Maurin des Maures

Chapitre 21D’où il appert qu’un pardessus d’été est le vêtement ridicule parexcellence, et où l’on verra comment le don Juan des bois, pourconquérir une femme du Var, s’assura la complicité d’une aigle desAlpes.

 

Maurin, le carnier au dos et suivi d’Hercule,son griffon, passait non loin de la ferme des Agasses,dans un pli de vallée entre La Molle et les Campaux.

Presque au fond du vallonnement, au bord d’unepente au midi, la ferme des Agasses et le hangar attenant riaientau soleil d’hiver.

La fermière donnait du grain à ses poules surle pas de sa porte et de temps à autre regardait son mari qui, àpeu de distance de la maison, marchait derrière l’araire, insultantson cheval tantôt trop lent, tantôt trop rapide à son gré.

On entendait distinctement les injures hurléespar le laboureur. Pressées et continues, elles formaient une sortede monologue digne d’un Pastouré – et Maurin, arrêté, écoutaitjoyeusement :

« Ô mendiant ! Ô forçat ! tu legagnes, dis, le foin que tu manges ?… On t’en donnera,brigand, de l’avoine, pour travailler comme ça !… Hue,bourrique !… un bœuf va plus vite, cent fois ! cent foisplus vite, de sûr !… Regardez-le, qu’à présent il prend lemors aux dents ! Oh ! oh ! arrête, chameau, que tuvoles avec des ailes… comme un chameau ! Bon ! le voilàmaintenant planté sur ses jambes comme s’il était en cimentromain ! regardez-moi ce pilier ! il ressemble àl’aqueduc des Fréjussiens ! Va donc, maintenant !remue-toi un peu, bougre d’âne de cheval ! enfant devache ! carogne ! oh ! voleur ! je te feraicomprendre à la fin, vrai, comme tu dois faire ! enfant decarogne ! oh ! fils de fille ! la jument qui t’afait était une rosse ! mais ton père avait, je pense, del’amadou sous la queue, pour que tu coures ainsi ! Allons bon,le voilà qui s’arrête ! Croyez-vous qu’il bougeramaintenant ? Quelle vie, sainte Mère ! Oh ! Madonedes anges, regardez-moi cette bourrique, pour l’amour de saintJoseph, coquin de brigand de sort ! le voilà plus solide quela tour ou le fort de Brégançon. Oh ! oh ! j’ai mouilléde sueur toute une chemise ! Il faudra la tordre comme si nousétions, ma chemise et moi, tombés ensemble à la mer. Et voilà qu’ilrepart ! Il me fait suer, le bougre, à force de courir !et il me fera prendre une « pérémonie », le fainéant, àforce de m’arrêter suant pour attendre qu’il reparte encore !…Alors, tu lis le journal ? bourrique ! hue donc…capôtot d’estiou ! (c’est-à-dire : manteau oupardessus d’été !) »

Ainsi s’exprimait Secourgeon, d’où il appertqu’un pardessus d’été, en pays provençal, est le vêtement ridiculepar excellence.

Sur cette injure géniale et qu’il venaitd’imaginer sans effort, Secourgeon s’arrêta décidément, pour crierau chasseur qu’il venait d’apercevoir :

« Tu es toi, Maurin ? Tu as choisiun métier meilleur que le mien !… Elle m’en donne du mal,cette terre, tantôt trop molle, tantôt trop dure !… Ah !si je pouvais chasser comme toi ! Que regardes-tu en l’air,Maurin ?… Ah ! pauvre de moi ! c’est monaigle ! »

Un aigle des Alpes tournait, presque hors devue, bien au-dessus des petits sommets qui couronnent levallon.

Maurin suivait l’aigle des yeux depuis unmoment…

« Ton aigle ? fit-il. À la voir,compère, elle ne me semble pas bien à toi ! »

Secourgeon laissa en plan cheval et araire ets’approcha du chasseur :

« Elle est à moi, fit-il, par la raisonque je la nourris depuis une bonne quinzaine. Il ne se passe pas dejours, la garce, qu’elle ne me vole un poulet ou un lapin. Ellen’est pas à moi, c’est vrai, par la raison qu’elle m’échappe, maisje l’aurais tuée déjà, si j’avais eu le temps d’aller àl’espère (l’affût). Je n’ai pas le temps, que le travailpresse… Et – té – ! si tu veux t’amuser à me la tuer,acheva-t-il en riant, je te la donne ! »

Misé Secourgeon, là-bas du pas de sa porte,cria aux deux hommes :

« Gueïro ! (guette !) qu’elledescend en faisant le rond. Cachez-vous, Maurin ! que vousl’aurez ! »

Les deux hommes disparurent derrière unjujubier au feuillage retombant. L’aigle descendait une spirale quiallait se rétrécissant vers la terre. Déjà on apercevait lesmouvements très nets de son col flexible. Sa tête se tournait ducôté de la ferme au seuil de laquelle se bousculaient des poulettesépouvantées. On distinguait ses pattes rejetées en arrière…« On lui pourrait compter les plumes ! » murmuraitSecourgeon. Une nuée de petits oiseaux, accourue des oliviersenvironnants, se précipita vers l’aigle et se mit à la suivre encriaillant. L’énorme oiseau semblait entouré d’un vol demoucherons.

« Trop loin encore ! murmuraitMaurin.

– Chut ! qu’elle serapproche ! »

La fermière sous le hangar s’était cachéederrière des balles de foin.

« Prépare-toi, Maurin ! chuchotaSecourgeon. Elle arrive, notre aigle ! »

Le rétrécissement du dernier cercle quedécrivait le vol de l’aigle devait l’amener à portée du bon fusilde Maurin… mais ce cercle ne s’acheva pas. La lourde bête de proietout à coup se laissa tomber verticalement comme une pierre vers lesol.

« Coquin dé pas Dioù ! monchien ! vé ! vé ! vé ! »

Il quitta son abri en même temps queMaurin.

À la vue des deux hommes, l’aigle remontabrusquement en s’éloignant d’eux, tandis qu’un jeune basset,hurlant d’effroi, revenait vers la ferme de toute la vitesse de sesjambes courtes.

« C’est un peu fort ! criaitSecourgeon. Ah ! garce ! charogne ! Elle me ruinera,la gueuse ! six poulets et trois lapins, voilà son comptedepuis trois jours ! Et n’a-t-elle pas, avant-hier, essayé deprendre une chevrette à la petite pastresse Fanfarnette ! Tuverras qu’un de ces matins elle s’avisera, cette aigle de malheur,d’enlever notre bergerette elle-même qui, avec ses quinze ans, al’air d’en avoir dix, tant elle est petitette !… On ne me latuera donc pas, cette aigle enragée ! Elle veut mon chien àprésent que ma chienne est morte ! et je n’ai que lui pour lachasse ! »

Il se tourna violemment vers Maurin :

« Té, Maurin, toi que tu as le temps,reste ici à l’espère jusqu’à ce que tu me l’aies tuée. Je te loge,je te nourris et nous serons quittes. Et encore, foi de Secourgeon,je te rendrai service à l’occasion. Dans ton métier, hé, tu as, desfois, besoin d’aide ? »

Misé Secourgeon, émue par l’aigle, accourait,levant les bras au ciel. Elle était toute tremblante, MiséSecourgeon. Vingt-cinq ans, avec un mari de cinquante. Elle étaitjolie, Misé Secourgeon. Elle avait entendu les honnêtespropositions de son mari. On était un peu solitaire, à la ferme desAgasses. Un hôte à loger deux ou trois jours, et qui rendrait leservice de tuer l’aigle, cette idée ne lui déplaisait pas, à MiséSecourgeon ! On racontait, sur Maurin, des choses ! Il ensavait celui-là, des histoires !… Quand il voulait, disait-on,il était amusant, ce Maurin, aux veillées. Elle était beaucoupcurieuse de lui.

« Ça est dit, qué ? vous restez,dit-elle. Vé, rendez-nous ce service !

– C’est vrai que tu coucheras à lafénière, dit Secourgeon rendu tout à coup soupçonneux par l’entrainde sa femme et le brillant regard que lui lançait Maurin.

– Un lit de foin en vaut un autre,– quand on a une bonne conscience, dit Maurin. Marché conclu,je reste… pour l’aigle. Et je ne veux pas être nourri sans riendonner. Je vous fournirai du gibier pour remplacer vos poules etlapins que l’aigle vous a volés. »

Le lendemain, Maurin épiait l’aigle quiplanait au-dessus de la ferme ; il s’était mis en embuscadesous le hangar où Misé Secourgeon sournoisement lui rendait visiteà l’abri des balles de foin, à seule fin de voir s’il tuerait legrand oiseau. Et le jaloux Secourgeon, pendant ce temps, injuriaitson cheval. Les deux amants entendaient sa voix rassurante, sondiscours sans fin.

« Alors ! et ce journal ? tun’as pas fini de le lire ? tu le lis jusqu’aux affiches,donc ? Marcheras-tu ou non ?… Il est bâti, je vousdis ! ça n’est pas un cheval ! c’est une église, unclocher !… Pas si vite, malandrin ! oh ! oh !je vous dis que ça n’est pas un cheval, c’est une aigle, pour lachose de voler au lieu de courir ! »

Et l’aigle, elle, volait toujours. Etplusieurs jours se passèrent. Et Maurin ne tuait pas l’aigle. Dame,il n’était à l’affût de l’aigle qu’à de certaines heures.

Il partait pour la chasse avant l’aube,revenait à midi avec du gibier, en fournissait bien lacuisine ; l’aigle, méfiante, ne dérobait plus rien, maisrôdait toujours par-là. Bientôt l’oiseau de proie changea l’heurede ses visites. Il vint le matin. Alors Maurin n’alla plus à lachasse que dans l’après-midi. Et de temps en temps, Misé Secourgeonpartait pour La Molle et les Campaux, afin d’y vendre le gibier queleur offrait Maurin en échange de leur bonne hospitalité.

Malheureux Secourgeon ! il avait prisconfiance comme on prend mal. Du reste, il souhaitait par dessustout être débarrassé de l’aigle. Il disait à Maurin, trois fois parjour :

« Je n’aurais pas cru ça si difficile.C’est vrai qu’elle se méfie, la bougre ! »

Si Secourgeon avait eu des soupçons, il auraitépié Maurin, il l’eût surpris avec sa femme, et alors, de manièreou d’autre, il se serait vengé. Mais il n’avait pas de soupçons.L’aigle complice couvrait tout de ses grandes ailes.

Et depuis quelques semaines, Maurin et MiséSecourgeon se retrouvaient, à des moments fixés, dans le pauvrecabanon du cantonnier, lequel riait dans sa barbe tout en cassantdes pierres au bord de la route, entouré de ses animaux familiers,à savoir : 1° un renard, 2° une belette, et 3° une couvée deperdreaux devenus perdrix.

C’était un charmant spectacle, à l’heure où lecantonnier, après journée faite, mettait en poche ses œillèresénormes, de voir, sur ses talons, dans la poussières de la route,courir quinze perdreaux alertes, suivis d’une gentille belette quesuivait un renard rêveur, sa queue ramée tombant vers la terre avecun peu de mélancolie.

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