Maurin des Maures

Chapitre 22Méfiez-vous d’un cantonnier qui a pour amis un renard femelle,quinze perdreaux et une belette.

 

On vit Célestin Grondard, sur la route, avoiravec Saulnier, le casseur de cailloux, de furtifsconciliabules.

Et en quittant Saulnier, Grondard, chaquefois, souriait à belles dents blanches sous son masque noir.

On vit, d’autre part, le père François, lematelassier, causer avec le cantonnier et celui-ci présenter à lagourmandise de son renard deux hérissons tués par Maurin à sonintention. Ensuite de quoi François, étant allé refaire les matelasà la ferme des Agasses, causa plus que de raison avec Secourgeon enpersonne. Secourgeon lui dit que Maurin était une canaille et qu’ilavait à se venger de Maurin ! François lui apprit que Grondardvoulait lui parler, à lui Secourgeon, mais pas à la ferme, car ilne voulait pas être vu. Il s’agissait d’une grave affaire.

Et – chose bizarre etinquiétante,– après avoir familièrement causé avec Secourgeonet Grondard qui haïssaient Maurin, le père François s’entretintavec ce même Maurin comme avec un ami. Et la Margaride, la solideservante de l’auberge, qui accordait ses faveurs au gendarme Sandriet qui aurait dû fuir Maurin accepta de celui-ci un lièvre et deuxperdreaux, qu’elle vendit un peu cher au conducteur de la diligenced’Hyères et dont le prix lui paya un bien joli foulard rouge.Oubliait-elle le gendarme ou trahissait-elle Maurin ?

Grondard aurait pu dire que Saulnier lui avaitraconté comment, depuis des semaines, il prêtait sa cabane aubraconnier et à la femme de Secourgeon et quels étaient le jour,l’heure du prochain rendez-vous des deux coupables.

Enfin Secourgeon, sur les conseils dugendarme, transmis par le matelassier François et par Grondard,avait demandé dans les formes à M. le maire une constatationde flagrant délit.

Comment Maurin, si aimé dans le pays, commentMaurin, si avisé, s’était-il laissé prendre dans une intrigue aussicompliquée ? Il y a des traîtres au fond des bois tout commedans les villes. Les piégeurs aiment toutes les sortes de pièges.Méfiez-vous des cantonniers qui apprivoisent tant de bêtessauvages !

Contre Maurin un piège était donc tendu :Maurin serait surpris au gîte avec la belle Misé Secourgeon !Ainsi l’avaient décidé le gendarme, le mari, le cantonnier, lematelassier et le noir Célestin.

Deux gendarmes, dont Alessandri, la veille dece mémorable événement, couchèrent aux Campaux.

Et, ma foi, en dépit de ses fiançailles,Sandri fut galant avec Margaride, qui se montra pour lui plusaimable que jamais. Un gendarme est un homme, que diable ! etl’honneur ne comporte pas nécessairement la vertu.

Quand, le lendemain matin, Sandri et soncamarade, laissant leurs chevaux aux Campaux, quittèrentl’auberge :

« Où allez-vous aujourd’hui ? »interrogea Margaride.

Le gendarme, impassible, mentant par devoir,dit :

« À Bormes. Nous avons une commissionpour les gendarmes de Bormes. »

Ils s’éloignèrent vers Toulon, et, par undétour dans la colline, ils revinrent bientôt du côté de La Molleoù, sur la route, ils trouvèrent deux gendarmes de Bormesspécialement et légalement chargés du procès-verbal de flagrantdélit. Sandri n’était venu là que pour jouir de l’arrestation deMaurin. Il voulait aussi, avec l’aveu de ses chefs, essayer deconfondre le braconnier en lui révélant les soupçons de Grondard, àson avis motivés fortement.

Lorsque, avec ses trois camarades, il approchade la cabane suspecte, le jeune et vaillant Alessandri aux jouesroses se sentit le cœur plein d’aise.

« Quand l’affaire Grondard ne devrait pasavoir de suite, l’affaire Secourgeon me semble encore suffisante,songeait-il, pour détruire Maurin à tout jamais dans l’espritd’Orsini et de Tonia. »

Naïveté de gendarme !… Autour des donJuan, chaque femme trahie est un appeau qui attire toutes lesautres.

Le cabanon de Saulnier, une toute petitemaison basse à une seule étroite fenêtre close d’un volet de boisplein, avec ses murs blanchis à la chaux, avec ses tuiles rousses,semblait faire la sieste à l’ombre de trois chênes-lièges, aumilieu de quelques ruches d’abeilles éparses aux alentours.

Le volet de bois plein était solidement barréd’une traverse de fer. La chatière de la lourde porte étaitaveuglée par une planchette clouée à l’intérieur.

« Comment y voient-ils,là-dedans ? » dit à voix basse Alessandri.

– Ils n’ont pas besoin d’y voir »,dit un des deux gendarmes de Bormes.

Les gendarmes, un peu égayés par l’idée de cequi allait se passer, marchaient à la file, dans les pas l’un del’autre, en faisant le moins de bruit possible, – et ils enfaisaient beaucoup trop à leur gré.

Les cailloux roulaient sous leurs pieds avecdes sonorités retentissantes dans le grand silence des boisimmobiles.

Ils s’arrêtèrent, s’essuyant le front.

« Bah ! fit Alessandri d’une voixsourde, ils ne peuvent échapper. Ils y sont, pour sûr… oui, oui, labête est au terrier. Ce Maurin, je le tiens à l’œil… vous saurezbientôt pourquoi. Et nous verrons bien ! Ouvre l’oreille,Lecorps, et retenons tout ce qu’il dira. »

Ils frappèrent brusquement à la porte.

« Qui va là ? » fit d’un tonjovial la voix de Maurin.

Depuis un moment il les entendait venir, lesgendarmes, avec son ouïe de fin chasseur.

Pauvre Alessandri ! Ce n’est pas Maurin,c’est lui qui était trahi par le cantonnier au renard et par lematelassier son compère ! Ils n’auraient pas vendu un Maurin,ces deux vagabonds des routes et des bois. Et le piège tendu contrelui, Maurin l’avait retourné pour y prendre Alessandri.

Il avait sans peine obtenu de Margaridequ’elle vînt là, pauvre innocente perdrix, amoureuse duchasseur.

« Margaride, ma fille, dit Maurin à voixbasse, ne t’effraie pas ; nous allons rire un peu. Tu m’asbien dit, plusieurs fois, n’est-ce pas, que ça te serait égal siton beau gendarme apprenait comment tu es ici avec moi ?

– Oui, je te l’ai dit.

– Eh bien, il va venir ; ilvient ; c’est lui qui frappe à la porte… il s’imagine– c’est drôle, qué ? – qu’il va trouver ici une femmemariée dont le mari a porté plainte ! mais j’ai connu d’avancele complot par ses amis et j’ai manigancé les choses. La femme aété avertie comme moi, et elle est allée à la ville aujourd’huipour justement leur donner à croire qu’elle est ici !

– Ah ! mon Dieu ! fit d’abordla Margaride, moitié pleurant et moitié riant, mon Dieu !pauvre moi ! aï ! Bonne Mère des anges ! »

La Bonne Mère des anges est la patronne de cespetites montagnes des Maures où elle a une église sur le plus hautsommet.

« Tu sais qu’il va épouser Tonia, lafille du brigadier Orsini ?… » dit alors Maurin, en finpolitique.

Margaride devint un peu songeuse.

« Est-ce que, d’être ici, en ce moment,ça t’ennuie beaucoup ? insista Maurin. Je te ferai un joliprésent pour te consoler, Margaride.

– Bah ! répliqua-t-elle résolumenttout à coup, j’en ai assez de Sandri ! Je t’aime mieux millefois, comme je t’ai dit. Ah ! il épouse Tonia ! Alorsnous lui faisons une bonne farce ! et qu’il se méritebien !

– C’est bon ; cache-toi dans le litet mets ta tête sous les couvertures. »

Elle obéit avec une grande envie de rire.

« Ne m’abandonne pas, Maurin,souffla-t-elle par réflexion en mettant son nez hors des draps. Ilest méchant, le Corse, quand il est en colère.

– Ne crains pas, petite. C’est un piégeurque j’ai voulu prendre à son piège, voilà tout.

– Ça, voui, que ça m’amuse ! »dit-elle.

Les gendarmes, au-dehors, s’impatientèrent.Alessandri, entendant des rires derrière cette porte affriolante,cria :

« Ouvrez ! Au nom de la loi,ouvrez !

– Ah ! c’est vous, bongendarme ?… Je reconnais votre voix, gendarme Alessandri… Jesuis ici dans la maison d’un ami qui m’a donné la permission et laclef. Je suis chez moi, vous entendez ! chez moi !Pourquoi que je vous ouvrirais ?

– Parce que nous venons en service, avecles papiers qu’il faut, Maurin, entendez-vous. Ouvrez, au nomde la loi. »

La porte s’ouvrit toute grande.

Maurin parut, souriant et gouailleur.

« La loi, je la respecte. Vous êtes sonbrave serviteur, honnête Alessandri, dit-il, et je n’ai rien à vousrefuser. »

Et, d’un air de gendarme enfonction :

« Voyons d’abord vos« papiers ! » car si je la respecte, la loi, c’estque je la connais ! On n’entre pas chez les gens comme onveut, tout gendarme qu’on soit. »

Les gendarmes s’exécutèrent. Maurin, au fond,à cause de ses protections et de sa renommée, leur inspirait unefaçon de respect.

Il examinait « leurs papiers » deson air le plus important.

« Ah ! ah ! ricana-t-il enfin,jouant la surprise… Par malheur pour vous, il n’y a pas ici ce quevous cherchez, c’est moi que je vous le dis !… »

Les quatre gendarmes considéraient le lit basoù très visiblement se dessinait sous les draps une formehumaine.

Un des serviteurs de la loi eut une réflexionbizarre :

« On lui pourrait compter les doigts dupied, à ce grand cadavre !

– Nous sommes dans l’exercice de nosfonctions, fit avec noblesse Alessandri, et c’est pour dire quenous devons nous rendre compte de la physionomie de lapersonne.

– Ma foi, vous feriez bien, vous, de nepas insister, gendarme Sandri ; et croyez-moi, c’est dansvotre intérêt que je parle », répliqua Maurin d’un air deparfaite bonhomie.

Alors Margaride, n’y tenant plus, repoussabrusquement le drap qui lui couvrait le visage :

« Est-ce vrai, Sandri dit-elle, que tu esfiancé à Tonia Orsini ? En ce cas, mon garçon, j’avais bien ledroit de prendre un nouvel amoureux et c’est Maurin, parce qu’ilest plus beau garçon que toi ! Té ! »

Alessandri devint pâle.

« Qu’est-ce que c’est »,murmura-t-il, perdant la tête.

Il n’osait regarder ses compagnons, qui nepurent s’empêcher de rire.

« Nous sommes refaits ! grogna legendarme Lecorps. Tu n’as pas de chance, Sandri, avec celièvre-là !

– Eh ! fit Maurin, en bras dechemise, très à l’aise et bourrant sa pipe, eh ! gendarme, iln’y a pas grand mal, puisque la belle fille en rit la première…Mais maintenant. Messiés, comme vous n’avez plus rien à faire ici,je vous prierai, sans vous commander, de fermer la porte ensortant… »

Il ajouta :

« Les hommes mariés sont bêtes. Ne vousmariez jamais, gendarme Sandri. »

Alessandri, de blanc, était devenu rouge, puisvert.

Il se tourna vers Lecorps :

« Nous n’avons plus qu’à nousretirer », dit-il en cachant sa déconvenue sous un grand aird’importance.

Et il songeait rageusement :

« Tu me la paieras avec les autres,celle-là ! Elle est plus forte que toutes ! »

Maurin dit encore, d’un air détaché :

« Au lieu de venir voir s’il y a desfilles sur ma paille, la gendarmerie ferait mieux d’arrêter lescoquins qui courent les bois… Je vous en ai laissé deux dans lamontagne. Ils y sont toujours, vous savez ! et si je ne m’enmêle pas, je commence à croire qu’à vous tous vous ne les aurezjamais ! C’est dommage, Sandri ! Ça peut retarder tonavancement et aussi ton mariage. »

Alessandri étouffait de colère, mais il avaitau plus haut degré le sentiment de ses devoirs et de sadignité.

Il sortit, méditant déjà une revanche qui,bien entendu, serait légale.

Au regard de Sandri, Maurin, pour sûr, avaittué le vieux Grondard. À n’en pas douter, c’était lui lemeurtrier ; il devenait nécessaire qu’il le fût : ill’était donc. Cela seul permettait au Corse, qui ne pouvait devenircriminel et bandit puisqu’il était gendarme, de satisfaire un jourson besoin passionné de vengeance. Cela du moins, pour l’heure, luidonnait la force de supporter son éclatante défaite.

« Ah ! mon beau Maurin, disaitMargaride en riant comme une folle, ah ! que je t’aime !Bon Dieu ! comme il avait l’air bête, le gendarmeSandri ! Toi, voui, que tu as de l’esprit ! »

À quelques jours de là, Maurin repassait parle domaine des Agasses. Il venait, après un maître coup de fusil,d’abattre l’aigle.

Il arriva devant la ferme, son fusil surl’épaule. L’aigle attachée par les pattes se balançait, pendue aucanon, derrière son dos. Par la porte ouverte, il vit Secourgeonattablé avec sa femme.

« Bon appétit, Secourgeon, dit-il… jen’accepte pas à déjeuner, pourquoi la Margaride m’attend àl’auberge des Campaux, devant un cuissot de lièvre… j’ai vouluseulement te montrer ton aigle. Regarde-la ! »

Misé Secourgeon réprima une subite envie depleurer, car il était clair que si Maurin avait tué l’aigle c’estqu’il avait assez de la femme.

Secourgeon, rageur, ne sut d’abord querépondre.

« Je vais, dit Maurin, en faire unprésent pour le musée d’Hyères, au monsieur du musée quil’empaillera. »

Secourgeon gardait le silence.

« Vous boirez bien un verre de vin, pasmoins, monsieur Maurin ? dit la femme, les yeux pétillants àla fois de douleur et de malice. Pour quant à l’aigle, vous l’avezbien gagnée, depuis que vous la chassiez !

– Un verre de vin, offert par une dame,ça n’est jamais de refus », répliqua le chevaleresqueMaurin.

Secourgeon, toujours plus rageant, ne trouvaittoujours pas une parole.

La femme emplit le verre. Maurin l’éleva,regardant le soleil à travers la couleur purpurine d’un franc vinde pays :

« On dirait le sang des cœurs !… Àla santé des dames ! » proféra-t-il.

– Que veux-tu dire par là ? »glapit enfin le fermier, qui se leva, les poings tout faits.

Maurin vida son verre en clignant del’œil :

« Fameux ! dit-il… Et je veux direpar là, ajouta-t-il paisiblement – car nous savons tous trois quetu es un jaloux –, je veux dire comme ça, Secourgeon, que lorsqu’oncroit l’être il faut en devenir sûr avant de le dire à lagendarmerie. Et quand on ne l’est pas, c’est bête de tout fairepour donner à croire qu’on l’est… Adessias. Mon aigle a fini derôder et ton chien peut dormir tranquille, et la petite bergèreFanfarnette également. »

Et comme il s’en allait d’un pas allègre,Fanfarnette, la pastresse, au détour du sentier, assise au milieude ses chèvres mauresques qui mettaient dans la verdure des kermès,des taches blanches éparpillées, lui cria, en le regardant d’un airsournois :

« Oh ! maître Maurin ! je saispourquoi vous l’avez tuée, l’aigle !

– Et pourquoi, mauvaisechose ? »

Mais Fanfarnette se sauva, et courut se cacherdans un buisson.

Et Maurin, se remettant en marche, riait. Ilriait d’un souvenir. Il l’avait surprise un jour au bain, laFanfarnette, un jour qu’elle avait eu l’idée de se baigner dans unejarre au grenier… et véritablement, elle était « faite autour ». Mais, c’est si jeune ! Les si petits gibiers sontpour les petits chasseurs, les mauvais chasseurs desvilles !

« De ce Maurin, pas moins ! pensaitMisé Secourgeon. On n’en trouverait pas un autre à luipareil ! »

Le soir de ce jour, instruit de l’aventure del’aigle par son ami le cantonnier, Parlo-soulet, seul dans sacabane, disait :

« Faire servir une aigle des Alpes quivole là-haut dans ce ciel, à son amour de fénière (grenier à foin)avec une femme des Maures, ça, je n’y aurais jamais songé ! Dece Maurin, pas moins, quelles idées il vous a ! Mais tuerl’aigle juste quand elle a fini de vous rendre le service, ça, monhomme, ça me dérange un peu dans l’idée que je me faisais de toi.Elle méritait la vie, l’aigle !… Il est vrai que ça mange tropde perdrix, et même de lièvres… Et puis, si elle t’a rendu leservice, c’était sans le savoir et, à la réflexion, tu ne luidevais rien… Allons, allons, je vois que, comme toujours, tu as euraison. C’est de bonne règle : quand le danger est passé, onf… iche le saint par terre ! Comme dit l’Italien :Passato pericolo, gabbato il santo. Cependant c’est ungros ennui pour moi qu’il y ait tant d’occasions où je ne peux paste suivre dans tes chasses, parce que tu y cherches des femmes,– et que c’est là une chasse que l’on aime à faire tout seul.Mais, je te le dis, mon brave, derrière les femmes mariées, il y apour toi le danger que toi-même tu te prépares ; etfinalement, d’une manière ou d’une autre, tu attraperas un jourquelque fameux coup de corne ! »

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