Maurin des Maures

Chapitre 17Comment M. Labarterie fut conduit par Maurin à la chasse auxmerles, et comment M. Cabissol fut entraîné à conter, lui aussi,une galégeade.

 

Le dîner fut joyeux comme tout repas dechasseurs. Le menu était simple et substantiel, par recommandationdu préfet. Pastouré, bien entendu, ne desserra les dents que pourmanger. Jusqu’au dessert, Maurin l’imita, bien que, de temps àautre, M. Désorty lui adressât la parole avec beaucoup desimplicité et de sympathie.

« Voilà de fameuses pintades, hein,Maurin ? Voilà un excellent petit vin ?… »

Mais Maurin hochait la tête sans riendire ; Maurin mangeait et buvait ferme, sans souffler mot. EtPastouré riait dans sa barbe.

Un des convives, le général X…, Provençald’origine et fils d’un bottier de village (détail connu), prononçaau milieu de la conversation, une phrase banale, celle-ci à peuprès :

« L’évolution, tant que vous voudrez,mais plus de révolution ! Les révolutions sont des moyens dupassé. »

Maurin crut que la République était enpéril :

« Pourtant, dit-il, sans la révolution(et il répéta sans la révolution), les savetiers nedeviendraient pas généraux ! »

Le préfet eut un mouvement d’inquiétude ;mais le général avait de l’esprit.

« Maurin, dit-il, les savetiersd’aujourd’hui peuvent devenir généraux – sans révolution ; ilne faut pas l’oublier.

– Bien répondu ! fit Maurin. Maistout de même, il y a beaucoup de vos bourgeois qui ne veulent plusde révolutions parce qu’ils ont profité de la première. Maintenantqu’ils sont bien, ils ne veulent plus rien pour les autres. Si vousn’êtes pas de ceux-là, tant mieux : je m’aperçois que jem’étais trompé sur vous… C’est que j’en ai connu, voyez-vous, dansnos promenades, à la chasse, qui tiraient de leur carnier des pâtésde truffes et qui ne se gênaient pas, devant nous, pour mépriserentre eux les pauvres ; et à l’un d’eux j’ai dit un jour, –j’ai dit comme ça, – j’ai dit : « Monsieur lemarquis, lorsqu’on parle avec mépris des pauvres bougres, c’estpeut-être un droit que l’on a, mais noum dé pas Dioù ! si l’onavait du cœur, lorsqu’on veut parler mal des crève-la-faim,faudrait d’abord cracher dans son assiette les truffes qu’on a danssa bouche ! »

– Maurin, dit le préfet, nous pouvonsallumer nos pipes. Voici le café et les liqueurs. »

Maurin tira sa pipe de Cogolin, sa bonne pipede bruyère qui lui rappelait les belles « pipières »toutes roses de la tête aux pieds, couvertes qu’elles sont de lapoussière du bois des pipes et si jolies, selon l’expression deM. Cabissol sous leur coiffure de sphinx d’Égypte.

La conversation allait bon train, et, par lessoins du préfet attentif, glissa bientôt aux histoires dechasse.

M. Labarterie demanda :

« On chasse les merles, dit-on, ici,comme en Corse ? Est-ce vrai ? »

Maurin le regarda de travers :

« Oui, dit-il, et je vous mènerai à lachasse aux merles, quand vous voudrez, mais il faudra laisser à lamaison votre « trompette » parce que ces oiseaux-là, nosmerles de pays, – la trompette les « détourne ».

Le préfet sentit le péril et regarda Maurind’un air inquiet. Mais Maurin était « parti » et il semit à s’amuser en bon Provençal galégeaïré.

« Voici, dit-il, en regardant toujoursM. Labarterie, comment nous chassons les merles, nous autres.Je pars bien avant le jour, pour aller à l’agachon, une cabanebasse que j’ai faite avec des branches d’arbre au mitan des bois.Dans cette cachette, vous vous mettez tout seul. À travers lesbranches que vous touchez de la tête quand vous êtes assis dessous,vous voyez le ciel, là-bas, au levant, qui devient un peublanchâtre, puis un peu rouge… c’est tout juste la petite pointe dujour. C’est le bon moment « pour faire le merle ». Pourfaire le merle, vous tirez le chilé de votre poche. Voicile mien. Et vous commencez. Écoutez-moi ça ! »

Maurin mit entre ses lèvres le chilet, sortede petite boîte ronde en fer-blanc, traversée d’un trou au beaumilieu, et il commença à siffler, à imiter le chant du merle…

« Réponds-moi, Pastouré. »

Pastouré tira de sa poche un chilet d’uneautre forme, fait d’un fragment de patte de langouste, et se mit deson côté à imiter le merle.

Tout à coup :

« Halte ! » cria Maurin, d’unton impérieux.

Et il promena un regard circulaire surl’assemblée :

« Votre oreille ne vous a riendit ? » interrogea-t-il.

Son regard sévère s’arrêta surM. Labarterie :

« À vous, non, bien sûr, parce que vousn’êtes pas un merle à plumes, mais remarquez-moi cepassage… »

Et il s’interrompit pour reprendre sur soninstrument le passage incriminé ; puis, s’arrêtant encore toutà coup :

« L’avez-vous entendue, cette fois, lafausse note ? Non, pardi ! mais Pastouré, lui qui l’afaite, l’a comprise, du moins la seconde fois ! N’est-ce pas,Pastouré ? »

Pastouré fit signe que oui.

« Vous autres, vous n’y avez vu que dufeu !… mais pas moins, en entendant cette note-là, si vousaviez été de vrais merles, vous auriez tous f… ichu lecamp ! »

La vision de cette assemblée de dignitairess’enfuyant tout à coup, transformée en un vol de merles, surgit sibrusque que tout le monde partit en même temps d’un énorme éclat derire.

Le geste de Maurin semblait éparpiller desmerles dans l’espace.

Il reprit, toujours tourné versLabarterie :

« Donc, vous étiez en train de faire lemerle… Attention !… En voici un qui se pose dans les branchesqui paraissent toutes noires sur le ciel qui blanquège à peine.Vous continuez à chiler… En voilà un autre, de merle, deux !…trois !… Le ciel devient plus clair : vous les apercevezmieux quand ils se posent. »

En ce moment, il oubliait la galégeade ;il voyait arriver les merles ; cette chasse, devenueréelle pour lui, l’amusait.

Et Maurin élevait ses doigts écartés, pouraugmenter chaque fois d’un merle le nombre précédemment énoncé. Ilfaisait aller son chilet et ne voulait plus s’interrompre de peurd’effaroucher les oiseaux imaginaires. Et toute sa main à présents’élevait bien haut, écartant largement les doigts :cinq ! La main se refermait ; un doigt se levaitencore : encore un merle ! ça faisait six ! EtMaurin chilait toujours, en regardant M. Labarterie de temps àautre, de son œil narquois de sanglier sauvage. Et sa physionomiede joie exprimait deux choses : primo : « Envient-il hein, des merles, quand je les appelle ! »secundo : « A-t-il une bonne tête, le candidat deParis ! En voilà un, de merle, qui ne sera pasdéputé ! »

Quand il eut refermé et rouvert sa main troisfois, ce qui portait à une quinzaine le nombre de merles, Maurins’arrêta de souffler dans son chilet. Il s’écrasa sur sachaise ; il s’y faisait petit, et rasé, tapi jusqu’à êtreinvisible sous les branches de la cachette, il prononça avec unaccent provençal, salé :

« Il vïen pui un momein où vous êtescouvert de merles ! »

Rien qu’à voir le chasseur, on se rendaitcompte qu’il en avait partout, des merles. Alors il s’écrasadavantage sur lui-même, regardant toujours dans les arbres de sonrêve, en clignant toutefois, de temps à autre, un œil malin du côtéde Labarterie,… Et, sans perdre du regard les oiseaux innombrablesqu’il croyait voir en petites silhouettes sombres sur les branchestout autour de lui et au-dessus de sa tête, il dit d’une voix trèsbasse pour ne pas les faire envoler :

« Maintenein, je ramasse mon fusill, biendoucemein ! Vous compréné, meussieu Labarterille, si vousaviez eu l’imprudence de tirer su le premié quan’il s’est posé lapremière fois, les otres ne seraient pas venus. Quand le seconds’est posé, la même chose ! À présein qu’ils sont tropp, vousn’en amirez deuss, – troiss, si c’est possible – à la file, commesi votre coup de fusill il était une brochette… C’était un coupdifficile, pourquoi il sote à tout momein d’une branche à l’otre,mais tout de même vous en amirez deux ou trois à la file, quan’ilsse passent l’un devant de l’otre, et vous tirez…Boum !… »

Sa voix changea, redevint plus naturelle,comme celle d’un homme qui, après les belles exaltations du rêve,retombe à la réalité :

« Des fois vous n’en pourriez ramassertrois, des fois deusse, des fois pouïn. Alors vous rentrez chezvous ; pourquoi à cette chasse, vous ne tirez jamé qu’un seulcoup de fusill. »

Puis, franchement railleur, il conclut, l’œilsur M. Labarterie :

« C’est très amusant,qué ? »

Il est impossible de rendre le haut comique decette scène dite et mimée par Maurin, railleur de lui-même. Tout legénie de la Provence éclatait dans toute sa physionomie ; ettant étaient rapides les idées simultanées et diverses quibrillaient dans ses yeux, que les spectateurs ne pouvaient s’enrendre compte assez vivement. Et c’est de leur embarras quejouissait maintenant le galegeaïré.

« Tel que vous me voyez, monsieurLabarterille, acheva Maurin, je fais si bien le merle, moi, qu’unjour pendant que je chilais, caché dans la broussaille, un renardm’a sauté sur ma tête, tout en coup, pourquoi il me prené pour unoiso !… il faut vous dire qu’il ne m’avait pasvu ; il m’avait entendu seulement… Voyez-vous, en faisantle merle, on attire toutes les bêtes à son entour ! »

Et il regardait les têtes quil’entouraient.

Cette dernière histoire était authentique,mais Maurin sentait ce qu’on se donnait de ridicule quand on lacroyait véritable, parce qu’il comprenait ce qu’elle avaitd’invraisemblable. Alors il la racontait de façon à justifier tousles doutes qu’il trouvait naturels, et dont il se moquait pourtantà part lui.

« Ont-ils de l’esprit, cesProvençaux ! » dit le préfet qui pénétrait tout cela etqui riait comme un fou, en bon Parisien.

Pendant ce temps, les lèvres muettes dePastouré remuaient imperceptiblement – très vite, mais ce qu’il sedisait, nous ne le saurons jamais.

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