Maurin des Maures

Chapitre 15Où l’on verra le don Juan des bois courir deux gibiers à la fois,non pas deux lièvres, mais un sanglier et une jolie fille.

 

Bien davantage il fut tourmenté et jaloux,lorsque, à quelques jours de là, il ne trouva au logis ni lebrigadier ni sa fille.

Orsini, à la demande de Maurin, avait reçu dupréfet l’ordre d’assister à la battue projetée. Et Tonia, quitirait bien la carabine, avait voulu suivre son père. Orsinin’avait fait aucune difficulté pour l’emmener. Il désirait mêmevoir de ses yeux comment se tiendrait Tonia en présence deMaurin.

Cette battue devait avoir lieu dans l’Esterel.Maurin préférait se réserver pour lui-même les sangliers desMaures. Il avait déclaré au préfet qu’il s’adjoindrait les frèresPons, et que l’on partirait le dimanche matin de Saint-Raphaël. Cerendez-vous, disait-il, et c’était juste, était plus commode pourtout le monde.

Avant le jour, à Agay, arrivèrent leschasseurs ; quelques-uns à pied, d’autres, parmi lesquelsM. Désiré Cabissol, par le chemin de fer. Le préfet, legénéral, le maire de Saint-Raphaël s’y rendirent en voiture.

Le lieu de rendez-vous était la terrasse d’unepetite hôtellerie qui se trouve là, au fond de la rade d’Agay.

L’hôtelier préparait du café pour tout lemonde tandis que, sur la terrasse, un élégant invité,M. Labarterie, la tête coiffée de la casquette ronde, envelours, sonnait du cor à perdre haleine, devant la mer d’un noirviolet, frissonnante sous les souffles froids de l’automne et dumatin. Sa femme, en costume de chasse, était une inquiétanteParisienne, aussi jolie qu’élégante.

Au fond du golfe, la petite rivière d’Agay sefait suivre jusque sur la plage par ses touffes de roseaux et delauriers-roses.

On partit, tout le monde à pied cette fois. Onremonta le long de cette rivière, entre les collines.

On s’élevait lentement sur les sommets de laBaume, hérissés d’aiguilles rougeâtres.

Maurin, en bon prince, faisait de grandesamabilités aux frères Pons, qui auraient pu trouver mauvais qu’iljouât au seigneur sur leur territoire.

Tout le monde était attentif à ses moindresparoles. Il vantait les frères Pons, ses rivaux.

« Ils n’ont pas leurs pareils dans lesAmériques, disait-il, ni chez les Arabes, aussi bien pour laconnaissance pratique de la chasse et pour leur dureté à lafatigue, que pour la fantaisie. Voulez-vous voir ? Attention,Pons ! »

Il arma son fusil.

« Que personne ne bouge ! »

Il prit son arme par l’extrémité du canon, illa fit tournoyer à bout de bras et la lança très haut ; ellevira deux fois, en l’air, sur elle-même. Pons l’aîné, le bras droiten avant, attendait qu’elle retombât…

À ce moment, Pastouré lança en l’air unepierre qui monta, tandis que le fusil descendait.

L’arme retomba horizontale sur le bras de Ponsqui tira : on ramassa la pierre, elle était criblée deplombs.

« À moi maintenant ! » ditMaurin.

Et il exécuta le même tour de prodigieuseadresse. Seulement, pendant que le fusil virait en l’air, il luifit un pied de nez :

« Voilà, dit-il, comme nous sommes, nousautres chasseurs de casquettes… Allons, messieurs, aux sangliers,maintenant ! »

Les invités, stupéfaits, se demandaient àquels diables d’hommes ils avaient affaire.

« Quelle imprudence ! fit laParisienne avec une jolie moue.

– En route ! » cria Maurin.

C’était sur les hauteurs que les sangliersétaient logés. Maurin et les Pons les avaient « tracés »la veille, c’est-à-dire qu’ils avaient relevé les traces à vue,sans le secours d’aucun limier. Ils étaient sûrs maintenant que lesfauves occupaient tel point précis de la montagne.

Ils disposèrent leurs chasseurs enconséquence. Il y en avait bien une cinquantaine, qui furentdisséminés dans la montagne, sur tous les points où pouvaientpasser les fauves. Tous les passages étant gardés, il fallait qu’undes chasseurs au moins vît et pût tirer les sangliers.

En arrivant sur le terrain de chasse, Maurin,suivi de Pastouré muet comme une carpe, avait tout de suite prisles allures d’un chef à qui tout le monde doit obéir. Il disait augénéral :

« Vous, restez là, derrière ce rocher, etne bougez pas. Et silence !… Et surtout ne fumezpas. »

Il disait au préfet d’une voixbasse :

« Vous, venez avec moi. Vous aurez un desmeilleurs postes. Tout le monde ne peut pas avoir lesbons. »

Tonia admirait beaucoup ce grand gaillard vêtude toile, guêtré de toiles et de ficelles, chaussé de cordes,coiffé d’une loque et qui, avec une belle aisance, donnait desordres à l’inspecteur des forêts si fier dans son uniforme.

« Vous, placez-vous ici ! Et vousavez entendu la recommandation que j’ai faite au général, hé ?Pas de cigare, pourquoi les sangliers nous éventeraient. C’est que…ça a du nez… Au revoir ! »

C’est sur ce même ton qu’il sépara brusquementTonia de son père. Tonia, lorsqu’elle était toute petite, avaitvoulu apprendre à tirer la carabine. Et son père, jugeant que,lorsqu’il la laissait seule à la maison, au milieu des bois, celapourrait lui être fort utile, lui avait enseigné lui-même lemaniement d’une arme à feu. Elle tirait assez bien.

« Vous, la jolie fille, dit Maurin, ilvous faut un poste à part, où les sangliers passeront pour sûr,mais où vous n’aurez pas à vous occuper des autres chasseurs, nipour éviter vous-même leur coup de fusil, ni pour éviter de leurenvoyer le vôtre. »

Il arrive, en effet, qu’en ces montagnes trèsaccidentées, les chasseurs, qui se croient postés très loin les unsdes autres, se trouvent, à vol d’oiseau, très voisins, bien qu’ilsaient marché beaucoup, après s’être séparés, pour gagner leursdiverses embuscades.

Le père de Tonia, qui voyait les généraux, lespréfets et les inspecteurs des forêts obéir sans réplique à Maurin,ne fit pas la moindre objection. Il obéit à son tour militairementet fut placé au fond d’une gorge pendant que Maurin emmenait Toniasur la hauteur.

Aux chasseurs du pays, il avait ditseulement :

« Placez-vous, vous autres, où vouspouvez, pour le mieux. »

Les frères Pons répondirent :

« Sois tranquille, Maurin, on sait cequ’on a à faire.

– Et toi, Pastouré ?

– Oh ! moi, dit Pastouré, jecomprends qu’aujourd’hui, si on est ton ami, il faut que tu sois leroi de la chasse ; je vais me poster à côté deM. Labarterie. » (Il prononçait : Labarterille.)

Maintenant tous les chasseurs étaient chacun àleur poste, immobiles et muets, quelques-uns découpés ensilhouettes dures sur le ciel et sur l’horizon de mer, d’autres àdemi enfouis derrière une touffe d’arbousiers ou de genêts. Ilsespéraient. Tonia, qui n’avait jamais tiré le sanglier,était émue. Seule au bord d’un sentier, entre deux hauts rochers,elle surveillait, en face d’elle, un plateau par où, avait ditMaurin, ils devaient venir.

Du point où elle se trouvait, ellen’apercevait personne. Elle n’entendait rien que le bruissementmonotone, prolongé, des branches qui se frôlent sous la brise. Levent frais du matin, parfumé d’herbes de montagne, la caressait,faisait frissonner sur sa nuque les cheveux fous, irisés au soleillevant.

Tout ce pays perdu semblait attendre aussiquelque chose. Et quoi donc ? La vie ou la mort, comme lesfauves que l’on chassait. L’amour aussi peut-être. Sans réflexion,la fille sauvage subissait le charme de l’heure, du lieu, de lasaison. Et l’émotion d’être là, en attente, pour voir, poursurprendre la vie libre des bêtes, pour l’arrêter, pour luttercontre elle, non sans péril peut-être, cette émotion soulevait sajeune poitrine. Elle buvait longuement l’air de la montagne, simatinal, et s’efforçait de respirer en silence. Mais elle étaitoppressée. Sous son doigt, son arme lui semblait vivante, elleaussi, comme soulevée d’une inquiétude.

Tout à coup elle tressaillit. Des crissauvages, des coups de fusil, des sons prolongés de conquesmarines, des roulements de tambour éclatèrent. C’était, au profonddu fourré, les rabatteurs qui se repliaient vers les chasseurs, enfaisant le plus de tapage possible pour forcer les sangliers à selever et à fuir devant eux. Leurs cris avaient on ne sait quoid’irréel. L’écho les grossissait, les redoublait, en faisait desappels d’êtres fantastiques. Puis tout ce bruit s’apaisait durantquelques secondes pour reprendre comme une huée de tempête. On eûtdit une bataille où s’entr’égorgeaient des diables.

Tonia attendait, toujours plus émue à mesureque les cris, les tambours et les conques semblaient se rapprocher.D’une seconde à l’autre, le troupeau des sangliers (ils sont huitou neuf, avait dit Maurin) pouvait venir par-là vers elle, passeren même temps à sa droite et à sa gauche. Quel triomphe si elleallait en tuer un au passage ! Elle se voyait félicitée parMaurin, par les messieurs, par tout le monde. Cette visionl’exaltait. Elle ouvrait ses yeux tout grands ; et son oreilletendue épiait les moindres craquements dans les bois, les moindres« crenillements » qui rompaient la monotonie dusilence…

Tout à coup, elle sentit un bras doucementl’enlacer tandis qu’une voix, basse comme un souffle,disait :

« Ne bouge pas. Ils vont venir, ils sontlà… ne parle pas, surtout ! »

Et ce bras, le bras de Maurin, la prenait, lapliait un peu en arrière. Et elle obéissait à tout, à l’ordreantérieur qu’il lui avait donné, d’attendre, de se taire, de ne pasbouger, comme à celui, le même, qu’il lui donnait à présent.

Il ne fallait pas faire manquer toute lachasse, n’est-ce pas ? Et elle laissait la bouche du chasseurs’appuyer sur ses lèvres à peine détournées, et sa tête étantrenversée sur la poitrine de l’homme, ses regards se perdaient dansle grand ciel tout bleu, et il lui semblait qu’elle ne l’avaitjamais regardé encore, jamais vu, non, jamais. Et c’est vrai quejamais elle ne l’avait regardé ainsi, avec les mêmes yeux, voilésd’un grand trouble.

Une étrange douceur était en elle. Tous deuxpalpitaient avec les bruyères du bois ; ils frémissaient avecles braïsses rosées et violettes ; leur esprit était partoutautour d’eux, parce qu’ils étaient attentifs en même temps à cequ’ils ressentaient et à ce qui pouvait venir, et aux cris desrabatteurs. Elle perdait un peu la tête, Tonia… Un vol de ramierstraversa le bleu du ciel où s’en allait son regard, et il luisembla, comme dans les rêves, qu’elle s’envolait avec ces oiseauxlointains… Où allaient-ils, si vite ? Cela donnait le vertige,de les voir si haut. Elle ne savait plus où elle était.

Tout à coup la broussaille mouvante craqua àgrand bruit, comme si elle prenait feu partout à la fois !Tonia se sentit repoussée, remise toute droite par le bras qui latenait. Le visage qui s’était pressé contre le sien s’éloigna… Ellevit, devant elle, les bruyères s’agiter… C’étaient eux, lessangliers, les bêtes libres ! Elles bondissaient par-dessus labruyère comme des marsouins hors de l’eau et s’en allaient ainsi,par bonds allongés, arrondis, à toute vitesse, en cassant à grandfracas, sous leurs masses, la bruyère et les genêts… Un coup defeu… deux coups de feu retentirent. Elle vit un sanglier tomber etrester là, mort ; un autre, blessé, ralentir son allure etdisparaître.

Un cri de Maurin retentit, sur lescimes : À la barro ! Ce cri voulait dire :« Coupez la barre pour y suspendre la bête : elle estmorte. »

La chasse était finie.

On le croyait du moins ; on ignorait queMaurin s’était mis à la poursuite du porc blessé.

La barre coupée, le sanglier qu’on trouva tuéraide sur place y fut suspendu, et descendit la colline vers laroute où l’attendaient les voitures des « messieurs ».Mais quand Tonia eut conté qu’elle avait vu Maurin se mettre à lapoursuite de l’un des fauves, seulement blessé celui-là, tout lemonde demanda à rejoindre Maurin. Le sanglier mort fut porté dansune voiture. Et toute la troupe, guidée par les frères Pons quisuivaient la bête à la trace, se mit à la recherche de Maurin… Onle trouva au fond d’un ravin, littéralement à cheval sur un grossanglier. Il tenait entre ses dents une des oreilles de la bête,l’autre oreille dans son poing vigoureux ; et, de sa mainrestée libre, il avait ramassé une pierre pointue avec laquelle ilfrappait à tour de bras sur le crâne de l’animal pour l’achever… Ill’assomma en effet et ne se releva sous les yeux des chasseurs,penchés au-dessus de lui au bord du ravin, que pour crier uneseconde fois, à tue-tête, un : À la barro !retentissant.

On déjeuna dans le bois. Chaque chasseur avaitapporté son « vivre » ; mais le préfet avait, de soncôté, fait mettre dans les voitures d’excellents pâtés etconserves. Les cinquante chasseurs, paysans, sénateurs, généraux,mangeaient ensemble, naturellement groupés selon les sympathies oules amitiés. On versa à flots le Champagne : il y en eut troisfois pour chacun ! Et les toasts furent nombreux. Au desserton conta quelques histoires de chasse et Maurin se montra siréjouissant que M. le préfet résolut de l’inviter à dîner lesoir même. Après le déjeuner, une deuxième battue eut lieu qui nedonna aucun résultat.

Les deux sangliers revinrent en calèche avecle général et le préfet. Tonia et son père s’en retournèrent àpied, avec le gros des chasseurs. Elle aussi, l’ardente fille,était une bête blessée. Chaque fois qu’elle regardait Maurin, ellese sentait, là, au creux de la poitrine, une oppression brûlante,comme une pesée chaude… Et elle revoyait, dans sa tête, un grandciel où fuyaient des ramiers sauvages… Puis un bruit se fait devantelle, dans la bruyère qui s’écarte… et le visage qui se pressaitcontre sa joue, l’abandonne… C’était si bon d’être embrasséeainsi !… Pourquoi, pourquoi est-il parti si vite, ce moment sidélicieux ? Est-ce qu’il ne reviendra plus jamais ? Oui,c’était bon, au sommet de la montagne, dans l’odeur des thyms etdes lavandes, au soleil levant, dans la fraîcheur matinale, devanttout le ciel et toute la mer, d’attendre elle ne savait quoi detrès désiré… sans même songer qu’elle était fiancée depuis laveille !

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