Maurin des Maures

Chapitre 42Où l’on verra l’importance que le gouvernement de la Républiquefrançaise accorde au Roi des Maures, lequel n’en devient pas plusfier.

 

Les visites à Bormes devenant dangereuses,Maurin fit prier M. Cabissol de le rejoindre à Collobrières,où il lui rendrait compte de sa mission.

Ils s’y rencontrèrent à l’hôtellerie deM. Blanc.

« Eh bien, qu’avez-vous de nouveau,Maurin ?

– Voici : nous craignons, n’est-cepas, la candidature Poisse ?

– Oui, dit Cabissol ; c’est un fauxrépublicain qui fait le jeu des adversaires dont il aura les voix,outre une partie des nôtres, diminuant ainsi les chances deVérignon.

– C’est ce que j’avais compris, ditMaurin. Eh bien, M. de Siblas maintient sa candidaturepour retirer à Poisse cet avantage qui, au premier tour, pourraitle placer premier.

– Il la maintient ! il lamaintient ! s’écria Cabissol, qu’en savez-vous ? Et s’illa maintient, ça ne sera pas pour nous aider, croyez-le. »

Le grand seigneur populaire qui s’appelaitMaurin fut inimitable dans le ton de sa simple réponse :

« Je vous demande pardon : il feracomme j’ai dit ; j’ai sa parole ! »

Il raconta son entrevue avec le comte.

« Maurin, dit Cabissol, vous faites desmiracles. Je vous jure que si j’étais allé offrir cet arrangement àM. de Siblas, j’aurais été repoussé avec ironie.

– Qui est cetIroni ? » dit Maurin.

M. Cabissol se mit à rire.

« Comme quoi, dit-il, l’intelligence etla connaissance du vocabulaire sont deux !

– Parlez-moi français, dit simplementMaurin.

– Eh bien, votre entrevue avecM. de Siblas est une manière d’événement. Le pape aidant,vous en avez fait un rallié sincère.

– Que vient faire là-dedans lepape ?… grommela Maurin. Vous savez que je n’aime pas trop lescurés ni les ermites.

– Et que vous ont fait les curés et lesermites ?

– Ce sont des gens, dit Maurin, quipromettent une culotte à un pauvre et qui le font trembler pendantune heure avant de la lui donner ! Ils vous font payer deuxsous le commencement d’une histoire et exigent deux autres souspour vous en conter la fin !

« On ne peut naître ni mourir sans leurpayer à boire.

– Ils ne sont pas tous pareils.

– Il y a des braves gens partout, c’estentendu !

– Et, dit M. Cabissol, avez-vous vuM. Caboufigue ? »

La physionomie de Maurin s’éclaira d’un air degaieté équivoque.

« Il est assez visible ! fit-il.Gros comme il est, voui, que je l’ai vu ! Il a les joues rosescomme le dedans de ces porcs frais qu’on voit tout ouverts chez lesbouchers dans les villes, la veille de Noël, et qui sont toutenguirlandés de lauriers-sauce !

– Se présentera-t-il ? Il estdangereux ; beaucoup se tromperont sur son compte. Il a gardéde nombreux amis parmi les pauvres gens, sans faire grand-chosepour eux. Il donne des fontaines Wallace aux communes. Il al’égoïsme habile. Il nous roulera.

– Non, fit Maurin. Je te lui ai mis dansles pattes une jolie petite ficelle rouge et il est tombé sur lenez !

– Vous parlez, Maurin, comme un rébus,dit Cabissol.

– Rébus ? Encore un citoyenque je ne connais pas, répliqua Maurin. Il n’est pasd’ici ?

– Quelle ficelle avez-vous mise dans lespattes de notre sanglier couronné ? »

Inimitable en sa drôlerie, convaincu etgouailleur, Maurin prononça :

« Je te vous l’aidécoré ! »

M. Cabissol se demanda si Maurin perdaitla tête. La folie des grandeurs l’avait-elle mordu ?Prenait-il au sérieux son titre de Roi des Maures ?

« Il n’y a rien à dire là contre,poursuivit Maurin ; ce blanc a été roi des nègres. Et,décorés, tous les rois le sont.

– Le diable m’emporte si je vouscomprends. Quelle farce lui avez-vous jouée ?

– Aucune, dit Maurin ; mais j’aipensé qu’être député ça ne serait pour lui qu’une manière de sefaire honneur… et que preutêtre,alors, il aimerait mieuxla croix – qui lui donnerait moins de travail. Et– acheva-t-il simplement – je la lui ai promise.

– Parbleu ! dit Cabissol en riant àgorge déployée, si cela ne dépendait que de moi, il l’aurait, nefût-ce que pour que, en qualité de roi des Maures, vous ayez décoréquelqu’un, Maurin ! Nous en parlerons au préfet, mais jecrains bien que votre recommandation ne suffise pas.

– Vous croyez ? dit Maurin. Quandest-ce que ça se donne, les croix ? Il y a une saison, on m’aconté, où ça pousse comme la sorbe au sorbier.

– Mais, confirma Cabissol, nous voici enjanvier. Les journaux annoncent les promotions pour cette fin demois. C’est juste le temps de cette récolte.

– Voulez-vous, demanda Maurin, me faireun mot de billettepour une dame ?

– À vos ordres. Et pour qui, maîtreMaurin ? Et que faut-il dire ? Dictez. »

M. Cabissol appela l’aubergiste Blanc,qui, sur sa demande, apporta plume et encre, et Maurin dicta lesens d’une billette dont M Cabissol rédigea les phrases àson idée. La lettre suivante fut le résultat de cettecollaboration :

À madame***… en son hôtel,Champs-Élysées.

N°… à Paris.

« Madame,

« Dans la très haute situation que vousoccupez aujourd’hui, peut-être voudrez-vous bien vous rappeler avecindulgence un petit pêcheur de Provence pour qui vous avez eu desbontés lorsque, il y a déjà bien longtemps, il vous servait demodèle sur les plages de Saint-Tropez, et qui vous demandeaujourd’hui, très humblement, une grâce ; non pas pour lui,mais pour un de ses compatriotes que M. le préfet, je le sais,recommandera de son côté au gouvernement… Je n’ose pas espérer quevous vous souviendrez de moi, mais je ne veux pas croire que vousayez oublié le mousse de Saint-Tropez dont vous avez fait leportrait lorsqu’il avait seize ans et que vous habitiez lavilla des Mussugues.

« Lui, il n’a pas oublié… Il estaujourd’hui un très humble mais très dévoué serviteur de laRépublique.

« La faveur qu’il vous demande serviranotre cause, comme d’autres l’expliqueront à M. votre mari,mais j’ai pensé que peut-être la voix du petit pêcheur deSaint-Tropez aurait, par votre intermédiaire, quelque influence surcette affaire, et j’ai spontanément demandé à un ami avocat detenir la plume à ma place. La note ci-jointe expliquera à vous,madame, et à qui de droit l’affaire dont il s’agit.

Veuillez agréer l’hommage le plus respectueuxde votre humble serviteur. »

« Maurin dit Maurin des Maures.

« Mon adresse : chez M. Rinal, médecinprincipal

de la Marine en retraite, Bormes (Var). »

Quand M. Cabissol à qui, bien entendu,Maurin des Maures ne donna sur ses relations avec la dame que lesrenseignements les moins confidentiels, lui eut relu à haute voixcette lettre à deux reprises :

« Noum dé pas Dioù ! dit Maurin, jeparle comme un livre ! Là, voui, que je parle bien ! Sielle ne répond pas comme nous le désirons, c’est qu’elle n’a riendans la poitrine ! Mais elle répondra. Si vous saviez, elleétait si gentillette ! Elle dessinait comme un ange !Elle me mettait dans tous ses tableaux. Une fois, elle m’a habilléen saint Jean dans le désert avec une peau de chèvre sur mon dostout nu…

– Tranchons le mot, dit M. Cabissolen riant : vous l’aimiez !

– Oh ! dit Maurin évasivement, moi,vous savez, depuis mon enfance, je les ai toujours aiméestoutes ! Je la regardais comme une Sainte Vierge dans unoratoire. Je la menais en barque. C’était un beau temps… Maispassez-moi la plume. Je vais lui mettre un peu designature. »

Il prit la plume gauchement :

« C’est moins lourd qu’un calibredouze ! » dit-il et il signa maladroitement :« Maurin des Maures. »

Huit jours plus tard les promotions de janvierparaissaient à l’Officiel, par ordre alphabétique.

… Chevaliers de la Légion d’honneur :

« Alexandre-Marius-Attila-CésarCaboufigue, armateur et exportateur, servicesexceptionnels… »

« Sacrebleu ! dit en riant le préfetà Cabissol, si j’avais su que ça n’était pas une plaisanterie,j’aurais préféré sérieusement employer pour moi-même le crédit deMaurin ; je serais officier ! »

Quant à Maurin, il se ditsimplement :

« Je l’aurais parié, mais ça ne me flatteguère, pourquoi je devine qu’elle a eu peur que je parle trop, lapetite coquinette ! Et ça m’offense ! »

Et quand M. Cabissol lui fit remarquerles mots « services exceptionnels » :

« Je le crois bien, dit-il, tout le monden’élève pas des crocodiles ! »

Il s’en alla, l’Officiel à la main,annoncer la nouvelle énorme à Caboufigue. Cabissol, toujourscurieux, avait demandé à être de la partie. Ils frétèrent uneembarcation au Lavandou, et en route pour Porquerolles !

« Tu m’as promis, dit Maurin àCaboufigue, de renoncer à toute candidature si tu étaisdécoré ?

– C’est entendu, confirma Caboufigue.

– Monsieur est venu pour témoin, ditMaurin, et tu vas nous écrire une lettre qui t’engage un peu commeil faut, à ne pas être candidat à la députation. »

Cabissol sortit de sa poche la lettre quiétait toute préparée.

« Mais qui me garantira ?

– Notre parole. Signe ! »

Caboufigue, effaré, décontenancé, signa.

« Alors, voici, dit Maurin, la chose queje t’ai promise. »

Et tirant de sa poche un ruban rouge dont ils’était muni, il l’attacha gravement à la boutonnière deCaboufigue.

« Je comprends la plaisanterie, ditCaboufigue, mais si jamais la chose devient véritable, il ne serapas nécessaire d’en apporter une. J’en ai acheté deux douzaines. Onne sait jamais ce qui peut arriver.

– Quand je te dis que tu l’es !Regarde ! »

Il lui tendit l’Officiel.

Caboufigue prit le journal d’une maintremblante et ne parvint que péniblement à le lire. Étonné,congestionné, il sonna ses gens et se fit faire du tilleul.

En Provence, toutes les émotions les plusdiverses n’ont qu’un même cri : « Vite ! dutilleul ! » Si le feu prend à la maison, avant même dedemander l’eau pour l’éteindre, les commères s’écrient :« Vite, vite, du tilleul ! qu’il y a lefeu ! »

Caboufigue, après avoir demandé du tilleul,songea à appeler sa femme : « Mélia !Mélia ! » Il perdait la tête.

« On a beau ne pas le mériter, prononçaMaurin, ça fait toujours plaisir ! »

Enfin, oubliant grâce à quelle humbleinfluence il obtenait cette distinction inouïe, convaincu de sesmérites, ému par la grandeur cachée du symbole, Caboufigue parla ences termes, d’une voix tremblante, quand toute sa maison futrassemblée devant lui :

« Certainement… la République s’honore…en couvrant de cette distinction purement honorifique… un homme quin’a jamais rien demandé à personne… que l’honneur… que l’honneur…de contribuer pour sa part à la prospérité de son pays, par lecommerce des blés et l’exploitation des alligators, comme aussi parle don gratuit et généreux que j’ai fait à diverses communes destatues et de fontaines, dans une région où l’art et l’eau potablesont, comme on le sait, assez rares… »

Maurin l’interrompit :

« Ne te fatigue pas !… Vive laRépublique ! »

Et à l’oreille de Cabissol :

« Ça le réhabilite ! »

Caboufigue demanda à revoir sa lettre dedésistement à la candidature de député… Il la relut avecdouleur…

Mais les engagements ne sont pas éternels… Iln’avait pas promis pour la législature suivante… Et, tout gonflé demille émotions diverses, il se prit tout à coup à pleurer de vraieslarmes.

« Si ça te fait tant de peine que ça,affirma Maurin, tu sais, ça peut se rendre. D’abord, tu n’as qu’àavouer toutes tes vérités et tu te redéshonores. Si tu veux qu’onte la reprenne, tu n’as qu’à dire comment tu l’asobtenue. »

Mais Caboufigue n’entendait plus rien. Il secroyait roi de France et il l’était bien un peu.

Maurin revint avec Cabissol sur le continent,où pullulent les gendarmes.

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