Maurin des Maures

Chapitre 43Où l’on verra comment, sans l’aide de Maurin lui-même, jamaisgendarme n’eût arrêté Maurin, et comment Parlo-soulet répondit àcette monstrueuse arrestation par l’incongruité la plus monstrueuseet la plus sonore qui fût dans ses moyens.

 

Tonia semblait tenir parole et ne plus vouloirrencontrer Maurin.

Il avait beau rôder aux environs des forêtsdomaniales du Don, il ne l’apercevait jamais.

Cette disparition, habileté ou dédain, n’étaitpas pour apaiser le violent chasseur. Ce qu’il avait eu de laCorsoise excitait en lui, avec l’espérance, une force de désirtoute nouvelle.

Le don Juan des Maures n’avait pas l’habitudede tant attendre. Le pirate sarrasin qu’il était, le Sylvainprimitif, retrouvait facilement d’ordinaire les chrétiennes ou lesnymphes qui vaguent par les forêts.

Maurin pensait donc à Tonia plus que deraison, si bien qu’un jour il s’aventura très proche de la maisonforestière.

À travers la fenêtre de la salle d’en bas, oùelle était avec son père, elle le vit et, sortant sous un prétexte,courut à lui :

« Je ne veux pourtant pas qu’il arrivemalheur : va-t’en ! dit-elle, je ne me suis montrée quepour te dire de t’en aller. Mon père peut nous voir causantensemble. Songe qu’il me tuerait s’il pouvait deviner ! Si tune me rencontres plus, c’est que je tiens parole. Quand tu m’auraspromis fidélité d’abord et ensuite mariage, alors, de nouveau, jeserai tienne. Je ne suis pas une de tes filles perdues.Va-t’en. »

Tout en parlant, elle l’éloignait de lamaison, pour le mettre hors de la vue de son père.

Il l’écoutait, le cœur navré à la fois etcontent.

« Tonia, dit-il, tu es méchante pour moi.Tu m’as bien voulu un jour. Pourquoi maintenant dire non ?Toutes les paroles du monde ne peuvent rien changer à ce qui aété.

– J’ai réfléchi, et cela change beaucoup.Si tu me veux encore, gagne-moi, mérite-moi ! La manière, tula connais. Pense que si, la fois première, j’ai bien voulu, c’estque je t’aime. Mais que je t’aime, est-ce une raison pour que jeveuille être méprisée de toi ?

– Moi, mépriser une fille, s’écria-t-il,parce qu’elle est amoureuse ? Oh ! dit Maurin, jemépriserais la nature, alors. Ou si c’était parce qu’elle estamoureuse de moi, c’est moi, alors, que je mépriserais !

– Ce que tu veux dire par ce mot de« mépriser » je ne le sais pas, dit-elle. Mais je saisbien qu’un homme comme toi, lorsqu’il peut retrouver une filleaussi souvent qu’il le veut, fait d’elle ensuite comme d’une orangepressée qu’on jette quand on en a bu le meilleur. N’appelle pas çamépris. C’est, pas moins, l’abandon. Adieu. Tu sais mon dernier motet que je suis Corsoise. Apporte-moi deux paroles quand tureviendras, à moins que tu ne préfères me les dire tout desuite : fidélité et mariage.

– Embrasse-moi », dit Maurin.

Il la saisit à pleins bras, par la taille.

Elle lui donna de son solide petit poing surle visage et, comme il la pressait davantage, elle l’égratigna etle mordit, et, souple, elle lui échappa.

« Écureuil, dit-il, je t’aurai !

– Si tu y mets le prix », dit-elleen s’enfuyant.

De mauvaise humeur, il gagna, sur un plateaudes collines voisines, certaine cachette où l’attendaitPastouré.

Dans tout le massif des Maures, ils avaientplusieurs cabanes.

Lorsqu’ils trouvaient un cazaoù,vieille bâtisse en ruine au toit crevé, cabanon ou étable àchèvres, ils se faisaient, dans l’angle le plus abrité de lamasure, un gîte à leur usage. Une toiture de bruyère sur desmadriers croisés. Quelquefois la cachette était faite seulement debranchages.

Celle où il arriva, vers midi, était un ancienposte de chasse, en assez bon état, ayant une cheminée et uneméchante porte, qu’on pouvait cependant fermer à clef.

La clef, on la cachait sous une grosse pierre,cachée elle-même sous des broussailles.

Ils avaient là-dedans un vieux fusil à piston,toujours chargé, enfoui sous des fagots de bruyère : on nesait pas ce qui peut arriver. Une arme de plus, même en médiocreétat, peut être utile. Il y avait là aussi un peu devaisselle : deux verres et deux assiettes fêlées. À decertains jours, un peu de luxe fait plaisir.

Maurin trouva Pastouré en train de faire rôtirun lapin sauvage, de quoi fort bien déjeuner.

Sur une table rongée des tarets, les deuxverres et les deux assiettes brillaient bien propres, et, à côté,deux fourchettes d’étain. Le sel était dans une salière faite d’unmorceau de liège difforme. Tout cet intérieur, noir de fumée,sentait bon le romarin brûlé. Les sièges étaient deux tronçons degros chênes-lièges avec toute leur rugueuse écorce.

Quand Maurin arriva, Pastouré, à sonordinaire, parlait puisqu’il était seul.

Maurin, pour l’entendre, s’arrêta un peu,avant de se présenter à la porte.

Pastouré disait :

« S’il était un vrai gibier, ce Maurin,on ne lui donnerait pas plus souvent la chasse, mais des chasseursqui chasseraient un gibier comme le font ces gendarmes (que le tronde Dieu les brûle !) ça serait des chasseurs de la ville, deschasseurs de carton, des phénomènes de chasseurs, de ceux qui ontdes costumes de chasseur et toutes les armes nouvelles et toutesles poudres nouvelles et tous les nouveaux systèmes de tout, maisqui sont adroits comme mon soulier.

« Et de ce que je viens de dire là jedemande pardon à mon soulier, qui, dans l’occasion, ne manqueraitpas le derrière qui mériterait que mon soulier l’amire (le vise).Pour ce qui est de dire d’attraper au vol un cheval ou un âne,l’âne des Gonfaronnais, puisque c’est celui-là qui vole, jamais unde ces chasseurs si bien arnisqués (harnachés) ne l’attraperait,quand cet âne ou ce bœuf serait gros comme une maison.

« Ils manqueraient, ces chasseurs-là, unbœuf dans un corridor ! Dans un corridor, ils manqueraient unbœuf ! Et pareillement Maurin, les gendarmes le manqueronttoujours ! Quand ils l’auraient entre les mains, il leurfondrait comme du beurre ou leur coulerait entre les doigts commeun lapin qui se peigne le poil entre deux touffes degineste !…

« Et maintenant, je crois que mon lapinest cuit, et même il sent bon, le camarade !

« Mais j’en reviens à mon idée :pourquoi le chasse-t-on, cet homme ? Pourquoi ? Toujourspour du bien qu’il fait ! Quand il a dit, pour laSaint-Martin, à tout ce peuple qui se régalait de la misère d’unmisérable, qu’ils étaient des sauvages, n’avait-il pasraison ? Foi de Pastouré, raison il avait ! Quand il adit aux Gonfaronnais : Vous me regardez comme si vous voyiezvoler un âne », pourquoi se fâchaient-ils, ces gens, puisquele rôle de l’âne c’est pour lui-même qu’il le prenait, et puisqu’illes traitait eux, conséquemment, comme des chrétiens ?

« Et quoi encore ?

« Quand il a pris les chevaux desgendarmes pour faire leur service et arrêter des voleurs au nom dela loi, il avait encore raison, raison mille et un coups, raison,je vous dis. Et je me ferais piler pour le dire. Alors ?alors, je vous le dis comme je le calcule : il y a quelquechose de mal arrangé dans les affaires du monde, et le pauvrebougre a toujours tort.

« Faites du bien au peuple, on vous faitla chamade. Dites-lui la vérité, on vous fait la chamade. SainteVierge, je ris, ça me fait beaucoup rire. Coïons nous sommes,coïons nous resterons. Il leur faudrait un de ces Napoléon qui leurmettrait le pointu de la baïonnette à l’endroit par où ils gonflentleur âne !

« Ô misère de moi !

« Et qu’est-ce qui corrigera un Maurind’être ce qu’il est et de s’occuper des affaires du peuple ?Rien ni personne ! Et voilà la raison pourquoi je ne dirairien, je ne le parlerai qu’à moi, je me le confesserai tout seul àmoi-même, mais à lui ni à d’autres jamais je ne le dirai !

« Ils me galèjent, des fois, parce qu’ilsme voient, de loin, quand je suis un seul, faire aller, qu’ilsdisent, les bras comme un télégraphe. C’est qu’alors, tout seul, jeme vide, je me soulage de mes pensées, je me dégonfle comme l’ânede Gonfaron quand le maire des imbéciles lui rend la liberté delui-même ! Si je leur disais ce que je pense, pechère !ils ne voudraient pas entendre, et si je le leur disais avec desgestes, ma main se fatiguerait de leurs figures et mon pied de leurderrière !…

« Ah ! nom de nom ! bourriqueque je suis ! Je suis allé au puits tout à l’heure laver les« siettes » et les verres et je n’ai pas rapporté d’eaupour boire, qu’elle fait trouver le vin meilleur ! »

Il s’apprêtait à sortir quand Maurinentra.

Le pauvre Maurin ne se doutait guère qu’entrelui et les gendarmes, la distance, en ce moment, n’était paslongue.

Ils l’épiaient depuis sa conversation avecTonia, et plus habiles qu’en d’autres occasions à se cacher de lui,ils le virent entrer dans la cabane ; ils se concertaient.

« La cheminée fume, disait le gendarmeSandri. Ils déjeuneront là. Rien ne presse. Comment nous yprendre ? Maurin n’est pas l’homme à ne pas nous résister. Ilssont deux. Laissons-les se mettre à table.

« Tu es toi, Maurin ? » ditPastouré, en voyant entrer son ami.

– Je suis moi, bonjour, dit Maurin. Çasent bon, ici. Surveille ton rôti. Je vais au puits chercher l’eauet me mouiller le museau. Ça fait du bien aux chevaux.

– Va quérir l’eau fraîche. J’ai,justement, oublié. »

Maurin avait quitté son carnier et sonfusil.

« Où est le vieux fusil ? dit-il.Une arme est un compagnon. Je verrai s’il ne s’est pas troprouillé ! Un lapin peut me partir !

– J’ai battu aux alentours, dit Pastouré.Il n’y a rien de rien, tu peux croire.

– Il peut en être venu depuis tout àl’heure. On ne sait jamais.

– Il n’y a rien, rien, pas un poil, pasune plume.

– Alors, sans risque, je peux prendre levieux fusil.

– Il est rouillé, prends le tien.

– Mais puisqu’il n’y a rien, dit Maurin,je n’aurai pas à tirer. Je prends le fusil à piston.

– Alors, si tu ne le tires pas sur unperdreau, tire-le sur une cible pour savoir comment il marche etpuis tu le rechargeras. Té ! voici des capsules. »

Maurin sortit, la cruche vide au poing, levieux fusil pendu par la courroie à son épaule.

Il fait vingt pas, et, surpris et joyeuxs’arrête, voyant son chien en arrêt.

L’attitude d’Hercule étaitsignificative :

« Noum dé pas Dioù ! Unlapin ! »

Il pose à terre sa gargoulette :

« Bourre ! »

Le lapin part. Maurin épaule, tire… cra !Le coup rate.

« Voleur de sort ! dit Maurin. Çasemble un fait exprès. Un lapin à ma porte et mon vrai fusil dansla maison. Carogne ! »

Il voyait le puits tout proche, à soixantepas. Que d’ici au puits il dût rencontrer un autre lapin, celan’était pas à supposer. Hercule, très étonné, regardait de traversl’arme qui, au lieu de boum, faisait clac.

Maurin passa une paille fine dans la lumièredu vieux fusil, s’assura que la poudre y apparaissait, mit uneamorce neuve, reprit sa cruche, et, son fusil en bretelle, sedirigea vers le puits.

Mais, à mi-chemin, de nouveau il s’arrêta.

La queue d’Hercule se faisait horizontale etrigide avec un bout frémissant. On était à contrevent.

Ce fin bout de la queue d’Hercule disait à samanière très clairement à Maurin :« Perdreaux ! »

Maurin posa à terre sa cruche paisiblement,prit en mains son vieux fusil et… une compagnie de perdreaux sesouleva de terre avec un grand ronflement d’ailes lourdes.

Il visa, regrettant toujours son fusil à deuxcoups.

Il pressa la détente : cra !… coupraté.

« Brigand de sort ! dit Maurin,c’est à devenir enragé ! En voilà une d’histoire ! Elleempoisse, celle-là ! »

Hercule, cruellement déçu, regarda son maîtreet fit : Ouah ! ce qui était contraire à son premierdevoir de chien d’arrêt.

« À présent, mon pauvre Hercule, lui ditMaurin, c’est chasse terminée, nous voici au puits. Les perdreauxsont loin. »

Et il ajouta, vraiment irrité :

« Un peu s’il n’y a pas de quoi briser unfusil pareil ! »

Il regarda avec mépris le vieux canon rouillé,la vieille crosse piquée des vers.

« Il n’y a, dit-il, que la courroie debonne. Changeons tout de même l’amorce. Je tirerai à mon chapeaupour voir l’effet ! C’est égal, j’aurais dû prendre mon fusilà système !… jamais plus je n’en aurai d’autre. »

Consciencieusement, il introduisit dans lacheminée une fine paille, la retira, s’assura que la poudre seprésentait à la lumière, coiffa la cheminée d’une amorce neuve.

« Encore dix pas pour arriver au puits.C’est ça, si je voyais ici encore un gibier !… Té !Vé ! »

Hercule était immobile, le cou tendu.

Le redressement de la base des oreilles dugriffon disait : lièvre !

Cette fois, Maurin eut envie de laisser sonchien à l’arrêt et de courir chercher son vrai fusil.« Bah ! celui-ci ne ratera pas trois fois de suite,peut-être ! » Il posa à terre sa cruche, regarda lacapsule, la retira, en mit une autre qu’il assura fortement sous lechien poussé de la paume, tout cela sans perdre de vue Hercule ni,devant le nez d’Hercule, une certaine touffe de nasque très épaisseet qui avait grandi, enchevêtrée à une touffe de gineste, contre lemur du puits.

À ce moment le lièvre déboula, énorme, enplein découvert ; Maurin le visait. Pour Maurin, lièvre viséétait lièvre mort…

« Je l’ai au carnier ! »pensait-il…

Il attendait la bonne distance… Vingt-cinqpas… Il presse la détente… Cra ! Coup raté. « Ouah !Ouah ! » fit Hercule au comble de l’indignation et de lacolère.

Alors Maurin, le grand chasseur, saisi luiaussi d’une colère sans nom, Maurin exaspéré, furieux, hors de lui,Maurin le Roi des Maures, prit son vieux fusil par le milieu ducanon et sur la margelle du puits, à tour de bras, il en brisa lacrosse… « Boum ! » cette fois le coup partit,faisant retentir l’écho des collines à deux lieues à laronde !

Et pendant qu’à ce bruit qu’il aime, Hercule,visionnaire et sûr de la proie, court la chercher en vain, unechose extraordinaire se passe entre Maurin et son vieux fusil. Lacrosse, rompue, séparée du canon mais rattachée encore par lacourroie à ce canon que tient Maurin, tournoie suivant l’élan quelui a imprimé le geste violent du chasseur… la courroie autour deson cou fait deux tours, le serre avec violence, et le bois de lacrosse lourdement vient frapper au front l’homme qui, étourdi,vaincu, tombe, ne sachant ce qui lui arrive ! Et tandis que,aussitôt relevé, il s’efforce, avec ses deux mains nerveuses, dedésentortiller la courroie qui l’étrangle, que voit-il tout àcoup ? Il voit, à ses côtés, deux gendarmes narquois qui luidisent :

« Au nom de la loi ! »

Maurin, le front un peu saignant, s’étaitrelevé. Il regarda ses deux adversaires et tranquillementdit :

« Ne faites pas les fiers ! que jeme suis bien arrêté moi-même. »

Les gendarmes semblaient embarrassés de leurcapture. Cet événement leur semblait si imprévu ! Il lesdépassait ! Et ils se taisaient comme surpris de leur propreaudace, embarrassés de leur succès.

Alors Maurin se mit à rire :

« Vous avez maigri, Sandri, depuis notredernière entrevue… Les pommes d’api se flétrissent. »

Au bruit du coup de feu, Pastouré avait mis lenez dehors. Il n’eut pas de peine à deviner ce qui s’était passé,et sans étonnement, rentrant dans le cabanon, il en ressortitaussitôt, portant à Maurin son carnier :

« Té, dit-il, que tu n’as pas déjeuné.J’ai mis là-dedans le lapin entier et cuit à point, et tout cequ’il faut. Bon voyage.

– Soyez content, dit Sandri à Pastouré,que nous n’ayons pas d’ordres contre vous. Votre tourviendra. »

Pastouré regarde Maurin et leurs yeux secomprennent.

Maurin sait bien d’ailleurs que Pastouré lesuivra pour l’aider dans la peine. Mais ce qu’il a compris c’estqu’il est près de midi, et qu’à cette heure-là un lapin bien rôtipeut adoucir l’humeur du plus féroce gendarme.

« En route ! dit Sandri.

– Ce serait l’heure de manger, grogna soncompagnon.

– Une idée ! fit Pastouré. Déjeunezici, gendarmes. Maurin est pris, c’est entendu. Vous avez uneconsigne. On ne vous en veut pas de faire votre devoir. Aucontraire ! Eh bien, déjeunez ici avec nous. S’il vous prometde ne pas chercher à se sauver pendant le repas il tiendra parole.Et, après, vous vous mettrez en route gaillardement. »

Maurin se taisait, un peu farouche, dédaigneuxet ennuyé.

« Non ! merci bien !… Nous nousarrêterons à La Verne pour le repas de midi, répliqua Sandri qui seméfiait. Eh ! Eh ! nous emmenons deux lapins… Et tous lesdeux sont cuits ! »

Maurin haussa les épaules.

Mais le nom de La Verne, tout de suite, fitnaître dans son esprit l’idée d’un expédient qui assurerait safuite.

« Si vous avez peur, dit-il à Sandri, queje m’échappe, ôtez-m’en les moyens. »

Il tendait ses mains rapprochées. Pastouré, necomprenant pas, ouvrit de grands yeux mais ne souffla ! mot,songeant : « Patience, tout s’explique un jour oul’autre ! »

Maurin dit à Pastouré :

« Garde mon chien. »

Et à son chien d’un signe :

« Reste avec Pastouré. »

Les gendarmes, d’un air de triomphe, luilièrent les poignets. Alors, il leur dit :

« Je vois que j’avais bien raisond’éviter votre rencontre ! »

Et digne et tranquille, les mains derrière ledos, croisées avec nonchalance comme s’il les eût portées ainsivolontairement :

« Maintenant, dit-il sur le ton ducommandement, suivez-moi, messieurs les gendarmes ! »

Et pendant que s’éloignait Maurin, Pastouré,avec de grands gestes, disait tout seul et tout haut, en vaquantdans la cabane à ses préparatifs de départ :

« Qui trouve que les choses vont bienapprend aussitôt qu’elles vont mal ; je disais tout àl’heure : « Ils ne le prendront pas », et ils l’ontpris. Parler du malheur fait venir le malheur. Il ne faudraitjamais parler, même tout seul. Trop parler nuit, trop gratter cuit.Si on ne disait jamais rien, elles iraient mieux, les choses. Lesbavards toujours nous perdent. La politique n’est qu’un bavardage,puisqu’ils ont une Chambre exprès pour parler, et c’est ce qui faitque tout va mal. Fais tes affaires en silence. Ne parle pas duloup, que tu en verrais la queue. Qui parle ? Les femmes.Aussi, on peut dire : « Qui fait tout le mal ? Lafemme. » Ne parle que pour dire qu’il ne faut pas parler, ettu parleras encore trop. Si tu avais parlé devant ces gendarmes(que le tron de Dieu les cure comme il cure les châtaigniers desMaures !) que serait-il de toi, Pastouré, maintenant ?car pourquoi leur aurais-je parlé, sinon pour leur dire ce que jepense d’eux ? Et si j’avais dit, à eux, ce que j’en pense, oùserais-je à présent, pauvre de moi ! Je tremble d’ysonger : je serais avec eux, entre eux ou devant eux, et horsd’état de porter mon fusil et celui de mon collègue ! Ils ontdit qu’à La Verne ils déjeuneraient. Ils l’ont dit et ils ont tropparlé, puisque je le sais et que plus facilement je vais les suivreafin que lorsqu’il leur échappera – car il leur échappera, lerenard ! il coulera entre leurs pattes, le lapin ! illeur fichera le camp, le lièvre ! – je puisse lui rendre sonfusil, qu’on pourrait lui voler ici. Tu porteras deux fusils,Pastouré : tu as donc quatre coups à tirer… Si je pouvais, pasmoins, fait coup quadruple ! c’est ça qui serait « fairebien parler la poudre ! ». S’il n’avait pas parlé commeil ne fallait pas, ce bon à rien de fusil, que j’ai vu là-bas parterre en mille morceaux, les gendarmes peut-être ne seraient pasvenus. Mais comment savoir quand il faut se taire ? Un fusilest fait pour parler… Dans mon trouble, tenez, j’ai laissé là-basla cruche et les morceaux du vieux fusil ; allons les prendre.Des vieux morceaux de fer, ça peut toujours servir. Un canon defusil est du moins un tuyau, et quand il ne serait bon qu’à gonflerun âne, il serait encore agréable aux gens de Gonfaron… Si je nem’étais pas tant parlé, j’aurais pensé à ramasser le fusil et lacruche… Qui n’a pas bonne tête, il faut qu’il ait bonnesjambes. »

Il alla ramasser cruche et fusil et revint,disant : « Et maintenant, Pastouré, mon ami, mange tonpain sec ; mais bois un coup d’aïguarden. Ça te tiendradebout. »

Il dit au feu, en y versant de l’eau :« Éteins-toi, feu ! que quand tu ne fais pas le bien tupeux faire le mal, comme un homme. » Il dit à la porte ensortant : « Ferme-toi, porte. Grince, ma vieille. Tuparles comme une femme en colère. Grince, mais obéis… Toi aussi, tuparles trop. » Et il ajouta : « Adieu, le bondéjeuner des deux collègues. L’un est encatené comme un voleur etle second suit le premier à la manière des oies. Le tron de Dieucure les gendarmes ! »

Il se mit en route, satisfait d’entrevoir,tout là-bas, ceux qu’il suivait, et de s’être assuré, les voyantdans la direction annoncée, qu’ils allaient bien à La Verne. EtPastouré continuait à parler, toujours gesticulant, suivi de sonchien Pan-pan et de l’obéissant Hercule.

« Les femmes ! ce sont les femmesqui sont la bêtise de l’homme. S’il n’était pas allé voir cettefille, voulez-vous jouer (parier) que les gendarmes n’auraient passu où le prendre ! Pour épier Maurin ils rôdaient toujoursautour d’elle ; il leur a donc été facile de le suivre, et ilsl’ont pris comme un perdreau à l’engrainage… On engraine aussi lelièvre et le sanglier. Toute bête vient au piège en venant à ce quilui plaît. L’amour est le roi des pièges. Où attend-on le liond’Afrique ? à l’abreuvoir, pardi ! Et à l’abreuvoir ilsont pris Maurin ! Que faire à présent, sinon attendre ?J’avais une femme, elle est morte. Où me prendrait-on àprésent ? nulle part. L’abreuvoir est vide, et moi je suislibre. Il faut boire à tous, et qu’on ne sache pas où est votrehabitude. J’ai bien la maison de mon frère, où je vais quelquefoiset qui est un brave frère, mais il ne parle pas et on ne saitjamais où je suis. »

Il s’arrêta, regarda au loin les gendarmes quidisparaissaient derrière l’autre versant de la colline, soupira etreprit sa marche et son discours :

« Le jour de mon mariage, il y avingt-cinq ans, – quelle sottise de se marier !– moi aussi ils vinrent pour me prendre, les gendarmes, àcause d’une méchante amende que je n’avais pas payée. Ils vinrentle soir même de mon mariage. Celle-là, d’histoire, était un peuforte ! – Ils frappent à ma maison à la fin du jour. Ilsouvrent et ils me disent : « C’est vous qu’on vous ditPastouré ? – Oui. – Suivez-nous ! »

« Ma femme, mariée du matin, étaitcouchée depuis une minute à peine. Aussi, je l’eus leste, laréponse ! et je leur dis seulement : « Demain matinde si bonne heure que vous voudrez, mais ce soir, c’estimpossible. » Ils voulaient m’emmener quand même ; maisle maire – c’était à Roquebrune – était intelligent etapprenant ce qu’ils voulaient faire, il vint et leur dit :« Laissez-le tranquille jusqu’à demain : il n’a pas étécondamné à coucher seul la nuit de ses noces ! »

« Et c’est pourquoi naquit Pastouré, monfils, Pastouré Firmin, qui depuis longtemps chasse et court lafille, le gueux !… Et ce même soir, au moment de me coucheravec ma femme – non ! quel rire quand j’y pense ! jesongeai tout à coup à un oubli que j’avais fait. Voilà où vousmènent les femmes : à oublier vos plus importantesaffaires ! Elle vit que je me rhabillais et elle medemanda : « Où vas-tu ? – Prenez le temps enpatience, lui dis-je, en attendant que je revienne. J’ai oublié defaire boire le mulet ! – Tu iras plus tard », medit-elle.

« Mais tout de même j’y allai tout desuite, content de lui montrer que si, un moment, les femmes nousfont perdre l’idée de ce que nous avons à faire, on la retrouvebientôt et l’on s’y tient quand on est vraiment un homme !Malheureusement, cette histoire, je l’ai contée à un collègue, etdes plaisanteries, là-dessus, toute la vie de Dieu, qu’on parletoujours trop !… Vé, vé ! attention, Hercule !Doucement, Pan-pan !… Deux fusils c’est vraiment beaucoup…Oh ! la belle lièvre !… »

Un lièvre détalait, celui sans doute qu’avaitmanqué Maurin une demi-heure auparavant.

Le coup de fusil de Pastouré fut plusheureux.

« Il en tient !

« Apporte, Pan-pan ! À Maurin cecoup de fusil, qu’il entend là-bas, fait comprendre que je leveille, car j’ai tiré avec son fusil ; et son maître enreconnaîtrait le son entre mille… Il faut qu’il leur échappe,voleur de sort ! c’est euss qui rentreront sans rienau carnier, canaille de sort ! »

À peine venait-il d’attacher le lièvre par lespattes de façon à pouvoir le porter en bandoulière comme unemusette, qu’il s’arrêta dans ses gestes, au moment précis où songibier, tenu en l’air à deux bras le couronnait d’un trophée devictoire.

Dans cette attitude, il demeura un instantsilencieux, la tête un peu inclinée et l’oreille tendue comme s’ilécoutait attentivement un bruit encore éloigné.

« Je crois, murmura-t-il, que le tonnerreapproche ! »

Enfin, ce qu’il attendait arriva. Et ce fut unbruit sorti de lui-même, et d’une telle importance que l’ombre deRabelais et celle de Sancho en durent tressaillir de gaieté. Quandcela fut fini, Pastouré, toujours immobile et tenant toujours sonlièvre au-dessus de sa tête car, jusque-là, un faux mouvementaurait pu compromettre l’heureuse arrivée de l’événement qui sepréparait en lui, reprit tranquillement d’une voix calme ethaute :

« Si c’est un coup de canon, il n’est pasraté, celui-là ! Et si c’est une parole, elle est bougrementbien dite. Dans bien des cas, il ne devrait y avoir de paroles quecelles-là, – pourquoi le monde ne s’en mérite pas davantage.Mais vous verriez qu’on se mettrait encore dans son tort, car lesgens apercevraient le sens caché de ces imprudentes paroles, et onles paierait avec le reste. »

Il se tut, puis au bout d’un petit moment ilajouta :

« Et si cela sort d’un canon, c’est cecanon-là qu’il faudrait pouvoir tourner contre l’armée desimbéciles et des méchants qui ne s’en méritent pas mieux ;mais, vaï, pauvre Parlo-soulet, de quelque manière que tu parles,tu fais entendre paroles perdues… tu… p… dans ledésert ! »

N’ayant plus rien à ajouter d’aucune manière,il abaissa ses longs bras et arrangea son lièvre sur sonéchine.

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