Maurin des Maures

Chapitre 5Où l’on verra comment M. Désiré Cabissol et M. Désorty, préfet,continuèrent, inter pocula, leur conversation amusante et commentle premier de ces deux personnages fut conduit à narrer au secondl’histoire du Marchand de larmes, sans pour cela oublier l’illustreMaurin, Roi des Maures.

 

Le déjeuner du préfet fut excellent etM. Cabissol y fit grand honneur. Au dessert, les deuxinterlocuteurs étaient devenus les meilleurs amis du monde.

Quand les cigares furent allumés :

« Il ne faudrait pas croire, monsieur lePréfet, dit Cabissol, que je sois, comme le pense votrecommissaire, un vulgaire amateur policier… Ce que je vous ai ditmoi-même tantôt a pu ne pas suffire à éloigner de vous une telleidée…

– En effet…

– Eh bien, ce qui m’intéresse par-dessustout, c’est le pittoresque, et j’ai plus de plaisir à rencontrerdans mes pérégrinations un type curieux, une histoire gaie, qu’undrame ou qu’une physionomie dramatique.

« Aussi je crois bien que ni Paris niLyon ne me seraient des théâtres aussi amusants que nos paysméridionaux.

« Tenez, par exemple, ni à Paris ni àLyon on n’a la plaisante horreur de l’eau, la joyeuse peur de lapluie que l’on a ici. Cette peur est-elle sincère ? Oui etnon.

« Avant tout, l’homme du Midi aime lefarniente. Quand le phylloxera détruisit ses vignes, lepaysan provençal se trouva fort ennuyé, mais il ne fut vraimentdésolé que lorsque, ayant remplacé les vieilles souches françaisespar le cep américain, il fut obligé de le cultiver avec des soinsspéciaux ignorés de lui jusque-là et vraiment trop compliqués.

« Depuis l’antiquité la plus reculéejusqu’à cette époque, la culture de la vigne sur tout le territoiredu Var avait été facile. On laissait les pampres traîner à terre.Dans les « oullières », très larges entre les raies devignes, on semait du blé, après un labour superficiel. La moissonétait maigre dans ces oullières, au pied des vieux oliviers ;n’importe. C’était un heureux temps puisqu’on avait sous les yeux,dans le même champ, tout ce qu’il faut pour vivre : le pain,et le vin, et l’huile, produits essentiels, simples, tous nommésdans l’Évangile.

« On acanait : on battaitl’olivier à coups de roseaux, en novembre, pour en faire tomber lefruit sur les linçouras. On moissonnait à la faucille, enjuin. On vendangeait en septembre. Le reste du temps, le paysan,assis sur sa porte, regardait pousser l’olivier, la vigne et leblé. Cette contemplation était sa principale besogne ; ilrêvait, et le soir il chantait ou contait des gandoises à safamille. Oui, c’était le bon temps.

« Le soleil quand même dorait la grappeenfouie sous les pampres. L’échalas était méprisé : onprétendait que, sur échalas, la vigne serait détruite par les coupsde mistral. Notre bonne vigne antique avait des allures delambrusque ; l’épi était grêle ; l’olive venait quand ilplaisait à Dieu. Cela suffisait à une race de cigales.

« Le plant américain a bien changé lesconditions de la vie chez nous ! Le Provençal a consenti às’appeler viticulteur ; on a arraché l’olivier (nospaysans regrettent à cette heure ce massacre absurde) ; il afallu que chaque cep ait son tuteur : et entre les pieds devigne trop rapprochés il n’y a plus de place pour le blé. Le paysanaujourd’hui travaille plus qu’autrefois ; il a des rêves debourgeois parce qu’il a appris à lire ; il trouve que la terrene donne plus assez ; il déserte les champs pour la ville etbeaucoup vont follement souffrir, ouvriers d’un arsenal ou d’uneusine, dans des galetas, au sommet de maisons qui ont huit étages.C’est fâcheux, qu’y faire ?

– Mais, dit le préfet, je croyais qu’envotre pays où les étés sont torrides, la pluie était appelée,comprise, aimée…

– Mon Dieu ! dit M. Cabissol,certainement on l’aime parce qu’elle est favorable auxrécoltes ; mais on la déteste… parce qu’elle mouille.

« Qu’on puisse labourer quand il bruine,comme le font éternellement les paysans du Nord, c’est une chosedont nos paysans n’acceptent pas même l’idée. Dès qu’apparaît, aufond de leur ciel indigo, un pâle nuage, tout le monde en profitepour quitter le travail. Il est même arrivé, il y a quelque dixans, dans la petite ville d’Aiguebelle, une histoire assezplaisante qui vous montrera mieux que toutes les gloses à quelpoint les gens de Provence détestent la pluie, ou, si vous voulez,pourquoi ils l’aiment, en faisant semblant de la détester.Aiguebelle est une ville de dix mille âmes, comme vous ne l’ignorezpoint, monsieur le Préfet, puisqu’elle est votre administrée.

« Il y a cinq ans, un Lyonnais, mon amiLarroi, s’y vint établir. Il voulut, sur le flanc d’une colline,dans un admirable site, faire construire une villa. Les travauxcommencèrent lentement. La bâtisse était cependant assez avancée,lorsqu’un jour les sept ou huit maçons qui la construisaient,juchés sur leurs échafaudages, levèrent tous ensemble le nez versle ciel avec inquiétude.

« Que se passait-il ? L’un d’eux, unnommé Darboux, galegeaïré fameux (encore un !) fumait unegrosse bouffarde d’où s’échappaient des flots de fumée.

« Il avait trouvé drôle de s’écrier toutà coup, en montrant du doigt un véritable nuage sorti de sapipe :

« – Vé ! vé ! regardez unpeu ! Voyez ce nuage ! tout à l’heure il pleut !gare ! »

« Ce cri terrifiant produisit l’effethabituel. Bien que le ciel fût d’une pureté parfaite, tous lesmaçons, ce jour-là, désertèrent le chantier. Mais la pluie, quiempêche de travailler, n’empêche pas qu’on s’amuse, et ils allèrentachever leur journée au jeu de boules.

« – Ah ! le mauvais coup !non, non ! ah ! sans la pierre, ma boule allaitdroit !

« –Celle-ci va téter le cochonnet(s’arrêter tout contre le but).

« –Fameux coup, celui-là !

« –Ah ça, vaï ! un coup de santEstròpi (un coup de saint Maladroit !) »

« Que voulez-vous, conclut Cabissol, cesmœurs-là m’enchantent, moi… Se mettre en grève pour jouer auxboules ! Ah ! ce n’est pas un pays de misère que lenôtre ! Vous voyez donc pourquoi et comment on aime ici lapluie ou, si vous voulez, comment et pourquoi on la déteste.

– Et, dit le préfet, que pensèrent lesentrepreneurs de la conduite de leurs braves maçons ?

– L’entrepreneur, étant du pays, trouvala chose naturelle, mais mon ami Larroi, le Lyonnais, déclara qu’iln’accepterait pas cette façon de travailler, vu que si cela serenouvelait, sa villa ne serait pas construite avant dix ans (cequi prouve que l’exagération n’est pas dans le caractère des seulsMéridionaux !) – et il exigea assez sottement que le maîtremaçon lui envoyât d’autres ouvriers…

– Qu’arriva-t-il ensuite ? dit lepréfet souriant.

– Ah ! vous voulez toute la suite del’aventure ? Je vous préviens qu’elle s’est prolongéesingulièrement.

– Allez toujours.

– Eh bien, il arriva une grève. Tous lesmaçons de la région abandonnèrent leurs travaux, il n’y eut bientôtplus assez de boules à Aiguebelle ni dans les communesenvironnantes, tous les grévistes de nos campagnes étantboulomanes.

– Et quels étaient leursdesiderata ?

– Voici. Le chef des grévistes, Darboux,alla trouver le patron :

« – Nous avons commencé la villa duLyonnais, lui dit-il, c’est nous qui l’achèverons. Vouastré Lyounées un couyoun ; un homme qui coumpren pas nouastré caratéro.(Votre Lyonnais est un… âne ; un homme qui ne comprend pasnotre caractère.) Il ne peut pas, à cause d’une galégeade,ruiner le pays, voyons ! Ouvrez-lui la comprenure, àcet “étranger du dehors”! »

« Darboux avait raison. Mais mon amiLarroi était un homme têtu ; il ne voulait rien entendre, ilne parlait de rien moins que de quitter Aiguebelle à tout jamais.J’allai le voir pour tenter d’arranger les choses. Elles s’étaientsingulièrement gâtées.

« Quand j’arrivai, cinq milleAiguebellois (la moitié de la population d’Aiguebelle) entouraientla maison de campagne que Larroi avait louée en attendant que savilla fût construire.

« Des plaisanteries la foule passabientôt aux menaces. Tous les joueurs de boules, c’est-à-dire tousles grévistes, étaient là, leurs boules ferrées (de vrais boulets)dans les mains. On commençait à les lancer dans les vitres.

« – Toi qui prétends les comprendre,va leur parler, me dit Larroi. Explique-leur que je suis libre dequitter le pays et que je le quitterai : c’est mon derniermot. »

« Je descendis, je me présentai à lafoule menaçante. Malheureusement je n’étais pas encore très connu àAiguebelle en ce temps-là.

« –Mes amis, un peu de silence !m’écriai-je en montant sur une chaise que j’avais apportée. Jeviens vous donner des explications après lesquelles, je l’espère,chacun de vous rentrera chez soi, car voici que le jour finit et ilse fait temps d’aller souper.

« – Quès aqueoù couyoun quéparlo ? – c’est-à-dire : quel est cet âne quibrait ? », cria une voix.

« Et je reçus, en pleine poitrine, lecochonnet, petite boule de buis dont le choc me fut assezdésagréable.

« – À l’eau ! » cria-t-onde tous côtés.

« Aiguebelle est situé au bord del’Argens. Il y avait peu d’eau dans la rivière en ce mois d’été,mais enfin il y en avait, et je compris que si on n’avait pas ledessein de me noyer, on serait bien content, tout au moins, de mevoir barboter un peu.

« J’étais fort mal à mon aise. Tout àcoup, un homme, sortant de la foule, vint à moi.

« – Descendez de votre chaise,monsieur Cabissol, me dit-il, je vais leur parler, moi. »

« J’obéis, subjugué par le ton décidé dupersonnage.

« Il était curieux, le personnage.

« Jeune, très maigre, et singulièrementvêtu d’une redingote noire trop longue, gilet et pantalon assortis,il était coiffé du kalitre(haut-de-forme) que les gens dela campagne ne mettent ici qu’une fois dans leur vie, le jour deleur mariage. Ce chapeau portait un crêpe.

« L’homme, étant monté sur ma chaise,cria d’une voix de tonnerre :

« – Citoilliens ! je connais lecitoilliens qui vient de vous parler : c’est un bon. Jeréponds de lui. Retirez-vous, puisqu’on vous dit que tout estarrangé. M. Larroi vous fait beaucoup d’excuses, vousreprendrez le travail chez lui, dès demain. »

« – Permettez ! »criai-je.

« – Laissez-moi faire, dit l’homme,je sais mieux que vous ce qu’il faut leur dire. »

« Mais les premiers rangs de la foule,ayant vu mon mouvement de protestation, crièrent à mondéfenseur :

« – Qui nous garantit que celui quevous défendez ne nous trompe pas ?

« – Moi ! dit l’homme enredingote et en kalitre, moi, je vous dis ! »

« La foule murmurait, irritée, mais déjàindécise.

« Alors, l’homme noir, dans un mouvementd’éloquence populaire vraiment magnifique :

« – Et d’ailleurs, citoilliens,quelle heure est-il ?

« – Sept heures manque unquart ! » cria la foule.

« – Eh bien, citoilliens, outre quec’est l’heure d’aller dîner, c’est l’heure où la nuit commence… Lanuit, citoilliens ! la nuit n’est pas le jour. Ce n’est pasdans la nuit comme des malfaiteurs, c’est dans le jour que vousdevez débattre les intérêts de la liberté !… Vous voulez tousla justice, n’est-ce pas ? Eh bien, la justice apparaîtra avecle soleil. On vous rendra justice demain, au chant du coq, au grandsoleil de la République ! Allez vous coucher. »

« Une acclamation formidable salua cediscours :

« – Vive laRépublique ! »

« Et la foule se retira, satisfaite, sansaucun désordre.

« Alors, je dis à l’homme noir, jeune etmaigre :

« – Qui êtes-vous donc, mon ami,pour avoir, si jeune, une pareille influence sur tout cepeuple ?

« – Moi ? me répondit-il avecun calme sourire, moi, monsieur Cabissol ? je ne connaispersonne ici, et personne ne me connaît… seulement je sais leurparler, voilà tout.

« – Mais, lui dis-je, vous meconnaissez donc ?

« – Pardi ! je vous ai vupasser quelquefois à la chasse, sur mon petit bien, près deDraguignan. Quand je suis là que je laboure et que vous passez,vous me demandez toujours si c’est dur ou mou, si ça se fait bien…enfin quoi ! vous n’êtes pas fier. Alors, comprenez, j’aitrouvé avec plaisir cette occasion de vous rendre un petit service…Vous ne savez pas mon nom ? On me dit Bédarride.

« – Ah ! lui dis-je, stupéfait…merci, je ne vous avais pas reconnu.

« – C’est rapport à mon costume queje n’avais pas mis depuis mon mariage avec ma pauvre femme qui estmorte, pechère ! voilà trois semaines !

« – Mais, insistai-je, pourquoi vousêtes-vous habillé en bourgeois, vous, un travailleur de la terre,précisément un jour d’émeute populaire ?

« – Eh ! dit-il gravement, jeme suis fait bôpour un peu venir voir laRévolution ! »

– Voilà, dit le préfet, un discoureurintéressant et adroit. Mais qu’en pensa votre ami deLyon ?

– Il fut désarmé ; et les grévistes,voyant qu’il comprenait leur caractère, lui bâtirent sa villajoyeusement. Il espère bien mourir dans ce pays de gaieté.

– Et l’homme au discours, vous ne l’avezpas perdu de vue, je suppose ?

– Certes, non !

– Et qu’est-il devenu ?

– Ce qu’il est devenu ? c’est encoretoute une histoire.

– N’hésitez pas à me la conter.

– Il est devenu marchand de larmes.

– Marchand de larmes ? vousm’intriguez.

– La mort de sa femme l’avait orientévers les choses funèbres. Il s’était efforcé, comme vous l’avez vu,de se distraire en assistant, vêtu de ses sombres habits de noces,aux émeutes populaires, mais les émeutes, par bonheur, ne durentpas toujours ; les travaux de la campagne ne l’intéressaientplus parce qu’il avait l’étoffe d’un homme public, le tempéramentd’un tribun, un vrai talent d’orateur. L’école primaire en avaitfait un aspirant bourgeois. Il voyait grand, il rêvait une viesupérieure à sa fortune. Que faire ? Il eut une idée géniale.Il s’établit marchand de larmes.

– Vous me faites mourir de curiosité.

– J’appris un jour qu’un personnageétrange hantait le cimetière d’Aiguebelle. On me fit de lui unportrait que je crus reconnaître. Je voulus m’en assurer. La choseétait facile puisque, disait-on, il n’abandonnait le cimetièrequ’au moment de la fermeture des grilles. Il y arrivait le matin etne le quittait pas même pour déjeuner. À midi, assis sous uncyprès, au bord d’une tombe, il croquait un quignon de pain, buvaitde l’eau ou le vin d’une bouteille plate qu’il remettait ensuitedans sa poche soigneusement, et reprenait son poste d’observationdans les bosquets funèbres.

– Son poste d’observation ? »interrogea le préfet.

– Voici. Je me rendis un matin aucimetière, pour voir si le marchand de larmes était bien ledompteur de foules que je connaissais. Il se trouva que j’arrivai àla grille en même temps qu’un enterrement de deuxième classe… Jesuivis, moi dernier du cortège. À peine avions-nous dépassé lespremiers cyprès de la grande allée, que mon homme en sortit. Ilavait son même costume de bourgeois, son costume des jours de noceset des jours d’émeute. Le noir en était un peu jauni. Le chapeauhaut de forme, bien brossé, luisait de son mieux au-dessus d’uncrêpe étroit. La chemise était propre ; la cravate fripéelégèrement, mais à peu près blanche. L’homme avait des souliersvernis.

« Son regard allait lentement de la têteà la queue du cortège. Il m’aperçut et vint à moi, d’une démarchecompassée, d’une allure triste.

« – Bonjour, monsieur Cabissol,murmura-t-il, d’une voix très basse, endeuillée.

« – Bonjour, mon amiBédarride !

« – Qui enterre-t-on ?

« – Je ne sais pas… j’arrivais… pourvous voir, pour vous entendre.

« – Ah ! fit-il, vousconnaissez mon nouvel état ?

« – On m’en a parlé.

« – Eh bien, alors, permettez-moi defaire mon devoir. »

« Et s’adressant à l’un des bourgeois quinous précédaient de trois pas :

« – Qui enterre-t-on ?

« – Mlle AdélaïdeEstocofy.

« – Attendez donc !… fit-il,mais… je la connais !

« – Qui ne connaît pas Adélaïde àAiguebelle, répliqua l’autre ; une des deux dévotes ! Desépicières qui vendaient le meilleur café de la ville !

« – Pardi ! répliqua Bédarride,à qui le dites-vous ! je le connais, son café. Pour du boncafé, voui, c’était du bon café et qui ne sentait jamais la« marine ! »

« Et après un silence :

« – Sa pauvre sœur, reprit-il, doitêtre bien désolée. Elle est son aînée, je crois ?

« – Oui, Anastasie est l’aînée etelle voit partir sa cadette, pechère ! »

« Bédarride quitta les derniers rangs ducortège ; il gagna les rangs du milieu. Je le suivis.

« Il avisa une vieille dame quis’essuyait les yeux et lui dit :

« – Quel âge pouvait-elle bienavoir, notre pauvre Adélaïde ? »

« La femme répondit :

« – Elle n’avait que soixante-cinqans, pechère !

« – Je ne l’aurais jamais deviné àla voir, pechère ! dit Bédarride, vous l’aimiez beaucoup,madame ?

« – Madame Labaudufle.

« – Vous l’aimiez beaucoup, dites…madame Labaudufle ?

« – Voui ! gémit la matrone.Nous nous étions élevées ensemble, rue de l’Aubergine où elle estmorte, dans le magasin qui l’avait vue naître, puisque sa mère,comme vous savez, était marchande de fruits et tenait boutiqued’épicerie, depuis l’autre siècle, à côté de l’ancien théâtre desmarionnettes où on jouait la crèche pour la Noël.

« – Je l’aimais aussi beaucoup, ditBédarride… pauvre Adélaïde ».

« On arrivait près de la fosse ouvertequi attendait la dépouille mortelle d’Adélaïde Estocofy.

« Vivement Bédarride gagna les premiersrangs du cortège. Il reconnut facilement Anastasie à sa douleur, ils’approcha d’elle.

« On descendait le cercueil dans lafosse.

« Le prêtre bénissait la tombe ouverte etpsalmodiait les prières lamentées.

« Bédarride se pencha versAnastasie :

« – Pauvre demoiselle ! luidit-il d’une voix mouillée, je prends bien part à votre chagrin…avec toute la ville d’ailleurs… »

« Anastasie eut un sanglot.

« Bédarride reprit, d’un ton plus bas,confidentiel, mais d’un accent plus assuré :

« – Est-ce que quelqu’un parlera sursa tombe ?

« – Pechère, sanglotaAnastasie ; de pauvres gens comme nous, on les enterre sansdiscours !… Qui voulez-vous qui parle sur sa tombe ?

« – Moi ! dit Bédarride avecune sombre énergie ; moi si vous le désirez, ma pauvredemoiselle, car je connaissais ses vertus, à la pauvre morte, commeje connais les vôtres. Je suis M. Bédarride. »

« Anastasie étouffa un sanglot plusprofond que les autres.

« Les prières étaient achevées.

« – Désirez-vous toujours que jeparle ? interrogea Bédarride.

« – Vous me ferez beaucoupd’honneur, monsieur Bédarride. »

« Il s’avança au bord de la fosse, ettenant son chapeau de la main gauche, il refoula avec un gestelarge de sa droite ceux des assistants qui s’apprêtaient déjà àjeter sur le cercueil les premières poignées de terre.

« Alors, pâle, maigre, noir, debout surl’éminence formée par la terre fraîchement retirée du trou, émului-même, il parla ainsi à la foule émue :

« – Mesdames, messieurs, vous tous,amis connus et inconnus, recevez les remerciements d’une familleéplorée ; d’une sœur écrasée sous la plus inconsolable detoutes les douleurs puisque jamais la tombe n’a rendu saproie ! Du moins, chère demoiselle Anastasie (iciMlle Anastasie sanglota éperdument), du moinsvous avez cette consolation enviée par tous les honnêtes gens, devoir une ville entière se presser autour de vous dans un élan departicipation à votre douleur, participation qui n’a d’égale par sagrandeur que votre douleur elle-même. Chère et malheureuseAdélaïde, regarde autour de toi. Tout Aiguebelle a pour toi lesyeux de Mme Labaudufle, qui sont noyés dans leslarmes.

« Ah ! elle t’a aimée, cette vénéréedame, comme nous t’aimions tous ! Tout Aiguebelle rend hommagesur cette tombe à l’élévation de sentiments et à la probitécommerciale de ces deux sœurs dont le café renommé n’a jamais subiaucune défaillance de réputation, depuis plus d’un siècle. Car il ya un siècle, – ne l’oubliez pas ! – la mère et les ancêtresdes deux célèbres sœurs avaient déjà fondé la réputation de leurincomparable maison, située à côté même de ces théâtres, –aujourd’hui disparus, hélas ! – où des marionnettes jouaient,pour l’édification du peuple, le Saint Mystère de laCrèche et l’histoire de Geneviève de Brabant… Voilà,messieurs et dames, des titres de noblesse qui en valent biend’autres. Réjouissez-vous donc à travers vos larmes, tout au fondde vos cœurs, dans l’espérance, que dis-je ? dans la certitudedes récompenses éternelles que le Ciel doit à la probitécommerciale unie à l’élévation des sentiments qui sont la gloire del’humanité !… Adieu, Adélaïde ! tu ne pouvais pas partirsans qu’une parole de justice, de reconnaissance et d’amour fûtprononcée sur ta tombe. Adieu, pieuse Adélaïde, si pieuse que taboutique est des Deux Dévotes, – car ta chère etmalheureuse sœur partage dès ce monde ta pure renommée, comme ellepartagera un jour, – le plus tard possible, – ta gloire immortelledans le ciel ! »

« Bédarride se tut. Il essuya ses yeuxd’où coulaient de vraies larmes.

« Il se pencha vers moi :

« – Vous le croirez ou non, monsieurCabissol, je ne la connaissais ni des lèvres ni des dents. Eh bien,il me semble que je l’ai toujours connue. »

« Anastasie, secouée par les sanglots,tomba à demi pâmée dans les bras deMme Labaudufle…

« Alors, doucement, bien doucement,Bédarride lui souffla à l’oreille :

« – J’espère que vous êtes contente,ma bonne demoiselle ?… »

« Il prit un temps, puis :

« – C’est cinquefranques ! » ajout a-t-il.

« Machinalement, l’honnête commerçantechercha sa poche, d’une main tremblante.

« – Non, non, dit Bédarride discret…je passerai chez vous. Pas ici… Ici, voyez-vous, ça me ferait tropde peine ! »

« Et il disparut, après m’avoir serré lamain.

– Et vraiment, dit le préfet, il pleuraitde vraies larmes pour cinq francs ?

– Vous lui faites injure. Il pleuraitcomme pleurent les acteurs et les romanciers sur les situationsdouloureuses que leur imagination leur représente vivement.Seulement, il pleurait, lui, aidé par son imagination, sur desdouleurs trop réelles.

– Mais, dit le préfet, voilà qui nous aentraînés fort loin de notre Maurin.

– En aucune façon, dit Cabissol. Maurinincarne une race, mais il ne saurait, à lui tout seul, nous endonner tous les traits particuliers. Isolé, il perdrait,croyez-moi, quelque chose de son caractère. J’avais besoin de vousmontrer l’ambiance autour de lui. Il est un roi. Commetel, il a plus de dignité que son peuple ; et, même quand ilrit, il garde encore une certaine gravité et toute sa noblesse.Comment, sans l’amoindrir, séparer le roi de son peuple ? Lesérieux de ce peuple et sa gaieté, ses héros et ses fantoches, sessimplicités et son génie, voilà ce qu’il faut voir si on veutl’admirer, lui, le roi, comme il le mérite. »

Le préfet s’était levé.

« On m’attend, dit-il, au conseilgénéral. Venez me voir aussi souvent qu’il vous plaira, monsieurCabissol… Vos histoires sont bonnes ; vous êtes ici chezvous. »

Et chacun d’eux alla à ses affaires.

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