Maurin des Maures

Chapitre 16Où l’on verra les motifs qui peuvent empêcher un braconnierd’accepter à dîner chez un préfet et ceux qui font de la préfecturedu Var la meilleure de France.

 

Pendant que la calèche emportait les grospersonnages, la troupe des chasseurs rentrait à pied àSaint-Raphaël où Maurin et Pastouré étaient les hôtes d’un vieuxpêcheur, qui habitait une bicoque dans la plaine de Fréjus ;celui-là même qui, en souvenir de sa fille morte, avait donné à sonbateau ce nom émouvant : Je l’aimais.

M. Cabissol avait voulu revenir à piedavec Maurin. Il le prit un instant à part et lui dit :

« Mon cher Maurin, unavertissement ! J’ai parlé au préfet de votre affaire avec lesgendarmes.

– Mon affaire avec les gendarmes ?…Laquelle ? » dit Maurin un peu narquois.

– L’enlèvement des chevaux. Ç’a été trèsdifficile a arranger. Le parquet a résisté. Le commandant degendarmerie aussi. Votre exploit, la prise d’un évadé, n’a pasraccommodé les choses, au contraire. La gendarmerie trouve mauvaisque vous soyez plus adroit qu’elle.

– Alors ? » dit Maurin.

– Alors, M. le préfet, qui vousestime beaucoup et qui ne peut pas vous parler de cela lui-même,vous conseille d’éviter tout démêlé avec la force armée, d’êtrebien en règle toujours, en tout et pour tout. Il croit que si vouscommettiez un nouveau délit, il n’aurait pas, cette fois, lepouvoir d’enrayer l’action judiciaire.

– C’est bon, dit Maurin. On veillera.Merci, monsieur Cabissol. Et cet hiver, si vous voulez, quand il yaura des bécasses, je vous ferai avertir. Toujours à Toulon,n’est-ce pas ?

– Rue du Mûrier, et les lettres merejoignent partout. Dites donc, Maurin ?

– Quoi, monsieur Cabissol ?

– Et Césariot ? »

À cette question, Maurin parut vivementcontrarié.

« Quoi, Césariot ? » dit-il,feignant de ne pas comprendre.

– Vous savez bien que je connais toutesvos histoires. Ce n’est pas la première fois que je vous parle decelle-ci, Maurin !

– Mais, monsieur Cabissol, je ne regardepas dans vos affaires, moi… Alors…

– Je vous comprends, Maurin, je vous priedonc de m’excuser, mais soyez sûr que votre secret est bien gardé.Je ne vous parlerai plus de Césariot, mais j’ai cru bon de vousrappeler que je suis au courant… Cela peut vous servir àl’occasion.

– Ah ! soupira Maurin, si voussaviez comme il m’embête, celui-là ! C’est l’aîné de mesenfants, je peux bien vous le dire puisque vous le savez, mais s’ilne connaît pas son père, c’est pour de bonnes raisons. Je ne memontrerai à lui que le jour où il le faudra absolument. Il ne mefait guère honneur, Césariot… Ah ! oui, il m’embête, ce« marrias » ! On est très mal content de lui àSaint-Tropez où il est avec un brave patron pêcheur. S’il continueà ne pas être comme il devrait, il faudra bien que je lui fassefaire ma connaissance. Il se plaint de sa condition. Il dit quen’ayant ni père ni mère, il ne doit rien à la société… Il tourne auméchant bougre, sous prétexte qu’il n’a pas de père ! Je croisqu’il va être temps que je m’en mêle et que je lui en donne un,moi, de père, et un solide !

– Mon opinion est que vous ferez bien,dit M. Cabissol. Mais, adieu. Je vais rejoindre M. lepréfet. Je crois que vous êtes invité avec nous ce soir.

– Ah ! » dit Maurin sanssurprise aucune. Ils se quittèrent.

Le gros des chasseurs rentra dans la ville enbravadant, c’est-à-dire en poussant des cris de victoire,en tirant coups de fusil sur coups de fusil, en faisant tout letintamarre possible.

On se rendit dans la grande salle d’un café oùla majorité décida que le lendemain, quand on se partagerait lessangliers, les hures seraient offertes au préfet et à l’un dessénateurs.

Mais Maurin protesta, et d’une voix destentor :

« La hure aux dames ! »cria-t-il.

Mme Labarterie lui plaisait,et dans son cœur c’est à elle qu’il pensait.

Tout le monde obéit au désir de Maurin, et latroupe se disloqua. Enfin, chacun rentra chez soi.

Maurin et Pastouré comptaient dîner dans uncabaret borgne de leur connaissance, quand un domestique de l’hôtelles rejoignit.

M. le préfet invitait Maurin à venirdîner avec lui. Maurin se gratta la tête.

« Ça n’est pas clair, dit-il à Pastouré,je vais voir. Tu m’attendras à la porte. »

Ils y allèrent.

À l’hôtel, le préfet reçut Maurin dans unsalon qui lui était réservé.

« À la bonne heure, Maurin ! »s’écria-t-il en l’apercevant. Voilà qui est gentil.

– Oh ! doucement, monsieur lePréfet. Je vais vous dire, fit Maurin. Vous me faites bien del’honneur, mais que je dîne avec vous, ça n’est pas sûr dutout…

– Ah ! et pour quelle raison,Maurin ?

– Il y en a, des raisons, plusieurs, etdes bonnes.

– La première ?

– C’est que je dînerais mal, répliquaMaurin gravement.

– Allons donc ! » ditM. Désorty un peu surpris tout de même, malgré sa bonnevolonté et son scepticisme de fond.

Il ajouta :

« Eh bien, vous dînerez mal… commemoi.

– C’est justement ce qui vous trompe, ditMaurin. Vous dînerez bien, vous autres, et je dînerai mal, moi.

– Comment l’entendez-vous ?

– Monsieur le Préfet, je suis un grosignorant et, des fois, ça ne m’empêche pas de parler à un ministrepour me faire établir mes droits…

– Je le sais, dit le préfet, et c’est cequi me plaît en vous.

– Ah ! vous savez ? ça me faitplaisir ; je peux dire aussi que sur la chose de la chasse, jene crains personne, comme vous avez pu voir aujourd’hui, et jecommanderais volontiers à des empereurs.

– Je l’ai vu, dit le préfet, et j’en suischarmé.

– Bon, dit Maurin. Et quand nousdéjeunerions dans les bois entre moi, douze ministres, sixempereurs et un préfet, là encore je ne craindrais personne !mais dès que vous me mettez assis à une table qui a une nappe, aumilieu d’un salon bien éclairé, avec des domestiques derrière moi,je deviens coïon comme la lune… Tenez, j’aurais trop peur derenverser les salières… ça porte malheur.

– Seriez-vous superstitieux,Maurin ? Comment entendez-vous que cela porte malheur ?dit le préfet curieux.

– Ça porte toujours malheur de casser oude renverser quelque chose, dit Maurin. Si peu que vaille la chose,c’est toujours plus que rien et ça porte donc toujours malheur à labourse. Pour vous en revenir, je renverserai les salières ou labouteille, et alors, ou bien je dînerai mal parce que je seraigêné, ou bien je mangerai comme quatre et vous penserez que j’aitort de ne pas me gêner un peu… Pastouré m’attend. Dînez entrevous.

– Qui ça, Pastouré ?

– Mon camarade, celui qui chasse engesticulant tout seul. On vous l’a bien montré,aujourd’hui ?

– Ah ! oui. Eh bien, amenez-le.

– Bien entendu que je ne le laisserai pas« pour graine » à la porte de l’hôtel ; mais,monsieur le Préfet, il y a autre chose…

– Et quoi, Maurin ? »

Maurin regarda le préfet en face.

« Pourquoi m’invitez-vous àdîner ?

– Parce que je vous connais de réputationet que vous me plaisez.

– Bon… mais…

– Allez donc ! »

Alors Maurin gravement prononça :

« Est-ce que vous n’auriez rien à medemander ? »

Le préfet reconnut qu’il était en présenced’un souverain.

Il répondit bravement :

« J’ai beaucoup à vous demander, aucontraire.

– Alors, dites d’abord, fit Maurin… Quelzibier chassons-nous, pour voir ?

– L’époque des élections est touteproche, dit le préfet, et j’ai un candidat.

– Hum ! fit Maurin. Je m’en doutais.Et votre candidat, c’est ?… Est-ce que ça serait ceM. Labarterille qui chasse avec une casquette ronde comme uncantalou et couleur d’aubergine, une trompette et une si joliedame ?

– Non, dit le préfet, en riant ;celui qui sonnait du cor ce matin pour se rappeler à lui-même leschasses royales, ça n’est pas celui-là mon candidat.

– Ah ! tant mieux.

– Pourquoi tant mieux ?

– C’est que, celui-là, dit Maurin,toujours très sérieux, sa femme me plaît, mais je n’aime pas satrompette.

– Vous voulez dire son cor dechasse ?

– Je veux dire ce que j’ai dit, fitMaurin imperturbable. Mais, voyons, monsieur le Préfet, je vaism’expliquer. Si votre candidat est de bonne couleur et la couleurde teinte solide, je marche – pas pour vous ni pour lui, maispour mon peuple. Si, par-dessus le marché, il se trouve que cecandidat est le vôtre, j’en serai bien content parce que vous meplaisez assez, mais si votre homme n’est pas notre homme, bonsoir,rien à faire ; dînez entre vous.

« Voyez-vous, monsieur le Préfet, nous enavons assez de vos farceurs qui vous viennent de Pontoise ou deParis, avec des phrases et des cors de chasse, et qui se fontnommer représentants pour ne rien représenter que leur intérêt. Etj’en ai assez, moi, Maurin, des électeurs qui se vendent dansl’idée d’obtenir du candidat (qui se fichera d’eux, une foisdéputé) des places de facteur rural ou d’ouvriers dans l’arsenal deToulon !

« Ça n’a ni fierté, ni cœur, – tousces bougres-là, ces électeurs-là et les élus de cette tournure.Alors, voilà, comprenez l’affaire. On marchera si ça sent lajustice. Et moi, regardez-moi bien, quand je marche, j’en vauxmille ! Demandez à qui vous voudrez ! Mais si c’est pourla farce comme toujours, bonsoir la compagnie, Maurin retourne àses affaires. J’aime mieux les fouines des bois. »

M. Désorty ne souriait plus.

« Allez chercher votre ami Pastouré, jevous en prie, et faites-nous l’honneur de dîner avec nous. Jamaisje ne songerai à vous imposer un candidat, Maurin, mais je croisque nous en aurons un bon, dans votre circonscription, auxélections prochaines. Vous examinerez ses titres, sa valeur, avecdes gens du pays qui le connaissent, avec M. Désiré Cabissol,par exemple.

– Oh ! celui-là, dit Maurin, on leconnaît depuis son enfance, dans le pays. S’il voulait !… Maisil ne veut pas.

– Et, poursuivit le préfet, si lecandidat vous agrée, vous redoublerez d’efforts en sa faveur, ensongeant qu’il est un peu mon parent, étant mon beau-frère, etqu’en remerciement de votre zèle pour lui vous trouverez toujours àla préfecture un préfet tout prêt à vous rendre justice en touteoccasion.

– Comme ça, ça va », dit Maurin.

Et il ajouta :

« Je la connais, votre préfecture ;c’est peut-être la meilleure de France, vu qu’il y a des bécassesdans le jardin tout l’hiver. On peut les tuer sans sortir duchâteau.

– Eh bien, à table, Maurin !… Allezchercher votre ami Pastouré. »

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