Maurin des Maures

Chapitre 45– Et de quoi riez-vous ainsi, Rosette, belle fille ?

 

Grondard, un peu ému par l’extraordinaireharangue de Maurin, se demandait quel avantage en effet, il allaitbien retirer de l’arrestation de son ennemi. Et déjà il regrettaitun peu d’avoir mis les gendarmes dans ses affaires.

La Besti était de ces intelligencesd’impulsifs bornés qui ne voient jamais qu’un objet à la fois,celui qui fait leur convoitise et sur lequel aussitôt ils seprécipitent.

De celui-là on les détourne au moyen d’unautre, aussi souvent que l’on veut, comme l’espada faitvolter le taureau en lui présentant la cape. Grondard voyait trèsbien maintenant qu’il n’y avait rien de bon pour lui dans cettearrestation de Maurin, sottement favorisée. Sa sœur et lui seraienthués dans les rues de la ville où aurait lieu le jugement ;toutes leurs vilaines histoires seraient racontées l’une aprèsl’autre par tous ceux qui, effrayés jusque-là, s’étaient tuslâchement. Le meurtre de son père serait approuvé. Vraiment,pensait Grondard, il eût mieux valu faire ses affaires soi-même ettrouver une occasion de se venger au coin d’un bois, avec un boncoup de matraque. Si, à cette heure, M. le Juge eût interrogéGrondard sur la valeur des soupçons qu’il avait élevés contreMaurin, Grondard eût déclaré qu’il ne soupçonnait pluspersonne.

Pensant à ces choses, il rencontra Toniadevant la maison forestière et lui annonça que Maurin étaitarrêté.

« Quel malheur ! » dit lafille.

Et ne pouvant s’empêcher de pleurer, ellerentra vivement chez elle.

« Tiens ! Tiens ! songeaGrondard, en s’éloignant, aussi rêveur qu’une brute peut l’être.Tiens ! Tiens ! un secret est une chose dont on peuttirer profit… »

Tonia, étant seule à la maison, tout envaquant aux choses de son ménage, pleurait comme une Madeleine. Deslarmes, grosses comme des olives, glissaient sur ses joues couleurde pêches dures ; et quand son père entra tout en un coup,elle ne put les lui cacher.

« Tu pleures ? Qu’ya-t-il ? » fit Orsini, plutôt sévère.

Elle ne répondit rien.

« Que t’est-il arrivé ?parle ! »

Même silence.

« T’es-tu piquée oubrûlée ? »

Un garde forestier entra.

« Brigadier, dit-il, je viens vous direune chose qu’on raconte et qui est sûre. Le braconnier Maurin desMaures, arrêté par Alessandri, a été vu à La Verne par une petitepastresse qui le connaît très bien. Il étaitenchaîné !

– Ah ! dit Orsini.

– Il va sans doute passer par la cantineoù les gendarmes avaient laissé leurs chevaux. »

Le garde forestier s’était retiré. Orsiniregarda fixement sa fille :

« C’est donc pour ça que tupleures ? » dit-il.

Alors, elle poussa un sanglot éperdu, unsanglot d’enfant qui étouffe. Même les petites filles corsoisesbien qu’elles aient du courage aux heures où il faut en avoir,pleurent ainsi devant le malheur et l’amour, – quand il n’y a plusrien à faire contre la destinée mauvaise.

Orsini, s’asseyant, frappa du poing sur latable.

« Madona ! dit-il en manière dejuron écourté, je ne te parlais plus jamais de lui, depuis tonpèlerinage, et tu ne m’en parlais pas non plus. Je croyais que celavalait mieux et que tes idées sur lui s’en iraient peu à peu ainsi,en silence, comme la fumée d’un vieux feu qui se consume etfroidit. Mais non ! et voilà comme tu pleures aujourd’hui,pour ce bandit ! J’irai donc le trouver, s’il faut… et luidirai de prendre garde à lui !

– Et, gémit violemment Tonia à traversses pleurs, comment pourrez-vous empêcher, mon père, qu’il soit enprison, et que, moi, je l’aime ? »

La plus grande douleur ne désarme pas unefemme de sa ruse d’amour. La maligne Tonia profitait de son chagrinmême, se sachant passionnément aimée de son père, pour lui glisserson plein aveu, une bonne fois, – sûre, à cause de ses larmes,de n’être pas battue ni tuée !

« Ah ! bougre de nom de sort !cria Orsini, qui adoptait parfois les jurons de Provence. Ça c’estpire ! ça, je n’y comptais pas, par exemple ! »

Et frappé d’une idée et d’une terreur subites,il se leva, courut à sa fille, qui maintenant s’occupait de sonlinge à mettre en ordre, et, la prenant par les épaules, il laretourna brusquement pour la regarder au visage. Alors elle euthonte d’elle, et se voila la face de ses deux bras qu’il écartaaussitôt à deux mains, de toutes ses forces. Et d’une voix lente etcalme, mais où l’on sentait d’autant mieux une faroucherésolution :

« Il n’y a rien de plus ?interrogea-t-il, il n’y a pas de malheur, dis ?… Sij’apprenais autre chose, misère de moi ! je ne répondrais plusde rien ! Une fille c’est terrible, quand ça veut !… Maisréponds-moi donc, Tonia ! Tonia ! Tonia ! Dis-mois’il faut que je te tue ? dis-le-moi ! Pourquoipleurerais-tu tant, s’il n’y avait rien d’autre qu’un braconnierarrêté ? Pourquoi pleurerais-tu tant, à l’heure où la prisonva faire ce que tu demandais à la Dame des anges, c’est-à-dire teséparer de lui, et éloigner ton esprit d’un homme assez mauvaispour être livré aux juges ? Qui te dit que cela même n’est pasle miracle que tu as demandé ? car c’est miracle d’être enfinparvenu à mettre la main sur ce gibier, et Sandri pour toi a gagnéaujourd’hui ses galons de brigadier ! »

À mesure que parlait son père, elle sentittout le péril où elle s’était mise en laissant voir toute sadouleur. Elle essuya doucement ses larmes, faisant, au-dedansd’elle-même, un grand effort pour demeurer tranquille ; puis,calmée en apparence :

« Mon père, dit-elle, je ne vous ai plusparlé de lui parce que je me croyais guérie de ma peine ; jen’y pensais plus autant, mais c’est bien vrai que, de nouveau, j’ypense toujours ; bien vrai que si ce Maurin était à la placede Sandri, je serais heureuse sans nul regret, bien vrai aussi queje suis toujours reconnaissante du service qu’il m’a rendu, et quece m’est un crève-cœur de savoir un tel homme en prison et qu’onl’y traîne les mains liées. Et quand je songe qu’ils vont passerpar ici tout à l’heure… avec lui ! »

Elle regarda à travers les vitres et poussa uncri :

« Les voilà ! »

Elle se recula vivement, pour ne pas voirMaurin qu’elle supposait avec les gendarmes dont elle venaitd’entrevoir l’uniforme à travers les pins…

Sandri pensait bien reprendre ses chevaux oùil les avait laissés, à la cantine du Don, sans entrer chez Orsini,pour n’avoir pas à confesser la ridicule aventure qui venait de luiarriver, mais il comptait sans son futur beau-père qui luicria :

« Sandri !… Ce n’est donc pas vrai,ce qu’on raconte, ou bien avez-vous confié à ceux de Collobrièresl’honneur de conduire l’homme où il faut ?… Arrive et entre unpeu, qu’on boive un coup en parlant de cetteaffaire ! »

Force fut à Sandri d’accepterl’invitation.

« Bonjour, Tonia ! fit-il… vous avezles yeux bien rouges ?

– C’est que je viens, dit-elle, de hacherdes oignons.

– Et ton prisonnier, Sandri ? »interrogea Orsini.

Sandri se tut, hésitant.

« Le bougre nous a échappé », avoual’autre gendarme nettement.

Tonia regarda Sandri. Il était pâle à fairepeine et se mordait la moustache. Elle eut beaucoup de mal pours’empêcher de rire. Elle ne dit rien et apporta sur la table desverres pour tout le monde, les bouteilles qu’il fallait, puis semit à soulever et à reposer cent fois les couvercles de sesmarmites et les pots à épices alignés par rang de taille sur lahaute cheminée.

« Échappé ! disait Orsini en versantà boire. Pas possible ! comment as-tu fait ton compte ?Quand on tient un pareil oiseau, on s’y prend de manière, enl’attachant, qu’il s’étrangle plutôt avec la corde, que de pouvoirs’en tirer !

– Que voulez-vous ? il est rusécomme le plus rusé des renards. Il nous a enjôlés. »

Il fallut bien conter l’aventure par ledétail.

« Vous comprenez, Orsini, expliquaitSandri avec un visible désir de s’excuser, nous avions faim,beaucoup… Et la faim est une chose qui trouble les idées. Nous nepensions plus guère qu’à manger. En tout autre moment nous aurionseu à coup sûr plus d’esprit et de malice. Et puis, ce bougre-là, jevous dis, nous avait endormis, par sa manière d’agir. Il semblaitdésirer en finir avec toutes les menaces qu’on lui fait ; ildemandait lui-même les juges pour être jugé, condamné ou pardonné,mais de toute façon débarrassé. C’est ce que je croyais du moins,tant il avait bien su nous le faire croire, oh ! si bien que,tout en mangeant, j’en parlais à mon camarade ici présent, lequelpartageait ma façon de voir, comme il vous le certifieralui-même. »

Le collègue de Sandri inclina le menton ensigne d’adhésion pour le relever en le faisant suivre de sonverre.

« Le diable était donc enfermé dans cettecellule : et par la fenêtre (nous avions bien regardé) iln’était pas possible d’atteindre avec la main les branches dulierre. Cela du moins nous avait semblé ainsi… Celles quiarrivaient près de la fenêtre n’étaient pas plus grosses que destuyaux de plumes de pigeons… Son carnier, nous avions pensé à levisiter… mais trop tard sans doute.

– Il avait contenu un lapin rôti, ditl’autre gendarme, maudit lapin qui fleurait bon et qui nous a faitoublier tout le reste !

– L’homme, reprit Sandri, ne faisaitaucun bruit… Nous aurions pu aller le voir plus souvent, c’estvrai, nous aurions pu appeler de temps en temps, – mais toutel’affaire n’a pas duré plus d’un quart d’heure ! »

Tonia écoutait de toutes ses oreilles.

« Nous aurions pu faire, ditmélancoliquement l’autre gendarme, tout ce que nous n’avons pasfait… Quel lapin ! »

Orsini crut que le gendarme parlait deMaurin :

« Il faut qu’il vous ait ensorcelé pourque vous fassiez encore son éloge !

– Je l’avoue. Il était cuit et doré àpoint, avec un bon goût de farigoule à se pourlécher lesdoigts.

– Ah ! bon, ce n’est donc pas ceMaurin que vous flattez de cette manière ?

– C’est ce lapin dont nous avons déjeuné…quoique ce soit lui, après tout, la cause de tout le mal. Sans lui,Maurin vous rendrait visite à cette heure en même temps que nous.Car réfléchissez, Sandri, que ce lapin, c’est Maurin qui nousl’avait donné, le vin aussi et tout le reste ; et ce fut, jepense, pour nous endormir dans les plaisirs du manger et du boire.Comment se méfier d’un homme qui si bien vous nourrit quand vouscrevez de faim ?

– C’est justement de quoi il fallait seméfier ! » dit Orsini.

Tonia écoutait toujours avec la plus grandeattention, et elle souriait en silence.

« Nous l’avons reconnu trop tard, »confessa Sandri piteusement.

« Et lorsque à la fin l’idée nous prit del’appeler pour voir s’il y était encore, – car, bien quel’évasion nous parût chose impossible, nous appelâmes le prisonnier(mais trop tard) pour être en règle avec la prudence, – rienne répondit. Je voulus me lever pour aller voir : « Non,dit mon camarade, il s’amuse à ne pas nous répondre ou bien ils’est endormi… Nous voyons d’ici la porte qui n’est pas à trentepas et comment veux-tu que par la fenêtre il s’envole ? Ilfaudrait être pour ça l’âne de Gonfaron lui-même ! »Cette plaisanterie nous fit rire, nous rappelant le tour, drôletout de même, que joua Maurin aux Gonfaronnais… Cependant quelquesminutes après : « Je vais voir, dis-je : si lebougre s’est tué ? on ne sait pas. » Nous débarricadonsla porte. Rien qu’une bouteille vide et une pierre pas très grosseentortillée plusieurs fois d’une grosse ficelle et attachée au boutd’un bâton qui était droit contre le mur. Nous regardons par lafenêtre : quatre mètres de corde reliaient ce contrepoids auxbranches d’un chêne qui est là-dessous… L’oiseau s’étaitenvolé ! Car pour glisser sur ce fil il faut des pattes depicatéoù et des ailes, non pas des pieds et des mains. Alors, nousnous regardâmes, mon collègue et moi, je dois le dire, d’un airplutôt bête que fier et content, et nous regrettâmes ensembled’avoir accepté son lapin qui, en effet, est cause que si sottementnous avons mal exécuté notre surveillance. »

À ces mots, n’y tenant plus, Tonia quijusque-là avait pu cacher sa joie, Tonia, ravie et énervée, se mità rire, comme une folle, à rire, à rire autant qu’elle avaitpleuré, à rire sans pouvoir s’arrêter.

Sandri se leva, lui jeta un regard féroce etprononça :

« Je comprends maintenant pourquoi tuavais les yeux rouges, Tonia quand je suis entré. Ta gaieté demaintenant m’explique trop bien ta tristesse de tout àl’heure… »

Et masquant son dépit de gendarme sous sajalousie et sa colère d’amoureux, il cria violemment :

« Il faudra que cela change, Tonia !je te préviens que si je m’aperçois de la moindre chose dansl’avenir, je cesserai de te voir et de t’aimer. Un mari, tu enchercheras un autre.

– Je ris, dit-elle redevenant sérieuse,je ris, comme c’est mon droit, de ce qui est risible…

– En effet, dit l’autre gendarme ;cette jolie fille, Sandri, a vraiment le droit de rire de notrebêtise.

– Toi, tais-toi ! » criaSandri.

Avec beaucoup de dignité, trouvant que safille en ce moment n’avait pas tous les torts, Orsini prit laparole :

« Tu feras comme tu jugeras bon, Sandri,mais j’aime mieux, au bout du compte, voir rire ma fille que lavoir pleurer. C’est une honnête fille, ne l’oublie pas. Quant à lamenacer de rompre nos engagements, tu es libre. Il faudrait n’êtreguère fier pour ne pas te le dire en ce moment et ne pas te lerépéter, après ce que tu viens de dire toi-même ! Du reste, situ fais souvent des beaux coups comme celui d’aujourd’hui, tesgalons de brigadier ne te tomberont pas du ciel… ce serait miracle…Et dans ces cas, comme tu le sais bien, pas n’est besoin dechercher sujet à rupture puisque le marché de lui-même sera rompude notre côté ! »

Alessandri suffoquait.

« Au revoir ! fit-il. On recauseraun autre jour. Pour aujourd’hui, c’est assez ! Le chasseur estexcusable d’avoir de l’humeur quand il voit le lièvre qu’il croyaittué, sortir de sa gibecière pour gambader dans la plaine. Il nevous est pas facile d’être bien aimable quand de votre mésaventure,qui devrait vous faire plaindre, votre future rit à votre nez commed’un bonheur qui lui arrive !… Au revoir ; on verra lasuite ! »

Il sortit, suivi de son acolyte, tandisQu’orsini haussait les épaules et rallumait sa vieille pipe.

« Mon père, dit Tonia, je vous remercie,vous êtes bon de m’avoir défendue.

– Je n’ai que toi, Tonia », ditsimplement Orsini… Et il ajouta avec un dédain dont il ne sentaitpas le comique :

« Après tout, est-ce que je le connais,moi, ce gendarme ? Ils nous ennuient, à la fin, ces beauxsoldats qui font les vantards et qui nous prennent tout d’un coupnos filles, quand nous les avons faites grandes etbelles ! »

La jolie et rusée fillette alla à son père,et, câlinement, l’embrassa.

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