Maurin des Maures

Chapitre 39Comme quoi, grâce à l’ingéniosité de Maurin, les Gonfaronnaisvirent enfin voler un âne et comment le Roi des Maures connut, àl’instar de tous les vrais héros, son heure d’impopularité.

 

Les chasseurs gonfaronnais, amis de Maurin,n’étaient pas chez eux. Ils étaient allés battre la montagne.

Maurin se demandait s’il n’irait pas chercherun gîte, sur la route des Mayons-du-Luc, chez un vieux paysan de saconnaissance, et il était là, au mitan de la place, devantl’église, son chien sur ses talons, incertain de ce qu’ilferait.

Voyant un « étranger du dehors », unà un, quelques écoliers qui ne le connaissaient pas s’attroupèrentautour de lui, parlant de lui à voix basse, s’étonnant de sonimmobilité, de son air indécis et singulier.

Les générations nouvelles ignorent celles quiles ont immédiatement précédées, et tel reconnaîtrait Henri IV surla grand-route, qui voit passer un Maurin des Maures sans seretourner.

Donc les enfants chuchotaient entreeux :

« Que cherche-t-il celui-là… Il a perduquelque chose ?… »

Derrière les enfants, peu à peu, se forma uncercle de vieilles radoteuses dont la présence attira quelquesjeunes paysans sans expérience qui rentraient du travail ; ettout ce monde regardait Maurin.

« Le connais-tu, celui-là ?

– Non. »

Maurin à la vérité n’était pas venu souvent àGonfaron, cette bourgade étant séparée par une large plaine de sespetites montagnes mauresques.

Il n’y était guère connu qu’aux chambrées,parmi les hommes de son âge, politiciens et chasseurs, ceuxjustement qui étaient tous absents du village à ce moment-là. Quandle cercle qui entourait Maurin fut devenu une petite foule, le rois’impatienta :

« Vous auriez l’air moins étonnés, dit-ilen riant, si vous voyiez voler un âne, hé ? »

Ne pas oublier le mot « âne »lorsqu’on entre dans Gonfaron, ou entrer, sans quitter sessouliers, dans une mosquée, sont deux injures de même gravité,également impardonnables, aux yeux des Gonfaronnais ou desmusulmans.

Il y a pourtant des ânes à Gonfaron, maisl’étranger bien élevé ne doit pas s’en apercevoir. Chatouilleuse àl’excès sur ce point, la population « écharperait »l’imprudent qui oserait cette bizarre inconvenance.

Une rumeur de mécontentement entoura doncsubitement Maurin. Les enfants les premiers se fâchèrent.

« Il se fiche de nous, celui-là !C’est pour nous dire ça que tu es là planté comme un cierge ?Regardez-moi cette flamberge : on dirait la tige d’unaloès ! Tu ferais mieux de passer ton chemin, chasseur decarton !… Va tuer des mouches !… Va peindre descages ! »

Ainsi grondait le lionceau populaire.

Maurin, qui avait l’habitude de manier lesfoules, sentit très bien qu’il ne ressaisirait pas la faveur decelle-ci.

Il était maintenant en présence de plus decent cinquante ennemis, et les plus petits n’étaient pas lesmoindres.

« Allons, fit-il d’un air bonhomme, jen’ai pas voulu vous faire peine ! Ce que j’ai dit peut se direpartout. Laissez-moi passer. »

Les foules sont lâches. On prit pour un accentde crainte le ton conciliant de Maurin.

« Zou ! à lui ! en avant lespierres ! cria un gamin de quatorze ans. Ôtez-vous de là, lesfemmes !… qu’il a insurtéla patrie ! »

Maurin s’élança, saisit le jeune tribun par unbras et lui tirant les oreilles :

« Je te les allongerai si bien que pas unâne de Gonfaron ne les aura si longues. Tu les auras si longuesqu’elles seront comme des ailes, et Gonfaron, alors, verra un ânevoler ! »

Ces paroles furent le signal d’une attaquegénérale contre le récidiviste. Sans souci d’atteindre ou non celuiqu’ils défendaient, les petits Gonfaronnais se mirent à lancer despierres à la tête de Maurin, lequel se voyant mal comme ondit, embarrassé de son fusil et de son carnier, prit le parti des’adosser au mur de l’église, pour n’avoir d’ennemis qu’enface ; et soulevant son jeune adversaire gigotant et quiessayait de mordre, il s’en fit un bouclier.

Hercule, paisible jusque-là, comprenant quel’affaire devenait sérieuse, chargea la cohorte endiablée. EtMaurin, posant à terre son prisonnier sans lui lâcher le bras,courut sus à la bande des lapideurs, tout en traînant derrière luile grand gamin qui faisait résistance mais n’osait plus faire leméchant, occupé qu’il était à se garer des projectiles de sescompatriotes. Heureusement, les pierres de la place étaient depetits cailloux. Pas moins Maurin s’était, à deux ou troisreprises, senti frappé rudement à la tête et sur les mains. Sonsang coulait.

Déjà une rumeur circulait dans tout levillage :

« On se bat sur la place publique !Aux armes, citoyens ! » Les gens sortaient des maisons,et bientôt le maire en personne apparut, ceint de son écharpe etsuivi d’un garde coiffé du képi, la plaque sur la poitrine. Lemalheur voulut que le maire, – un Lucquois établi à Gonfaronet en fonctions depuis peu de temps, comme successeur d’un mairerécemment décédé, lequel était un ami de Maurin, – ne connûtpas le braconnier. Au lieu de prendre le Roi des Maures par lapolitesse et la douceur, ce qui sans doute aurait réussi, ill’apostropha de haut :

« Hé ! l’homme ! je calcule quevous feriez bien de quitter la place et sans regarder enarrière ! »

Maurin n’y put tenir et tout d’un traitriposta :

« Je vois à votre écharpe, que c’est vousqui avez, quand on a gonflé l’âne, déviré letuyau !

– Arrêtez-moi cetinsolent ! » cria le tyran de village en se tournant versson garde.

Le garde s’apprêta à obéir.

« Si tu touches au Roi des Maures, ditMaurin, tu m’en diras des nouvelles ! »

Le garde s’était arrêté, comme changé enstatue de sel.

La magie du nom fameux avait opéré sur lui,mais non sur le maire qui était un peu dévot et à qui on avaitconté l’histoire de saint Martin ; il cria :

« Ah ! c’est toi le fameuxMaurin ? Arrêtez-moi ce mandrin-là ! il paiera, en unefois, pour beaucoup d’autres histoires !

– Faites excuse, monsieur le Maire, ditMaurin. Pour empêcher le désordre, je dois obéir et m’en aller,c’est sûr, encore que la place soit à tout le monde ; maispour ce qui est d’arrêter un Maurin, il faut plus d’un homme !Et d’hommes, ici, je calcule qu’il n’y a que moi !

– Je ne compte donc pas au moins pourun ! cria le maire suffoqué. Et que suis-je donc ?

– Ah ! lui dit le garde respectueux,vous n’êtes pas un homme, puisque vous êtes le maire.

– Il ne peut donc compter que pour unâne, dit Maurin, car le maire d’un pays provençal où l’on necomprend pas la plaisanterie n’est vraiment qu’un âne, et ungros ! De la plaisanterie, si vous riiez les premiers, gens deGonfaron, on vous laisserait tranquilles, mais ânes vous naissez,ânes vous mourrez ! Qui naquit pointu ne meurt pas carré, etquand un peuple est bête il est bête par millions !… Ah !pauvre France ! »

Le maire et le garde se consultaient. Maurincontinuait :

« Rien qu’en entendant mon nom de bravehomme, les petits enfants d’ici, comme ceux de partout ailleurs,devraient me respecter ! mais vous ne connaissez rien,sauvages ! il vous faut des Parisiens, pechère ! qui vousappelleront mocos sans vous mettre en colère parce quel’âne veut être bâté !… Allons, adieu, bonnes gens ! Poursûr, vous n’avez jamais eu d’ailes. Et je dirai partout qu’àGonfaron les ânes ne volent pas. Oh ! non. »

Il s’éloigna sous les derniers cailloux desenfants intimidés, laissant derrière lui un peuple stupéfait, maisplein de désirs de vengeance.

Il gagna la plaine qu’il lui fallait traverserdans toute sa grande largeur pour regagner son royaume desMaures.

À peine fut-il hors du village, que le mairedit à tout le monde :

« Allez chercher chacun votre fusil etles femmes leur manche à balai, et nous lui ferons la conduite. Ilfaut qu’on le prenne et qu’on me le mette dans laprison. »

Et se tournant vers le garde :

« Toi, bats le rappel sur la caisse pourassembler le monde et dis au curé de sonner le tocsin, comme pourle feu ! »

Ainsi fut fait, et quand tous, armés de bâtonset de fusils, et les enfants de leurs frondes, se furent ramassésau milieu de la place, au son d’un tambour sur lequel le gardeexécutait des ran-tan-plan terribles, le maire dit auxenfants :

« À présent, montez au sommet du village(Gonfaron est bâti sur un mamelon) et de là-haut, vous verrezquelle direction il a prise, ce maoùfatan ! Et nous pourronsalors le joindre à coup sûr. »

La petite armée enfantine monta au sommet duvillage.

« Il a pris le chemin des Mayons-du-Luc.Il traverse la plaine, il a bien trois quarts de lieued’avance.

– Suivez-moi, dit le maire, enavant ! Et que personne ne recule. »

Pendant ce temps, Maurin se disait :

« Quand le peuple se mêle d’être bête,pechère ! il ne connaît plus rien. Je les ai mis en révolutionpour peu de chose… Té, vé, un âne ! »

Il s’arrêta, voyant à quelques pas devant luiun fils d’ânesse, pas plus gros qu’un gros chien et qui broutaitl’herbe des bords du chemin, attaché par le cou au tronc d’un vieilolivier. L’âne était tout bâté.

« Il me vient une idée drôle, dit Maurin,car je vois là-bas que les bougres se sont mis à ma poursuite. Deuxcents contre un, les braves ! »

Son idée, il l’exécuta sans plus de réflexion.Avec la corde, qui était longue et solide, il fit au bastet commequi dirait une anse, attachée par un bout au pommeau, par l’autreau troussequin. Au milieu de cette anse, il fixa l’extrémité de lacorde doublée, et, faisant passer cette corde doublée par-dessusune maîtresse branche horizontale et basse, il hissa l’âne dansl’olivier, comme on hisse un seau dans un puits ; ensuite ilamarra la corde au tronc de l’arbre et la bête resta suspendue,l’air plus bête qu’avant, à trois pieds au-dessus du sol.

La pauvre créature ne disait rien, et, sesquatre jambes pendantes comme des pattes de poulpe mort, l’ânepenchait sa tête piteusement vers la terre et vers les chardonsrares qu’il regrettait. Et puis, il se mit bien involontairement àtourner au bout de sa corde, comme la flèche d’un vire-vire defoire.

Et Maurin dit :

« Au moins une fois dans leur vie, ils enauront vu un en l’air, d’âne ! je leur devais biença. »

Il coupa de son couteau les quatre ailes desdeux perdreaux qui lui restaient et, proprement maintenues bienouvertes par une baguette où il les avait liées d’un fil de fer, illes fixa en deux tours de main aux deux côtés de la croupière.

« Arrangé ainsi, fit Maurin ens’éloignant et se retournant plusieurs fois pour admirer sonouvrage, il a bien l’air d’une hirondelle ! »

Et il fila avec ses longues jambes…

Quand l’avant-garde de ses ennemis aperçut cetâne volant, la corde lui étant cachée par les branches del’olivier, elle s’arrêta stupéfaite.

« Diable ! dit un Gonfaronnais quiétait né aux Martigues, peut-être que cet homme n’a pas menti, etque des fois, il y en a qui volent, des ânes !

– Ah ! ça, vaï ! dirent lesautres, il y a là-dessous quelque malice. »

Et tous, à pas prudents, s’approchèrent.

« Je vois ses ailes ! cria l’un.

– Elles sont bien petites ! fit lemaire qui arrivait tout essoufflé, car il était, lui, de la grosseespèce.

– Bien petites, dit le garde, et placéesjustement où il ne faut pas.

– Les anges peints dans les églises, fitune dévote, les portent comme ça !

– Cette bêtise ! riposta unecommère. Les anges peints dans les églises n’ont qu’une tête etportent les ailes à leur cou !

– L’insolent, dit le maire, s’est encorefichu de nous ! Au pas de course, mes enfants !Agantalou ! (attrapez-le !). Zou ! Enavant ! »

Et les Gonfaronnais volèrent.

Mais voyant que Maurin allait plus vitequ’eux, le maire poussif s’arrêta, commandant :« Halte ! » d’une voix éteinte.

« Nous ne l’aurons pas en courant,dit-il, mais je sais qui il est, son nom, et tout. Il n’évitera pasle procès-verbal. En attendant, faisons-lui, de loin, lachamade : il verra bien que nous n’avons paspeur ! »

Et hurlant, riant, injuriant, gesticulant,montrant le poing tous ensemble, les gens de Gonfaron firent deloin à Maurin une conduite de charivari, une chamade decarnaval ; et à qui mieux mieux ceux qui avaient des fusils, àplus d’une demi-lieue de distance, tiraient sur lui avec du plombpour les fifis, les futifùs et les becs-figues, tant et tant queles bravades de Saint-Tropez sont moins bruyantes et moinseffroyables !

Alors, tel Boabdil, le roi Maurin, qui pourmieux dominer l’armée ennemie commençait à gravir les premièrespentes des Maures, se retourna, s’arrêta debout sur une rocheavancée ; et contemplant à ses pieds ce désordre vain maisinjurieux, cette fumée inutile d’où sortaient des éclairs et destonnerres mêlés aux cris d’une humanité souffrante, mais dont ilavait honte, il murmura tristement, en secouant la tête :

« Et dire que voilà monpeuple ! »

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