Maurin des Maures

Chapitre 36Il n’y a pas de bon mariage morganatique auquel ne préside au moinsun ermite.

 

Ils étaient assis côte à côte sur un lit debraïsse dans une baume étroite, une grotte ouverte sous une granderoche, où bien des fois il s’était abrité.

Après qu’ils eurent partagé le matinaldéjeuner du chasseur, servi sur la souple peau flottante quirecouvre les carniers de cuir des Provençaux, elle luidit :

« Maintenant, tu sais, tu es mien… Jeveux être ta femme. J’obtiendrai tôt ou tard le consentement de monpère, – mais, femme ou maîtresse, je te veux pour moi touteseule. On dit que tu « les as toutes » et je le croisbien, car tu es beau, courageux et fort, mais à partird’aujourd’hui tu ne seras qu’à moi… Est-ce vrai que tu les astoutes ? »

Le Sarrasin répondit négligemment :

« Oh ! moi, j’ai des femmes un peupartout. »

La chrétienne bondit, se mit toute droite surses pieds :

« Il les faut quitter. Penses-tu quej’aie été sacrilège et que je t’aie donné mes lèvres, sous l’imagede la Vierge, – pour accepter d’être une decelles-là ?

– Il fallait parler avant, ditl’imperturbable Maurin ; et je n’aurais pas consenti à ce quetu me demandes parce que ce serait vraiment difficile, mais aumoins nous aurions joué franc jeu. Maintenant c’est trop tard et jene veux pas, moi, promettre une chose presque impossible. Un autrete dirait : « Oui », pour se débarrasser de tademande, mais moi je ne te mentirai pas. Toutes me tiennent un peuet je tiens un peu à toutes. Je ne peux pas les toutes fâcher.

– Aimes-tu mieux n’en fâcher qu’une etque ce soit moi ? Tu sais bien que je suis Corse ?

– Oh ! bien, moi, dit Maurintranquillement, je suis Teur (Turc), pauvre demoi ! »

Le Turc, pour un Provençal, c’est l’homme auxmille femmes. Le grand Turc a un grand sérail et les petits Turcsont de petits sérails. Des Turcs, voilà tout ce que sait le bonProvençal, le Sarrasin de Provence, le Maure ; mais cela, ille sait bien.

« Regarde ! » dit-elle.

Et lui montra son stylet, qu’elle tira enfinde sa poignée et dont elle fit briller hors du fourreau la lametriangulaire.

« Celui-là vient trop tard, beaucoup troptard ! répéta Maurin en riant… Les filles ne le sortent jamaisqu’après.

– Prends garde à toi, je tedis. »

Et son front se plissa, son œil jeta uneflamme.

Elle tenait son stylet de la main gauche. Illui saisit le poignet gauche et détourna la main droite de Toniaqui cherchait à reprendre son arme très aiguë.

« Voyons, ma belle, réfléchis. Je t’aibien expliqué qu’un autre, quitte à faire plus tard à sa guise,promettrait vitement tout ce qu’il te plaît de demander. Un autreserait lâche. Moi, ça m’ennuie de mentir. Je t’aimerai par-dessustoutes, si tu veux, car par-dessus toutes tu me plais ! maisje ne veux pas les chagriner, pecaïre ! »

Elle se dégagea d’un mouvement violent et luiporta maladroitement un coup de son stylet, au hasard, comme elleput et de haut en bas. Si prompt qu’il eût été à se reculer, il eutla main égratignée du poignet à l’ongle. Il regarda tranquillementsa blessure.

« On dirait, fit-il une piqûred’ageria (genêt épineux) ou d’agulancier(églantier). Tu es une fleur qui pique, mais qui sent bougrementbon ! »

Elle le regardait, surprise de lui, et malgrétout charmée ; déjà elle regrettait son geste de colère.

« Console-toi, dit-il, ça n’est rien. Enfrappant comme ça, tu ne pouvais pas me faire grand mal. Lesagulanciers piquent et les vrais Corses aussi, mais mieux que ça.On voit que tu as depuis longtemps quitté ton île. Attends que jet’apprenne le jeu, quoiqu’à dire vrai il ne me plaiseguère ! »

Il lui saisit les deux poignets, un danschaque main ; il fit alors, du poignet droit jusqu’à la mainde Tonia qui tenait le stylet, glisser sa main fermée en anneaucoulant, et prit l’arme terrible sans peine : « Comme oncueille une figue… une figue mûre », dit-il.

Elle s’étonnait de lui toujours davantage, etde plus en plus l’admirait. Il le voyait bien et il souriait.

« Tiens ! fit-il, jamais de haut enbas ! Il ne faut frapper que comme ceci : »

Et abaissant l’arme serrée à plein poing, ilporta un coup dans le vide, d’avant en arrière.

« À ton tour, essaie. »

Gravement il lui rendit le stylet.

Elle eut envie de se jeter à son cou, maiselle se contint et reprit le poignard pour le lancer rageusement àterre, se sentant impuissante et vaincue ; puis, cachant satête entre ses mains, elle se mit à pleurer.

Il s’approcha d’elle alors, la saisit à pleinsbras ; elle se débattait ; il attira sa tête contre luiet murmura :

« Ah ! vaï, aime-moi commeje suis ! »

Il enlaçait sa taille. Elle fléchit, selaissant aller de tout son poids entre ses bras. Il s’abandonna àce mouvement de chute et tomba près d’elle sur le souple litd’herbes séchées… Elle se taisait, donnée et furieuse de l’être,consentante et révoltée.

Autour d’eux, au niveau de leurs visages, auseuil de la grotte, parmi quelques touffes de bruyère, deschampignons orangés dressaient leur parasol qui semble ouvert pourabriter les bestioles de l’herbe.

Et un peu plus tard, elle luidisait :

« Tu ne m’as pas trompée, c’est vrai.Sans ça, vois-tu je t’aurais tué. C’est égal, cache-toi de moi siun jour tu me trompes ! Et si jamais je deviens ta femme,c’est que tu m’auras promis fidélité.

– Quand je t’aurai promis fidélité,alors, voui, tu seras ma femme ! » dit Maurin avecsolennité.

La réponse était insolente, mais Tonia ne lareleva point. Pourquoi ? c’est qu’elle ne s’appartenaitplus.

Voilà bien cinq heures qu’ils étaientensemble ! Le déjeuner du matin était oublié.

« J’ai faim, dit Maurin. C’est une chosebeaucoup connue qu’il faut manger pour vivre. Allons faire chezl’ermite notre repas de midi ; nous aurons là une table et unechaise, et du café bien chaud. »

Le temps n’était plus aux paroles. Il leurfallait gagner en toute hâte la chapelle où ils arrivèrent versmidi. Et dans la chapelle, Tonia disait maintenant :« Sainte Vierge couronnée, ce n’est plus moi, mais lui qu’ilfaut convertir ! »

Du haut de Notre-Dame-des-Anges, le sommet leplus élevé des Maures, le spectacle est magnifique.

À l’horizon, vers le sud, par-delà lemoutonnement des collines aux vagues de verdure, la mer bleueflamboyait, berçant à pleine houle les Îles d’or.

Pendant que Maurin enlevait soigneusement uneépine de la patte de son chien, l’ermite, qui habite une cabaneprès de la chapelle, montrait les îles à Tonia :

« Et d’ici, disait-il, quand il fait beautemps, on voit même la Corse !… Tenez, tenez, la brume afondu ; voyez cette ligne là-bas, si mince, c’est elle, c’estla Corse !

– Un fameux pays ! dit Tonia, oùl’on sait ce que c’est qu’un serment, et ce que c’est qu’unevendetta.

– Vous la connaissez, la Corse ?

– Je suis Corsoise », répondit-elleen regardant d’un air menaçant Maurin qui s’avançait.

Et Maurin saluant l’ermite :

« Bonjour, saint homme ! fit-il.Vous voyez deux amoureux qui se contenteraient de votrebénédiction, si avec ça vous leur donniez la table et le couvert.J’ai des perdreaux au carnier ; pour la salade nous comptonssur vous ; pour les champignons aussi, et surtout pour le caféchaud. Le café ! dites-moi si on peut boire quelque chose demeilleur ? Rien ! Rien !

– Il y a à cela une raison, dit l’ermite,c’est que cette graine toute brûlée et par conséquent couleur denègre fut apportée au berceau de Jésus par un des rois mages, celuiqu’on nomme Gaspard, et qui était noir comme… l’âme deSimon. »

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