Maurin des Maures

Chapitre 41Comment un gentilhomme de l’Ancien Régime contracta trèsnaturellement un traité d’alliance avec le populaire Roi desMaures.

 

Maurin ne s’attendait guère à ce qu’il devaittrouver à Port-cros. Il n’imaginait pas que, si vite, leprocès-verbal de Gonfaron eût fait son effet. De plus, lesgendarmes de Bormes, commune dont le Lavandou est une section,avaient appris que les gens de la noce avaient commandé à Maurindeux faisans, et, sachant que le braconnier se rendait toujours,quand il voulait un faisan, dans l’île de Port-cros, ils avaientaverti, à la grande joie de Sandri, les gendarmes d’Hyères, – lesÎles d’or faisant partie intégrante de la commune d’Hyères. Sandriallait donc agir, cette fois, sur son territoire. Il futenchanté.

Maurin avait coutume d’accoster au sud del’île, dans une petite baie, à Port-Mui. Il y alla tout droit. Labaie était déserte. Il poussa jusqu’au bord, sauta à terre, tira àdemi sa barque sur le sable, et, suivi d’Hercule, se mit en chasseaussitôt.

Cette crique est assez éloignée del’habitation du comte de Siblas qui se trouve à l’ouest dePort-cros.

Devant Maurin s’ouvrait une ravissante petitevallée. Sur le mamelon de gauche, des genêts épineux.

Au fond de la mignonne vallée, quelquesvignes.

Des figuiers sur la pente de droite, et,partout, des pins d’Alep ou pins blancs.

Les Îles d’or sont des fragments des Maures,séparées par un large bras de mer du massif auquel ellesappartiennent.

Il regarda attentivement son terrain dechasse, et, de son œil de braconnier, autant dire d’aigle, ilaperçut deux choses.

Premièrement, à trente pas, à sa droite, sousla dernière vigne de la rangée, un faisan surpris par le bruit deson arrivée, à demi rasé, le cou tendu, se dérobait vivement, àlongues enjambées. Deuxièmement, à sa gauche, au-dessus des genêts,dans un massif où ils se croyaient bien cachés, veillaient deuxgendarmes. Le fin sommet de leurs chapeaux faisait tache brune surla verdure des pins qui s’étageaient derrière eux. Maurin allaitentrer dans une souricière ! Il se mit à rire tout bas.

Qu’il n’eût pas vu les gendarmes, et il étaitarrêté. Il devinait très bien leur plan qui était de le laissers’engager dans l’île et de lui couper ensuite toute retraite versson embarcation. Son parti fut pris sur-le-champ. Il donna, d’ungeste large et silencieux, l’ordre à Hercule de décrire une courbequi, selon toute probabilité, devait mettre le faisan entre sonchien et lui, et il attendit, sans perdre de vue, du coin de l’œil,la double petite tache sombre que faisait, au milieu des genêtsclairs, le chapeau des gendarmes à l’affût.

Chasseur chassé, Maurin observait à la foisses chasseurs et son chien. Il perdait de vue à tout moment, puisretrouvait, entre deux troncs de pins, la queue expressived’Hercule. Tout à coup le chien pointa. Il y eut comme deux fauxarrêts, puis un arrêt ferme. C’était le moment. Comme Maurinl’avait espéré, le faisan n’était pas très loin de l’endroit où ill’avait aperçu. L’oiseau à peine entré sous le couvert n’avait plusbougé. Il allait s’enlever à bonne portée.« Bourre ! » Maurin tira. Le faisan, qui montait enchandelle, retomba aussitôt sur le nez d’Hercule qui, le gibier auxdents, bondit vers son maître. Les gendarmes accouraient. Ilsdévalaient bon train, faisant rouler sous leurs pieds ferrés lespierres sonores…

Maurin repartait dans sa barque, et son chiendéjà y était entré. Les gendarmes firent une petitehalte :

« Arrêtez, Maurin !

– Pas tant bête ! leurcria-t-il.

– Au nom de la loi, arrêtez ! ditl’un.

– Avez-vous la permission de chasser dansl’île ? dit l’autre.

– La permission je l’ai sous ma semelle,quand j’y suis, dans l’île ! Et au bout de mes avirons, quandje la quitte. »

Les deux gendarmes reprirent leur course.Maurin, de l’aviron manœuvré comme une gaffe, repoussait le fond desable et de cailloux. La barque se dégageait, flottait, s’éloignaitun peu.

À ce moment, devant les gendarmes stupéfaits,deux faisans s’enlevaient à grand bruit, montant verticalementd’abord, puis, prenant un parti, s’envolaient pour décrireau-dessus de la mer une grande courbe qui devait les ramener sur unautre point de l’île. Et il arriva qu’ils passèrent à bonne portéedu fusil de Maurin… Coup double… Ils tombèrent tous deux… La barquefilait… Le braconnier s’inclina par-dessus bord et les ayantcueillis sur l’eau, il les jeta au fond du bateau où gisait lepremier sous la garde d’Hercule. Alors, il cria aux gendarmes,debout là-bas sur la colline, véritables statues de l’autoritéimpuissante :

« Pour ceux-là, vous n’avez rien àdire ; la mer n’a pas de propriétaire : zibierd’eau ! »

Sandri et son compagnon ne disaient rien eneffet. Le désespoir entrait dans l’âme du beau gendarme. MaisSandri et son compagnon avaient une chance de revanche. Le comte deSiblas, averti par eux, et très curieux de connaître le fameuxbraconnier des Maures, avait annoncé qu’avec son yacht ilsurveillerait les points abordables de l’île.

La barque s’éloignait doucement ; Maurinfaisait mouvoir avec lenteur ses avirons dans l’eau calme. Ils’arrêta, mit ses mains en porte-voix et cria encore :

« Sandri ! c’est toi qui les aslevés, ceux-là. Comme gendarme, je me f… iche un peu de toi, maiscomme rabatteur je t’estime. »

Une envie vague de braquer son revolver surMaurin prit au cœur le Corse vindicatif. Mais son compagnon luitoucha le bras :

« Notre homme est pincé, Sandri. Voici lebateau du comte qui lui coupe la retraite. »

En effet, le yacht à vapeur, svelte, coquet,blanc et or, avec ses deux petits joujoux de canons qui reluisaientau soleil, se mettait en travers de l’embarcation du chasseur.Maurin, l’œil sur les gendarmes dont la vue le réjouissait au-delàde toute idée, n’avait pas aperçu le yacht auquel il tournait ledos. Le bruit léger des vaguelettes sur la grève couvrait le bruitde la marche du petit navire, l’Ondine.

« Oh ! ducanot ! »

Maurin sursauta. On entendit le rire des deuxgendarmes qui domina le clapotis de la mer.

« Ils m’ont pris ! » se ditMaurin tout haut, en examinant le yacht.

Le comte en personne, souriant, était accoudéau couronnement de son joli navire. Maurin, debout, tenait sesavirons immobiles.

« Eh bé, que me voulez-vous ? »cria-t-il.

Il se rapprocha du yacht. Les gendarmesn’entendirent plus les paroles qui s’échangeaient.

« Est-ce vous qu’on nomme Maurin desMaures ? » interrogea le comte de Siblas.

– C’est moi. Et c’est vous le comte,apparemment ?

– Lui-même. Vous n’avez que deuxfaisans ?

– Pourquoi deux seulement ? Par unbonheur j’en ai trois.

– Voulez-vous me les vendre ? J’aidu monde à dîner et mon garde est une mazette.

– Je vous les offre en ce cas, bienvolontiers, monsieur le Comte ; d’autant plus que, il n’y apas dix minutes, ils étaient encore à vous !

– Voulez-vous avoir l’obligeance de meles apporter, Maurin ? »

Maurin prit son parti en homme d’esprit qu’ilétait.

« Si vous êtes bien sûr qu’on me laisseraensuite me retirer librement ?…

– C’est vous qui devez en être sûr.

– Alors, ça va ! » fit Maurinjoyeusement.

Il accosta l’échelle qu’on développait pourlui, il y amarra son embarcation et, leste, monta à bord del’Ondine.

« Je désirais vous voir, dit lecomte.

– Payez-vous-en ! fit Maurin enrepoussant d’un revers de main son chapeau sur sa nuque… J’en vauxla peine. Tel que vous me voyez, il n’en existe pas deux comme moi,dans le pays du moins.

– On parle de vous, même àParis !

– On est bien bon, monsieur le comte. Endit-on du bien, au moinsse ?

– Du bien et du mal, comme detout homme.

– Allons, ça me fait plaisir. Comme ça,vous me reprenez les petites bêtes ? »

Il élevait les faisans à bout de bras d’un airde regret.

« Non, Maurin, je vous les offre, car jesais qu’ils vous sont commandés. Je voulais voir si vous étiezl’homme qu’on m’a dit, et capable de croire à une parole qu’on vousdonne.

– Eh bien, vous avez vu ! Mais,puisque vous êtes si aimable vous en accepterez au moins un… jel’ai en trope !

– Merci. Je l’accepte. Je suiscontent que vous ayez confiance en moi. Celui qui se fie à laparole des autres sait, à coup sûr, tenir la sienne.

– Oh ! dit Maurin, rien qu’à votrefigure, j’ai compris que je pouvais…

– Et si je vous demandais de ne plus tuerde mes faisans ?

– Je n’aimerais pas beaucoup vouspromettre ça, dit Maurin… Bah !… voyez-vous, monsieur lecomte, je viens si rarement que ce n’est pas la peine d’en parler.Je n’abuse pas !

– Je l’espère bien. Voyons, Maurin,combien en voulez-vous par an, de mes beaux faisans ?

– Ne fissons (fixons) rien, que vous yperdriez. Les commandes sont rares ; et puis, tenez, àl’avenir, je viendrai moins souvent…

– Pourquoi cela, maître Maurin ?

– Parce que vous êtes aimable… J’épargneles amis. Et même, à ce point de vue, j’aimerais mieux ne pas vousconnaître.

– Vous êtes républicain, monsieurMaurin ?

– À votre service, monsieur le comte, aubanquet de la misère (sic).

– Sacrebleu, ça serait fâcheuxpour nous, s’il y en avait beaucoup de votre espèce.

– J’ose le croire, monsieur !confirma Maurin, avec le geste d’arranger son chapeau enauréole.

– Voulez-vous accepter la place de mongarde, maître Maurin ? J’augmenterai les appointements.

– Cette fois, par exemple, vous faitesfausse route. Ça m’étonne de votre part ; regardez-moibien.

– Allons, prends les faisans et cettebourse.

– Je prends les faisans, que je les aimérités en tirant droit. Et puis, ces deux-là, je les ai tuésau-dessus de l’eau de la mer, qui est à moi autant qu’à vous.

– Pourquoi laisses-tu labourse ?

– Par la raison que vous voudriez bienque je la prenne !

– Explique-moi ça ?

– Si je la prends vous marquerez, sansdevenir plus pauvre, votre supériorité sur moi, puisque je ne seraipas fier.

– Tu es un fameux homme, et je te jureque tu me plais. »

Et familièrement, affectueux même, le jeunecomte, qui était homme de haute stature, prit Maurin par l’oreilleet la lui pinça comme à un enfant ; c’était pure gentillesse,mais Maurin cessa de sourire.

« À quoi penses-tu ?

– À deux choses à la fois.

– Quelle est la première ?

– D’abord que vous ne me prendriez pascomme ça par l’oreille si, au lieu de m’avoir fait venir sur votrebateau, vous m’aviez rencontré dans votre bois.

– Et tu en conclus ?

– Que sur votre bateau vous vous sentezmieux chez vous.

– Et à quelle autre chose as-tu pensé,quand je t’ai pris par l’oreille ?

– À mon ami Caboufigue, qui, pas plustard que ce matin, m’a un peu tapé sur le ventre.

– Eh bien ? interrogea le jeunecomte charmé.

– Eh bien, dit Maurin froidement, sur leventre c’était, monsieur le comte, l’impertinence d’un bourgeois…Je le lui ai dit, ou du moins j’ai tâché de lui faire entendre.

– Maître Maurin, dit le comte, touchezlà. Vous êtes un homme ; et tout ce que j’ai fait n’était quepour vous éprouver. Pardonnez-moi. Et quand vous voudrez un faisanqui vous aura été commandé, venez le tuer dans mon île. Je vousdonne ma parole que vous avez un ami.

– Monsieur le comte, dit Maurin avecnoblesse, j’accète (j’accepte) et je vous donne ma parole que vousne vous repentirez pas de votre bonté… Au lieu de manger du faisanles gens de noce à l’avenir mangeront du lièvre… Je suis fierd’être votre ami, pourquoi vous êtes un brave homme… C’est drôle,vous m’avez remué le sang. »

Il secoua la main que lui tendait legentilhomme, en ajoutant :

« Les opinions ne doivent pas empêcherles sentiments. »

Il prit le plus beau des trois faisans, ledéposa sur le pont et dit : « En vousremerciant ! »

Et comme il avait déjà le pied sur l’échelle,il revint sur ses pas, secouant la tête :

« Puisque nous sommes une paire d’amis,monsieur le comte, j’aurais tout de suite quelque chose à vousdire… Il faut saisir les occasions.

– Dites, Maurin.

– Vous permettez ?véritablement ?

– De tout mon cœur.

– Eh bien, pourquoi est-ce que vous vousprésentez aux élections qui viennent ?… C’est unebêtise !

– Je veux faire plaisir à mes amis.

– Ça vous regarde. Mais, à votre place,j’aimerais mieux me faire aimer dans le pays que m’y faire dire… cequ’on vous dira. Moi le premier, vous savez, je serai contre vous,et ça me fera de la peine.

– Je suis sûr d’un bel appoint. J’auraitout Hyères pour moi.

– Possible, mais, vous savez, vous yresterez quand même. À quoi est-ce que ça vous avancera, dites unpeu ? Et si je touche cette question, c’est bien par amitié, àcause de vos gentillesses, vu que votre candidature nous seraplutôt utile.

– Oh ! oh ! commentcela ? »

En profond politique Maurin s’expliqua. Desdeux candidats républicains qui, selon lui, avaient le plus dechances, un était douteux, tellement douteux que si le comteretirait sa candidature, les voix « réactionnaires »iraient au moins bon des deux, compromettant ainsi l’élection dumeilleur. Le comte de Siblas ne souriait plus.

« Monsieur Maurin, dit-il, vous êtes sûrde votre homme ? de celui que vous appelez le bon ?

– Sûr, répliqua Maurin qui, parlantd’après l’intègre M. Rinal, aurait donné sa tête à couper pourrépondre de M. Vérignon.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Vous devez le connaître : il afait des histoires dans les livres ; c’estVérignon. »

Il disait : « C’est Vérignon »d’un ton qui signifiait : le grand Vérignon, que toutle monde connaît en France, Vérignon enfin, l’amiVérignon !

« Ah ! dit le comte, c’est en effetun esprit vigoureux et fin, et c’est un caractère d’honnête homme.C’est un vrai savant et un désintéressé, l’espèce d’hommes la plusrare qui soit. Si vous êtes pour Vérignon, je maintiendrai macandidature à seule fin de retirer à son rival les voix qui vousfont peur. Ce qu’il nous faut, à la Chambre, puisque nos opinionsne peuvent pas y triompher, ce sont des adversaires intelligents ethonnêtes, des caractères. Votre Vérignon est de ceux-là. Vouspouvez compter que ce que je vous dis, je le ferai. »

Maurin, cette fois, regardaitM. de Siblas avec une admiration sourde, béate. Ildemeura longtemps pensif, immobile, éprouvant une émotion telle queseul M. Rinal lui avait donné la pareille.

« Eh bien, Maurin, qu’y a-t-il ? ditdoucement le comte, qui comprenait fort bien à quelle nature ilavait affaire.

– Noum dé pas Dioù, moussa louComté ! fit Maurin, sioù aqui qué mi songi qué se i’avié quédé noblé coumo vous et dé couyoun coumo ioù, ti foutrian uneFranço, voleur dé sort, numéro un ! – ce qui veutdire : « Par Héraklès, monsieur le comte, s’il n’y avaitque des nobles de votre sorte et des pauvres diables tels que moi,en vérité nous réaliserions bientôt la plus exquise des républiquesathéniennes ! »

Et le bras droit tendu, le poing fermé, lepouce vertical un peu rejeté en arrière, il exprimait du geste, àla façon provençale, les énergies fécondes de la Franceplébéienne.

Et jamais parole n’exprima si bien que songeste viril la déférence du peuple pour toutes les aristocratiesqui ont la vraie élévation, celle du cœur. Ce geste disait, du mêmecoup, son mépris pour la plate suffisance de l’égoïste bourgeoissatisfait de soi-même. Entre Caboufigue, le parvenu, etM. de Siblas, qui représentait les traditions et lapolitique de la vieille France, Maurin n’eût pas hésité, mais ilpréférait Vérignon. Et le pape ayant affirmé le droit nouveau desdémocraties, que Dieu tolère, M. de Siblas servait, sansrougir, quoique à regret, la république de Maurin des Maures,l’aristocrate d’en bas.

Jamais les gendarmes ne comprirent ce quis’était passé à bord du yacht, et pourquoi, pouvant leur livrer lebraconnier, « M. le comte » lui avait permis dehisser sa voile au vent, lequel s’était mis à souffler dularge.

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