Maurin des Maures

Chapitre 29Comment Pastouré, ayant tiré un lapin sans le rouler, rendit Dieuen personne responsable de sa maladresse.

 

Les gendarmes préférèrent ne pas faire derapport sur leur mésaventure, et ils se consolèrent avec les élogesqu’ils reçurent pour avoir capturé, à eux tout seuls, deuxmalfaiteurs dangereux. Quant à la population, elle ne réclamaaucune récompense officielle pour Maurin à qui elle donnaitelle-même estime et gloire. Qu’avait-il besoin d’autrechose ?

Et puis, chacun pensait au fond qu’il valaitmieux peut-être garder le silence sur toute cette affaire.Cependant, par les soins du préfet, le parquet et le commandant degendarmerie apprirent que les nommés Maurin et Pastouré ditParlo-soulet avaient réalisé à eux seuls la capture désirée ;mais ce rapport fut fait seulement lorsqu’on eut appris ladiscrétion intéressée des gendarmes sur la plaisanterie dont, pourla seconde fois, ils avaient été victimes. Et Sandri futblâmé ! Tout cela fut très habilement conduit par le préfet,renseigné par M. Cabissol, renseigné lui-même parM. Rinal, chez qui Maurin avait envoyé Pastouré « aurapport ».

Restait toujours le mandat d’amener décernécontre Maurin (affaire Grondard), et dont furent informés enfinM. Rinal et M. Cabissol.

Il fut convenu que M. Rinal irait enpersonne voir le procureur de la République.

Il y alla, et parla de Maurin en termes tels,il plaida si bien sa cause, que le procureur impérial de laRépublique du roi (comme il l’appelait plaisamment pour signifierque les errements des hommes de loi n’avaient pas changé depuis lePremier Empire) lui promit un supplément d’enquête et luiassura que, en attendant, on suspendrait.

De quoi Alessandri fut averti, et fut trèsmarri jusqu’au beau jour de la Saint-Martin où de nouveau Maurinattira sur lui, grâce à une imprudence du sage Parlo-soulet, leregard sévère de la magistrature.

La Saint-Martin est fêtée annuellement dansles Maures par la petite bourgade du Plan-de-la-Tour, située dansun creux de vallée à quatre ou cinq kilomètres de Sainte-Maxime etde la mer. Saint Martin est le patron des Plantouriens. Cetteannée-là les hasards de la chasse entraînèrent Maurin et Pastouréentre Sainte-Maxime et le Plan-de-la-tour, la veille même de laSaint-Martin.

On avait signalé par-là un fort passage debécasses, et Pastouré et Maurin s’étaient séparés pour battre plusde pays.

Maurin avait tué trois ou quatre bécasses queson brave griffon lui avait joyeusement rapportées, et il serapprochait du lieu où il devait retrouver son compagnon Pastourépour gagner avec lui le Plan-de-la-tour. Là, ils devaient déjeunerchez l’aubergiste Jouve, un homme pour qui Maurin avait la plusgrande estime et la plus grande affection. L’endroit du rendez-vousétait au sommet d’une colline, dans une mussugue au milieu delaquelle s’élevaient quelques pins espacés. Sur le profil de cettecolline, Maurin aperçut tout à coup la silhouette gesticulante dusilencieux Pastouré. Pastouré, n’ayant pas rencontré de bécasses,cherchait un lapin.

Dans cette région, la chasse se fait d’unefaçon toute particulière.

On les fait chercher par les chiens dans lamussugue. La « mussugue » est un champ de cistes. Dansces champs de cistes, les pas des chasseurs, parfois la faucilleont tracé d’étroits sentiers. Les chiens courants sont lancés.C’est au moment où le lapin sort de la mussugue et suit ou traverseun sentier, qu’on le tire.

Mais la mussugue drue et qui vous monte à lahauteur du genou empêche de surveiller ces sentes étroites. Etc’est pourquoi les pins qui ça et là se dressent dans les champs decistes sont respectés religieusement et leurs branches taillées demanière à former de courts et commodes échelons pareils à ceux desperchoirs à perroquets. Quand le chien « bourre », lechasseur s’élance sur le perchoir le plus proche avec unesingulière agilité entretenue par l’habitude, et du haut del’arbre, à cheval sur une forte branche épaisse et coupée court, ilfusille le lapin aussitôt mort qu’entrevu.

Tout cela se fait en un clin d’œil.

Bien qu’il fût accoutumé aux façons dePastouré, Maurin, ce jour-là, délivré de ses grands soucispersonnels, se prit à regarder son ami avec un intérêt toutnouveau. Selon sa manie, Pastouré, se croyant bien seul, était entrain de monologuer en gesticulant comme un sémaphore.

Cette fois Pastouré, que Maurin n’entendaitpas, disait en appuyant d’un geste chacune de sesparoles :

« Pas une bécasse ! pas une !…Si j’en avais vu au moins une ! une ! »

Et il élevait un doigt en l’air.

« Si c’est possible, bouanDioù ! »

Et, le fusil en bretelle, il secouait ses deuxmains jointes.

« C’est vrai qu’il n’a pas assezplu. »

Ici, renonçant à trouver un geste concordant àses paroles, il jetait un regard vers le ciel d’où tombequelquefois la pluie :

« Avoir couru tant deterrain ! »

Et Pastouré étendait le bras, se désignant àlui-même tout le terrain qu’il venait de battre.

« Et pas une plume dans lesac ! »

Il frappait sur son carnier.

« Pas une au chapeau ! »

Il ôta son chapeau, le considéra tristement etle remit sur sa tête qu’il secoua d’un air humilié :

« Attention ! que mon chienguette ! sa queue me le dit. »

Et, le bras étendu, il imitait, de son indexvertical et vibrant, le mouvement de la queue et toutes lesémotions de son chien.

Tout à coup l’index de Pastouré se fit presquehorizontal, comme l’était en ce moment la queue de son fidèlePan-pan. Son chien, un nouveau, s’appelait Pan-pan, ouCoup double. Tous deux, chien et chasseur, étaient àl’arrêt.

« Bourre ! » cria Pastouré quinégligea de monter sur un arbre.

Le chien bondit. Le lapin déboula avec laviolence d’un projectile qui sort du canon et, quittant la mussugueet enfilant un sentier, demeura un moment bien visible pourPastouré… qui tira ! Le lapin redoubla de vitesse.Manqué !… Pastouré fut si étonné qu’il en oublia de ledoubler.

Il regardait avec stupeur le petit derrièreblanc si pareil à une cible, sous la courte queue en pointd’exclamation, drôle et moqueuse.

« Manquer un lapin ainsi ! Lemanquer ainsi ! »

Pastouré sentit sa poitrine se gonfler derage.

Il n’est pas rare qu’en pareil cas un chasseurvraiment provençal brise son arme contre un rocher. En tout cas ilagite toujours à voix haute la question de la punir en lafracassant :

« Je le romprai… quelque jour… ce mancheà balai !… je ne sais ce qui me tient de le casser contre laroque ! »

Telle ne fut pas cette fois l’idée dePastouré. Son fusil n’était pas le coupable, car il était aussi sûrde l’excellence de son arme que de sa propre adresse :

« L’avoir manqué si beau, si c’est Dieupossible ! Non ! Non ! ce n’est paspossible ! »

Cela tenait donc du sortilège ! Ni lefusil, ni le chasseur n’y étaient pour rien. Une volonté supérieureà toute volonté humaine avait détourné le coup.

« Eri dré ! J’étais droit !cria Pastouré.

« Ô couquin dé Dioù ! brigand déDioù ! »

Ce blasphème à peine lancé dans l’airretentissant fut pour lui une suggestion subite.

D’instinct, il venait d’accuser Dieu… ilréfléchit et se dit tout à coup qu’il avait bien raison ! Dieuseul était le coupable, Dieu seul ! Pastouré alors montra auciel c’est-à-dire à Dieu en personne, son poing fermé qui étaitformidable.

Et sur le vaste azur, nuageux par places,Pastouré vit ce poing, son propre poing, et à le voir il conçut desa force une conscience nouvelle.

Il était de taille, ce poing, à lui fairerendre justice en toute occasion ! Non, non ! il necraignait rien, lui, Pastouré, avec ce poing-là ! rien, nidiable ni Dieu !

L’invisible puissance qui réside dans le cielet occupe ses loisirs à détourner les foudres humaines du râble deslapins apparut alors aux yeux de Pastouré. Il crut la voir ricanerlà-haut entre deux blanches nuées. Et il répéta, toujours plusmenaçant : Ô voleur dé Dioù ! De m’avoir fait manquer cecoup-là, mendiant dé Dioù ! brigand dé Dioù ! »

Ces injures proférées par sa bouche, Pastouréles entendait avec ses oreilles : la vue de son poing toujourstendu vers le zénith l’excitait toujours davantage. Et tous cessignes sensibles de sa colère lui rendaient de plus en plusirritant le silence de la puissance hostile qui ne daignait mêmepas lui répondre !

Elle continuait à se moquer de lui.

Ça ne pouvait pas se passer comme ça… Levertige de l’indignation l’emporta… Pastouré, arrivé au paroxysmede la rage, bondit subitement sur un pin qu’il escalada, promptcomme un écureuil, avec l’audace d’un Titan à l’assaut de l’Olympe,et, du haut de son arbre, son fusil au poing, Pastouré lesilencieux, l’inimitable Parlo-soulet, cria vers Dieu :

« Il me reste un coup, brigand !Descends un peu si tu l’oses ! Que tu le vois, j’ai fait lamoitié du chemin ! »

Rien ne se montra. Dieu évidemment n’osaitpas, et Pastouré, par bravade finale, visant le ciel où se cache lapuissance suprême, tira son coup de fusil aux nuées !

Maurin riait à en mourir. Et le soir àl’auberge, devant Pastouré redevenu silencieux, le roi des Mauresracontait la chose à son ami l’aubergiste.

Il n’y voyait, lui Maurin, comme Pastouré, quela mise en action bien naturelle d’un mécontentement de chasseur…Mais un commis voyageur bien pensant, qui dînait à une tablevoisine, jugea bon de se scandaliser et il alla, son repas achevé,conter ce sacrilège à de vieilles dévotes, ses clientes, marchandesde denrées coloniales. Grâce à ces ragots, le lendemain, jour de laSaint-Martin, les deux amis Maurin et Pastouré furent regardés detravers par tous les bien-pensants du Plan-de-la-tour. Il y avraiment des gens qui ne comprennent rien de rien !

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