Maurin des Maures

Chapitre 24Mes bons amis, quand on la tient, il faut plumer la poulette.

 

Peu de jours après, Maurin faisait avertirPastouré qu’il eût à se trouver, le lendemain, à la cantine duDon.

Là, il comptait déjeuner joyeusement, si lesgendarmes ne troublaient pas la fête, et il pensait bien trouverune occasion de faire sa cour à Tonia.

La maison forestière du Don, située sur lapente de la colline, n’est pas éloignée en effet de la cantine quis’ouvre sur la route.

Elle lui plaisait de plus en plus, cetteAntonia la Corsoise. Qu’elle fût fiancée à Alessandri, cela rendaitpour Maurin sa galante poursuite toujours plus piquante à mesureque l’inimitié du gendarme se faisait plus persécutrice.

Et s’il allait plaire à Antonia et qu’elle semît en tête de planter là son gendarme pour les beaux yeux dubraconnier, quelle amusante victoire !

D’y penser, Maurin riait de contentement.

Il était arrivé assez près de la maisonforestière à un quart de lieue à peine, et il suivait la route,quand un bruit insolite attira son attention. Immobile comme unchien d’arrêt, un pied en l’air, il écouta. Son chien l’imitaconsciencieusement.

Son oreille de chasseur avait perçu, à traversle bruissement immense de la forêt, parmi quelques cris de geais etde pies, un son singulier, pareil à une plainte humaine.

Le fusil au poing, Maurin attendait il nesavait quoi.

Tout à coup un appel désespéré, un cri defemme éclata aigu, sous bois, à quelque distance…

Alors, d’une voix de commandement qui retentitdans l’écho de la montagne rocheuse, Maurin cria son nom enprovençal :

« Màourin dëisMàouros ! »

Le nom célèbre de Maurin ainsi lancé à pleinevoix en notes prolongées et immédiatement suivi d’un cri dechat-huant qui eût été inimitable pour tout autre, annonçait, quandil le jugeait bon, sa présence aux habitants de la contrée. Lespetits enfants mêmes des villages du Var connaissaient cettehabitude de Maurin et essayaient de reproduire sa clameur dansleurs jeux.

Maurin appuya son cri d’un coup de feu,sachant bien que ce bruit effraie toujours un criminel en train demal faire… Et il s’engageait sous bois dans la direction desplaintes qu’il avait entendues, lorsque la Corsoise, haletante,rouge, tout échauffée et indignée, vint se jeter contre lui.

Elle regardait Maurin avec de grands yeuxardents où il voyait l’animation de la course et en même temps lacolère qu’elle ressentait contre ses agresseurs inconnus.

« En criant, vous m’avezsauvée ! » dit-elle toute frémissante.

Et dans ses yeux la reconnaissance remplaçaitla colère…

Ainsi, il tenait, là, dans ses bras, lafiancée du gendarme Sandri ! Elle se mettait sous saprotection ! Elle le regardait comme un sauveur en cemoment.

Maurin sentit dans son cœur un violentmouvement de fierté et de joie. Prendre à Sandri sa fiancée – sansmauvaise ruse, bien entendu –, c’était bien là un triomphe digne dudon Juan des Maures, et qu’il espérait depuis quelque temps avecune impatience secrète, et dont il s’étonnait.

« Qu’y a-t-il, ma bellepetite ? » demanda-t-il.

Malgré la force de son impatience, le don Juandes Maures était un mâle trop énergique, trop sûr de lui-même ettrop fier, pour jamais essayer de triompher d’une femme par desmoyens sournois.

Sa grande satisfaction était de voir lesfemmes « venir toutes seules », comme il se plaisait à ledire, telles les perdrix au coq. Chacun sait qu’il avait un jourrépondu à un curieux qui l’interrogeait sur ses moyens deséduction :

« Oh ! moi, les femmes, que vousdirai-je ? Je les regarde comme ça et elles tombent comme desmouches ! »

À la façon des Maures ses aïeux, il aimait lesfemmes un peu comme de gentils animaux familiers qui doivent servirattentivement leur maître, l’homme, pour être vraiment aimables. Illes aimait dédaigneusement. Et l’inconscient désir qu’elles avaientde vaincre ce dédain n’était pas pour peu de chose dans lespassions qu’il inspirait.

Il y a encore quelques vieilles maisons depaysans, en Provence, où la femme ne se met pas à table à l’heuredes repas. Elle sert les hommes, même ses fils, et ne s’attablequ’ensuite.

On n’ignore pas que les Arabes, voyageant àcheval à la recherche d’un campement nouveau, sont suivis desfemmes qui vont à pied chargées comme des bêtes de somme.

Maurin considérait les femmes comme lesinférieures prédestinées de l’homme ; même les façonsgalantes, les gentillesses qu’il avait avec elles, étaient comme untribut un peu méprisant payé à leur frivolité ; peut-être,dans son idée, à leur sottise.

Ce qui le distinguait d’un vrai musulman,c’est qu’il avait quelque pitié des femmes. Et ceci augmentaitencore chez elles un singulier désir de monter dans son estime,dans son esprit et dans son cœur. Elles ne voulaient pas plus de sapitié que de son dédain. Et pour se faire aimer, elles finissaientpar lui offrir toutes leurs grâces et tout leur amour.

Maurin n’avait pas fait, bien entendu, uneétude approfondie de ses propres sentiments. Ce qu’il était ill’était simplement, et il suivait, sans contrarier la nature, savie de chasseur aventureux, laissant au hasard le soin de nouer etde dénouer ses histoires amoureuses.

Pour l’instant, il avait là contre sapoitrine, une belle fille de dix-huit ans, tout oppressée par lapeur, frissonnante, et qui, fiancée à son ennemi le gendarme,l’implorait, lui, le sauvage braconnier !

« Qu’y a-t-il, ma bellepetite ? » demanda Maurin.

– Deux coquins sont dans les bois… Ilsont paru devant moi tout en un coup et m’ont poursuivie.

– Bon ! dit Maurin, ça doit être lesdeux qui restent de ces trois échappés de galères auxquels j’aidéjà donné la chasse. Et je vois bien que ce n’est pas Sandri quiles attrapera. Ce sera moi… Je vais me mettre à leursderrières !…

– Gardez-vous-en ! cria laCorsoise ; ils sont deux ! et pendant que vous en suivrezun, l’autre n’aurait qu’à venir par ici… je serais fraîche !pauvre de moi !

– Alors, dit Maurin, viens avec moi. Jeles rattrape… et à nous deux nous les muselons (il tutoyait vitetoutes les filles) et je les offrirai à ton gendarme,veux-tu ? Ce serait un cadeau bienvenu pour lui, – quepeut-être on lui donnerait le galon !

– Laissons ces diables dans les bois… Ilfaut que j’aille faire au plus vite le déjeuner de mon père, ditTonia. Venez à ma maison, monsieur Maurin, et je vous ferai goûterd’une eau-de-vie ancienne dont vous me direz desnouvelles. »

Maurin hésitait. Il regrettait la chasse auxbandits.

« Ça serait pourtant fameux, dit-il, demettre au carnier, ce matin, un si gros gibier !

– Il n’est pas de celui qui s’envole, ditTonia. Ces gueux se retrouveront… Ne me laissez passeule. »

Maurin avait double regret… Si Tonia l’avaitsuivi dans les bois… assez loin de la route… qui sait ?… il ya des tapis de bruyères au fond des vallées…

Il se mit à rire, montrant ses belles dentsblanches :

« Tonia ! dit-il, c’est dommage… situ avais consenti à suivre avec moi dans la montagne les deuxvilains renards qui t’ont fait si peur, je les aurais peut-êtrelaissés pour une autre fois, mais je ne peux m’empêcher de penserque peut-être j’aurais plumé et mangé la poulette !… car tusais la chanson, n’est-ce pas ? Moun bon moussu quand onla ten, foou pluma la gallina… »

Tonia devint rouge comme une crête de coq.

« Vous êtes un homme honnête, Maurin, etje me suis de moi-même confiée à vous. Mon fiancé, vous leconnaissez. Vous ne l’aimez pas, c’est vrai, mais vous savez qu’ilest, lui aussi, un honnête homme. Ramenez-moi à ma maison… et monpère vous dira un fier gramaci, vous pouvez y compter.

– Ton père peut-être, fit Maurin, quoiquece ne soit pas sûr… mais si ton fiancé se trouvait chez toi, çan’irait pas bien, tu le sais. J’ai sur moi les gendarmes comme leschevaux ont les tavans (les taons) !

– Sandri n’est pas aujourd’hui chez moi,sûrement pas ! dit Antonia.

– Allons-y donc, fit Maurin… quoique jene me console pas de ne point poursuivre les galériens…

– En entendant ton cri, ils ont eu unepeur de lièvres… et ils ont tourné les talons au plus vite, bienqu’ils eussent des armes… Tiens, regarde-les là-haut, tout là-haut,qu’ils filent au diable ! »

En effet, sur l’arête d’une colline, Maurinaperçut deux petites silhouettes perdues qui se hâtaient entre lesrochers.

La belle fille et son compagnon furent vitearrivés près de la maison forestière. Maurin en route n’avait plusrien dit. Tonia non plus. Maurin pensait que c’était bête tout demême d’avoir tenu, là, tout contre lui, dans la grande solitude desbois, une si jolie fille sans même l’avoir embrassée. Mais il avaitobéi à l’on ne sait quel instinct chevaleresque qui était inné enlui. D’autre part (de cela il se rendait compte quoique ce fûtvaguement), ces façons-là lui rapportaient souvent de la part desfemmes plus de reconnaissance et de bénéfices qu’à d’autres lahardiesse des entreprises brutales.

Il poussa un gros soupir.

« Cœur qui soupire, n’a pas ce qu’ildésire ! » s’exclama Tonia, et comme on approchait de lamaison rassurante, elle se mit à rire de tout son cœur, à rirecomme une folle, audacieusement.

Elle riait tant et si fort que sa poitrinetendue battait la générale, sous le fichu à carreaux rouges.

Maurin la regarda de travers :

« Tu te moques de moi ! qu’est-cequi te fait rire ?

– C’est la chanson de la galline,dit-elle effrontément.

– Ah ! petite masque ! ditMaurin. Je te rattraperai.

– C’est pour plaisanter ce que j’en dis,fit Tonia redevenant sérieuse. C’est pour te taquiner un peu, carje sais que tu es un roi de l’amour. Mais, moi, Maurin, je suis unefille sage et je te sais gré de ne pas m’avoir embrassée seulement.Dans mon pays corse, vois-tu, si l’on se connaît en vendetta c’estparce qu’on se connaît dans la chose contraire qui est, je crois,la reconnaissance… Et je n’oublierai jamais ta conduited’aujourd’hui. »

Maurin regarda Tonia de ce regard qui faisaittomber les femmes comme les mouches.

« Oui, reprit-elle… c’est vrai que tu meplaisais beaucoup, mais aujourd’hui je sais ce que tu vaux et, pourte servir, je saurai le dire quand il faudra. »

Il la regarda encore, jusqu’au fond desyeux.

Elle reprit en baissant la tête :

« C’est vrai que si je n’avais pas étéfiancée à un gendarme, j’aurais aimé volontiers un bandit commetoi ! »

Elle songeait à ces bandits corses, comme elleen avait eu, dans sa famille, qui se réfugient et se défendent dansle maquis après un acte de vengeance violente, assimilé, dansl’esprit corse, à un véritable fait de guerre, à une actionhéroïque.

Antonia, après les paroles qu’elle venait deprononcer en l’honneur des bandits en général et de Maurin enparticulier, fut embarrassée une seconde. Elle baissa la tête et nela releva pas.

Maurin la regardait toujours et il pensasimplement :

« Té ! encore une ! »

Il se dit, dès ce moment, qu’Antonia serait àlui. Quand serait-ce ? Quand il plairait à Dieu. Ilconnaissait ainsi, dans la forêt, le gîte de certaines bêtes qu’ilattraperait un jour ou l’autre… À quoi bon se presser ?… Leplaisir peut-être le plus grand n’est-il pas d’attendre quand onest sûr d’atteindre ?

Tout à coup, de nouveau, au seuil de la maisonforestière, Tonia éclata de rire et, regardant Maurin de côté,chantonna :

Mon bon monsieur, quand on la tient,

Faut plumer la poulette !

Alors Maurin se trouva tout bête, mais si lepère Orsini n’était pas à la maison, qui sait, il allait pouvoirpeut-être prouver à Tonia qu’elle avait eu tort de rire sihaut !

Au moment d’entrer dans l’habitation, l’aviséMaurin redescendit vivement le perron rustique et courut cacher,sous la garde d’Hercule, son fusil et son carnier dans la cabane debruyère où le forestier enfermait ses instruments de jardinage.

En cas de mauvaise querelle avec Orsini, mieuxvalait, pensait le sage Maurin, n’être pas armé.

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