu’il était.

Sandri commençait à entrevoir clairement quepeut-être ce qui pouvait arriver de mieux à Maurin, c’était uneoccasion publique de se défendre à voix claire et haute devant unecour d’assises par exemple, et il regrettait presque de l’avoirarrêté.

« Allons, Maurin, c’est assez, dit-il. Enavant ! Faites-nous place, Grondard. »

Grondard aurait voulu tenir ce Maurin, bienenchaîné comme il l’était, sous sa vilaine patte d’ours noir ;il se rangea en grommelant :

« À se revoir, Maurin ! qui vivraverra ! »

Et il s’enfonça dans la forêt.

Maurin et les gendarmes arrivèrent à LaVerne.

C’est un couvent d’architecture romane et quiest tout ruines. Les encadrements des fenêtres et des portes, lesclefs de voûte, les consoles, les niches, sont en belle serpentinenoire de Cogolin, et, luxe sur des haillons, ornent des mursdégradés où, dans les fentes, poussent des herbes.

Le couvent est planté au bord d’un plateau quis’avance comme un cap sur le ravin. Au-dessous de la construction,des roches verticales, murs naturels, prolongent par en bas ceuxqui sont faits de main d’homme, en sorte que, du fond des ravins,le couvent paraît haut de toute la hauteur de la colline. Du piedde la roche montent, jusqu’au faîte de la toiture, des lierrescollés aux murailles comme de gigantesques arborescences sur lespages d’un herbier démesuré.

Et c’est un luxe plus beau encore que lessculptures, ces lierres qui couvrent le monastère d’un manteau develours vert aux plis pleins d’ombre, frangés par l’or et lapourpre des aurores et des couchants. Là-dedans, aux moisprintaniers, nichent les oiseaux du ciel. En toute saison, ils s’yabritent et en agitent les feuillages bruissants. Les rouges-gorgesbatailleurs y pullulent à l’automne et y font pétiller leurcliquetis de duel pareil au battement de deux féeriques épées quine seraient pas plus grosses que des aiguilles.

La grive, qui aime les baies du lierre, y faiten novembre son « tsik, tsik », léger comme l’appel d’unlutin qu’une seule feuille de pin cacherait tout entier. Les merlesau bec jaune y sifflent des roulades. Les ramiers y roucoulent. Lecabreïret, la nuit, y parle seul et fait croire aux passants de laroute lointaine que le chevrier nocturne rappelle ses chèvresmauresques… Elles sont toutes blanches, les chèvres des Maures,très petites, avec de grandes cornes en forme de lyre.

Et il y a aussi, autour de ces lierres, desguêpes bourdonnantes qui y attachent leur nid et qui descendentboire au torrent.

Et toute cette vie frémissante des êtres, dansces vastes lierres si larges, si hauts, attachés depuis des sièclesau monastère antique, bénit obscurément le Dieu qui, non content deleur donner l’asile des feuillages, a fait bâtir pour eux cesmurailles, ces cours, ces toitures, ces cellules et ces chapelles,c’est-à-dire des abris heureux contre le vent, et où se réjouissentaussi la tarente et le lézard qui, dans les endroits chauffés parle soleil, ouvrent, entre les joints de la bâtisse chaude, leursdoux yeux gris qui donnent un regard aux pierres.

Et le couvent est magnifique ainsi, au beaumilieu des Maures, tout au bord de la forêt de vieux châtaigniers,si vieux et si gros que chaque tronc peut abriter deux hommes,parce que le temps et les tonnerres les ont presque tous creusés,évidés, en ont fait, dit Pastouré, autant de guérites ; ilssont noirs au-dedans, argentés au-dehors, et dans la saison desfeuilles, la forêt ruisselle de leurs grandes musiquesmouillées.

Maurin passa sous l’arc noir de la grandeporte, et, suivi des deux gendarmes, entra dans la première cour,où chante une fontaine et où sont aujourd’hui des demeures depaysans. Dans cette ancienne cour d’honneur, les poules maintenantpicorent et les fumiers répandent leurs vapeurs tièdes etmalodorantes.

On frappa aux portes. Elles ne s’ouvrirentpoint, mais Fanfarnette, la petite pastresse, sortit tout à coupd’un trou des murs crevassés.

« Personne n’est ici pour l’heure,dit-elle. Il y a, je ne sais pas où, un mariage, et tous ceux d’iciy sont allés. »

Elle regardait Maurin d’un air d’impertinence,de défi, qui était étrange.

« Diable ! dit Sandri ;aurais-tu du pain, au moins, à nous vendre ?

– J’en ai pour moi, et pas guère.

– Et du vin ?

– Voici la fontaine. »

Elle vint se planter devant Maurin, et leregardant bien dans les yeux :

« Ça ne vous a pas porté bonheur, de tuerl’aigle des Secourgeon ? faut-il que j’aille lui donner de vosnouvelles, à Secourgeon ? Sa femme sera bienmalheureuse ! »

La bergerette impressionnait Maurindésagréablement, comme une créature de songe, irréelle, ni enfantni femme. Elle l’inquiétait. Sous son regard, il finit pardétourner les yeux. Alors, avec un grand éclat de rire, elledisparut dans une crevasse des ruines, en criant auxgendarmes :

« Buvez à la fontaine ! »

Les gendarmes faisaient la grimace. Pastouréavait compté fort sagement sur la mésaventure qui leurarrivait.

« Il est une heure, dit Sandri.

– On est loin de tout, ici ! »dit l’autre gendarme.

Maurin prit la parole :

« Sandri, ce que j’ai au carnier, par laprudence de mon ami Pastouré, nous le partagerons.

– Ce n’est pas de refus. On te lepaiera.

– Alors, dit Maurin, tu n’en aurasrien.

– Bon ! nous le prendrons, »fit l’autre gendarme.

– C’est ici, dit Maurin, l’occasion devoir si deux gendarmes oseront voler un pauvre.

– Nous le réquisitionnerons »,corrigea le camarade de Sandri.

Toutefois, incertains de leur droit, les deuxgendarmes se regardaient avec embarras.

« Nous le partagerons en frères, repritMaurin, à condition, bien entendu (et je me déclarerai payé maishonnêtement payé) qu’on me détache, le temps de prendre mon repas,dont j’ai grand besoin.

– Tu veux nous échapper ! ditsévèrement Sandri ; tu nous prends pour d’autres.

– Mais, dit Maurin, jouant la surprise,n’est-ce pas moi qui t’ai demandé de m’attacher lorsque tout àl’heure, avoue-le donc, tu n’osais pas le faire ? Et sans çapeut-être je serais déjà loin. Seulement voilà, il ne me déplairapas, comme tu me l’as entendu dire à Grondard, d’en finir avec lesjuges, une bonne fois ! et de leur dire ce qu’ils doiventconnaître.

– Il parle bien, affirma le camarade deSandri ; seulement si nous le détachons, sûr, ils’échappera !

– Eh bien, répliqua Maurin, voici ce quevous pouvez faire. Allons dans le cimetière des moines, là où sont,tout autour, leurs petits « chambrons ». Mettez-moi dansune de ces prisons. Barricadez-en la vieille porte et laissez-moilà tout seul en prisonnier, mais, pas moins, avec les mains libres,que je puisse manger comme un homme, et, en échange, à vous deuxvous aurez bonne part de mon manger et de mon boire. Le lapinsauvage rôti est une nourriture de princes !

– C’est convenu ! fit le secondgendarme. Il parle avec bon sens. Je n’aurais pas trouvéça. »

Ils allèrent dans le cimetière des moines,encadré par les arcades du cloître, sous lesquelles s’ouvrent lescellules délabrées.

« De ce côté-là, expliqua Maurindésignant le nord, les chambrons s’ouvrent sur le précipice. Jeserai donc mieux, pour votre tranquillité, dans un deceux-là. »

Il savait bien qu’on ne lui en donnerait pasd’autre. Les gendarmes choisirent une cellule avec les soins lesplus méfiants. Par la fenêtre sans boiserie, aux appuis à demiécroulés, on voyait, en se penchant, vingt mètres deprécipice ! Ce chambron ayant servi naguère, selon touteapparence, à mettre en sûreté des outils de paysan, avait une porteraccommodée, solide, qui s’ouvrait du dedans au dehors.

Maurin fut délié.

« Qui m’aurait dit, fit-il en soupirant,que le ventre de ma mère et ma caisse de mort ne seraient pas messeuls cachots, celui-là m’aurait bien étonné ! Les mainsattachées, je ne les ai jamais eues, non plus que la langue. Tenez,gendarmes que Dieu bénisse, voici le lapin cuit, qui sent lafarigoule et le romarin dont Pastouré l’a bourré avant de le mettresur le feu… Donnez-m’en un tiers. Et du pain, donnez-m’en mapart ; et du vin, hélas ! je n’en ai que deux fiasques.Prenez le plus gros. Voici de l’aïguarden encore. Et faisons chacunnos affaires, vu qu’elles pressent. J’ai une faim de chien…Ah ! mon pauvre Hercule ! tu m’embarrasserais bien àcette heure, attendu que nous vivons déjà trois sur un lapin faitpour deux. »

Plus volontiers que d’être aimable ainsi aveceux, il les aurait battus, les gendarmes, mais il faut savoir, à decertaines heures, être diplomate. Et le roi des Maures, en cemoment, c’était Louis XI à Péronne.

Les gendarmes affamés prirent les vivres,qu’ils payaient honorablement en accordant pour une heure à Maurinla liberté de ses deux mains. Mais qu’avaient-ils à craindrepuisqu’ils fermèrent et, du dehors, étayèrent la porte avec un groscabrin (poutrelle) qui traînait là pour cette finmême ? Ils eurent un moment l’idée de s’y adosser, mais, pourdire la vérité, le seuil et les entours étaient si fâcheusementsouillés d’ordures de poules qu’ils s’en écartèrent un peu, ets’assirent, encore assez près de là, sur deux grosses pierres, sousun arceau du cloître.

S’étant donc assis, ils commencèrent àattaquer le lapin sans rien dire, car le silence est d’or pour lesgens affairés.

Et puis il fallait prêter l’oreille au moindrebruit qui pourrait venir de la prison improvisée. Tout àcoup :

« Bigre de bigre ! dit Sandri !nous lui avons laissé son carnier ! »

On ne saurait penser à tout.

Ils se levèrent et débarricadèrent la porte,mais Maurin avait déjà fait son coup : il avait pris, toutd’abord, la longue et solide cordelette qu’il avait toujours dansson carnier ; il avait pris aussi son couteau à gaine, et ilavait mis le tout, en se penchant par la fenêtre, dans un trou demuraille sous les feuilles de lierre épais.

Il entendit venir ses geôliers et à peinetouchaient-ils la porte qu’il leur dit, avec la voix d’un homme quimange, la bouche pleine :

« Il vous manque quelquechose ? »

Aussi, quand brusquement, la porte s’ouvrit,les gendarmes le trouvèrent-ils assis à terre devant son carniergrand ouvert, la bouteille au poing, prêt à boire et mangeantlentement, comme un homme qui n’a rien de mieux à faire.

« Ton carnier, donne-le, dirent-ils.

– Prenez-le, fit Maurin, mais vous n’êtespas aimables.

« Croyez-vous que je vais le gonfler enballon et ensuite m’asseoir dessus pour m’envoler par lafenêtre ? »

Dans le carnier béant qu’ils visitèrent, ilsne virent rien de suspect et s’étant regardés encore pour sedemander ce qu’il fallait faire, ils sortirent, disant :

« Allons ! il est sage… Nous te lelaissons, ton carnier. »

Ils ressortirent, étayant de nouveau la porteavec la poutrelle.

Maurin les écouta s’éloigner, puis causerensemble, d’une voix alourdie par le plaisir du repos et de lasécurité. Par un trou de la porte, il put même les voirpaisiblement assis l’un près de l’autre. Alors, les surveillant detemps à autre d’un regard furtif, il prépara, en toute hâte etadresse, la fuite méditée. Pour accrocher la corde dans la cellule,rien. Pas un clou sur la porte. Pas une ferrure à la fenêtre. Ilcoupa contre le mur extérieur une branche de lierre des plusfortes. Il agissait sans bruit, comme un renard qui frôle à peinela broussaille… Avec un morceau de sa corde, il attacha solidementune pierre de moyenne grosseur, ficelée en croix, au bout du bâtonnoueux que lui avait fourni le lierre. À l’autre bout du bâton ilamarra ce qui lui restait de sa corde, et il lança au-dehors toutela longueur de l’amarre. Puis il fit pendre du rebord de lafenêtre, à l’intérieur, toute la longueur du bâton, assez courtpour que, lorsque la corde serait tirée du dehors, la pierre netouchât point le sol. Et alors il se vit sauvé ! Il pouvait eneffet descendre, au moyen de cet appareil, jusqu’à cet endroit oùle lierre dru formait comme un pont entre la muraille, d’un côté,et de l’autre la cime d’un chêne auquel il s’enlaçait par ses millebras et ses mille racines. Et quant à la résistance de l’engin,elle venait de cette raison qu’il eût fallu un poids bien des foisplus lourd que le poids de Maurin pour soulever ce leviervertical : le bâton qui portait la pierre. Maurin lesconnaissait toutes, les ruses ! Il avait, comme on dit, desnotes et des remarques.

Tout cela fut fait très vite. Un dernier coupd’œil au trou de la porte : il vit les gendarmes qui buvaient,confiants, sûrs d’eux-mêmes. Il mit sur son échine son carnier,enjamba la fenêtre, posa ses pieds dans un joint du mur, sesuspendit d’une main au rebord de la fenêtre, tira à lui la cordejusqu’à ce que le bâton fût bien bloqué, à son point d’attache,contre l’angle intérieur du mur d’appui, et, ses pieds bien appuyésmaintenant sur les saillies des branches du lierre, il descendit,guidé et soutenu par la corde, et faisant fuir de tous les côtésles merles surpris… À présent, le bruit de sa descente se perdaitdans le murmure continu des pinèdes et des châtaigniers.

Une fois dans le chêne, il y attacha la cordetendue. De peur que le bruit de la pierre retombant dans la cellulen’attirât l’attention de ses ennemis.

Il se jugeait sauvé. Du haut de son arbre iljeta son carnier en bas… il ne laissait là-haut que sa bouteillevide.

Les gendarmes étaient en train de boire, àmême la gourde, son eau-de-vie et, oubliant toute précaution, ilstenaient de joyeux propos, ravis de leur capture, à mille lieues deprévoir leur déconvenue.

En dix minutes, il était loin, Maurin !Il pensa qu’il fallait virer du côté où n’étaient pas les chevauxdes bons gendarmes… Ils avaient dû les laisser sur la route de lacantine. Il fila donc vers Collobrières. « Pastouré,pensait-il, aura bien deviné qu’il faut aller par-là. »

Pastouré, assis dans la grande forêt dechâtaigniers, en ce moment mangeait du pain et un oignon trempédans du sel, au bord d’une fontaine, et tout en gesticulant,disait :

« Je n’entends rien d’aucun côté. C’estpourtant drôle que le mâtin qu’il est leur reste entre les pattes.Ça, non je ne veux pas me le croire ! Je n’ai rien dit mais,comme à l’ordinaire, il m’a compris, le collègue, j’en suis sûr. Iln’est pas, non, la moitié d’un âne ! Moi sans rien lui dire,et lui sans rien me dire, nous nous entendons plus et mieux que lesavocats de l’avocasserie, vu que, où nous allons, nous le savons,nous autres. Que je sois son meilleur collègue, on s’en étonne desfois : c’est qu’on n’a pas ouvert ma caboche. On y aurait vuque tout ce qu’il fait, lui, je voudrais, moi, le faire, si jepouvais ! et ne le pouvant pas, j’aide qui le fait. Et quiveut bien faire, fasse comme moi ! »

Un ululement doux de machotte traversa laforêt humide. Les vieux châtaigniers s’y trompèrent. Un picatéoù(un pic), à ce cri, s’envola effrayé. Mais Pastouré regarda lepicatéoù et dit :

« Si les oiseaux se mêlent d’être desbêtes, qu’est-ce qui restera aux gendarmes ?… Pauvrepicatéoù ! tu ne le comprends pas que cette machotte est unhomme ? Maurin m’appelle ! Vive lui ! »

La chouette répéta son cri plusieurs fois, àintervalles égaux.

« Le nombre y est, dit Pastouré. C’estbien lui… »

Et il répondit comme chouette à chouette.

L’oiseau de nuit qui répliqua par un certainnombre de cris espacés, – langage convenu entre les deuxbraconniers – parla clair comme le jour.

« À Collobrières, dit Pastouré, chezMoustegat ? Bon ! »

Il se dirigea vers Collobrières ; mais,au croisement de deux sentiers, il aperçut Maurin quil’attendait.

Pastouré ne dit rien. Il avait envie depleurer. Il tendit à Maurin son fusil. Maurin le prit et, dans ungeste puéril mais d’une sincérité touchante, il le baisa.

« Té ! dit Pastouré, embrasse-moiaussi, que je puisse te le rendre ! »

À la nuit, ils recevaient asile chez unbraconnier de Collobrières à qui Maurin, devant une nombreuseassistance, contait en riant les trois coups ratés qui avaientamené son arrestation. Et il expliquait tous les détails de safuite au milieu des gaietés sonores, des grands coups joyeuxfrappés du plat de la main sur la cuisse du voisin, parmi une fuméede pipes épaisse, mon ami ! comme la fumée de toute uneescadre !

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