Don Juan

Don Juan

de Michel Zévaco

Chapitre 1LA VOIX

Ce fut le soir du 19 novembre 1539 que ceci arriva, ce fut vers l’heure où l’obscurité rampe et s’amasse autour des choses. Qu’on imagine ce sauvage recoin de la rive espagnole de la Bidassoa et ce vaste silence au fond duquel s’égrenèrent les dernières notes du pipeau d’un chevrier en retraite vers son aire.Parmi ces genêts immobiles, qu’on évoque le groupe impressionnant de ces vingt seigneurs rigides dans leurs armures ; et, tout seul au bord du fleuve, fixant par delà la frontière un avide regard d’interrogation, ce cavalier vêtu de velours noir comme nous le montrent les portraits du temps, la poitrine chaînée par les insignes de la Toison d’Or.

Dans les ténèbres qui descendaient des Pyrénées, il semblait de bronze.

Mais, sur l’écran de la nuit, en saisissant relief, se dessinait sa face pâle qu’encadrait une barbe courte et touffue, une face au sourire glacial figé sur des lèvres sans pitié, la face volontaire et obstinée, la face indéchiffrable de l’empereur Charles-Quint !

Il jeta une brève question au passeur du bacinvisible dans les buées de l’autre rive. Et comme on lui répondaitnégativement, il eut un furieux geste, et son tourment lui monta àla gorge en rudes paroles métalliques :

– Donc, ce soir, messieurs, nous neverrons pas le Commandeur Ulloa. Huit jours ! huit mortelsjours que j’attends la réponse du roi François ! Et cependantles Flandres s’organisent, les Flandres vont nous échapper, lesFlandres m’échappent – mais je veux, par l’enfer…

Il se courba soudain : la cloche grêled’un monastère, au loin, tintait l’angélus – et ilmurmura :

– Ave Maria, gratia plena…Oh ! gronda-t-il en se redressant, pouvoir m’élancer et tombersur ces imposteurs, qui parlent de liberté ; leur rentrer leurblasphème dans la gorge ; fondre au feu du bûcher la mauditeRoelandt (le fameux tocsin de Gand) qui les affole, et transformeren lac de sang leur terre de révolte depuis Gand jusqu’àLiège ! Oui, mais il faut arriver à temps. Il faut queFrançois me laisse traverser la France ! Ulloa, Ulloa, quevas-tu m’apporter ?

Charles-Quint frémissant et songeur,contemplait le fleuve muet. Quelques minutes encore, il attendit.Puis, tournant bride :

– À nos logis, messieurs. Ce soir encore,le Commandeur ne reviendra pas !

– Ho, ho, là-bas ! envoya à cemoment le passeur. Holà, ho !

Tous tressaillirent et, de nouveau face aufleuve, entendirent un galop qui, l’instant d’après, s’arrêta netau bord de la Bidassoa ; aussitôt, du fond des brumes, surgitle large bac que le passeur manœuvrait à la corde.

Sur le plateau d’avant, monté sur un solidecheval, son athlétique stature, silhouettée de rouge par la lumièred’une torche, apparut un homme à barbe blanche, majestueuxd’attitude, redoutable d’aspect comme les chevaliers de ces âges defer : don Sanche d’Ulloa, Commandeur (Gouverneur) de Sévilleet d’Andalousie, ambassadeur secret de Charles-Quint auprès deFrançois Ier.

L’ardente anxiété de l’empereur se fit jour etjaillit :

– Un mot, Ulloa, un seul : est-cenon ?

– C’est oui, sire !

Instantanément, tout signe d’agitationdisparut en Charles-Quint.

– Soyez le bienvenu, mon bravemessager ! dit-il simplement.

Mais sans doute en ces quelques paroles passale souffle de la vengeance, car un frisson menaçant secoual’escorte, entrechoqua les armures d’acier, et une frénétiqueclameur monta dans la nuit :

– Mort aux bourgeois deFlandre !

Le commandeur prit terre.

Alors, on eût pu voir qu’il était livide etqu’un tremblement convulsif l’agitait. Sûrement, la peur écrasaitce guerrier qui, en dix batailles rangées, autant d’escarmouches etd’assauts, sans compter les duels, avait tranquillement regardé lamort en face. Vers le ciel, vers un point précis du ciel, il levaitdes yeux hagards.

– J’attends ! dit l’empereur.

D’un violent effort, Ulloa reprit sonsang-froid, et s’inclinant avec ce hautain respect des grandsd’Espagne :

– Sire, la route est libre. Avec tellesuite qui vous conviendra, vous pouvez entrer en France, et SaMajesté le roi de ce royaume vous prépare d’inoubliablesréceptions. Pour atteindre la Flandre, sire, vous allez passer parla voie triomphale.

– Ah ! fit l’empereur. C’est un bonfrère que mon frère François !

– Honneur au roi de France !souligna l’escorte, pareille au chœur antique.

– Ce n’est pas tout. Pour ôter à VotreMajesté toute arrière-pensée d’inquiétude, le roi a envoyé àBayonne le connétable de Montmorency avec le dauphin Henri et lejeune duc d’Orléans ; en même temps que vous toucherez le solde France, les deux fils du roi entreront en Espagne pour y êtreotages jusqu’à ce que vous ayez atteint une des villes del’empire.

– Louée soit Notre-Dame ! ditl’empereur. Ulloa, merci ! Demain, messieurs, nous franchironsla Bidassoa pour courir d’une traite à Bayonne. Mais je ne veux pasd’otages. Les deux princes resteront parmi nous et seront noscompagnons de voyage ; je ne me laisserai pas vaincre enmagnanimité. Quant à vous, Ulloa, vous avez réussi au delà de monespoir… Eh bien, qu’avez-vous donc, Commandeur ?

Ulloa sursauta, comme ramené d’un rêvelointain.

Il essuya la sueur froide qui ruisselait à sestempes.

Mais, se remettant promptement :

– Sire, dit-il, si j’ai pu mener à bonnefin l’ambassade dont vous m’aviez honoré, c’est grâce à un brave etloyal gentilhomme français qui a eu le courage de faire entendre àla Cour de France la voix de la justice…

– Venant de vous, c’est là le plus beaudes éloges. Qui est cet homme de cœur ?

– Homme de cœur : vous l’avezdit !… Il se nomme le comte Amauri de Loraydan.

– Ah ! Le nom ne m’est pas inconnu.Les Loraydan, sur tous les champs de bataille, nous ont été derudes adversaires. Il y a eu un Loraydan tué à Pavie, je crois.Mais plusieurs des nôtres, d’abord, succombèrent sous ses coups.Race fière, mais pauvre.

– Celui dont je vous parle est le fils deLoraydan de Pavie. J’ignore s’il est riche autrement qu’envaillance. Mais, malgré sa jeunesse, c’est un des conseillers lesplus écoutés du roi François. En bonne part, c’est à lui que vousdevez de pouvoir entrer en France sans conditions. Au Louvre, il aété mon plus ferme, je devrais dire mon seul soutien. Lorsque j’aiquitté Paris avec M. de Montmorency et les princes, il avoulu m’accompagner jusqu’à Angoulême, agissant encore sur leconnétable, comme il avait agi sur le roi…

– Amauri de Loraydan. Bien. Je mesouviendrai. S’il ne tient qu’à moi, sa fortune est faite. Car, nonseulement, je parlerai de lui au roi de France dans les termes quiconviennent, mais moi-même je saurai lui faire accepter les preuvesde ma reconnaissance.

– L’empereur me comble d’aise, ditvivement Ulloa. L’attitude de ce gentilhomme a été si franche, sonrespect si touchant pour ma vieillesse, et son amitié si prompte,si cordiale, que, je l’avoue, je me suis pris pour lui d’uneprofonde affection. La faveur que vous voulez bien me témoigner,sire, je serai heureux de la voir se reporter entière sur Amauri deLoraydan – et je me trouverai largement payé.

– Je ne l’entends pas ainsi, ditgravement Charles-Quint. Le service que vous venez de rendre àl’empire est de ceux qui veulent qu’éclatante et publique soit larécompense. Or… est-ce que vous n’avez pas deux enfants ?…

– Deux filles, Majesté : ma raisonde vivre encore depuis que la marquise d’Ulloa est allée reprendresa place parmi les anges de Dieu.

– Oui… je sais combien elle vous futchère et je sais combien vous aimez les deux filles qu’elle vous alaissées. Mais, dites-moi, elles sont en âge d’être pourvues, jecrois ?… Et belles, m’assure-t-on ?

Le commandeur parut alors tout à fait oubliercette terreur qui l’avait opprimé.

Un sourire de fierté paternelle illumina sestraits.

– Reyna-Christa, dit-il, a vingt ans,Léonor en a dix-huit. Et quant à leur beauté, sire, à Séville, onles appelle les deux roses du jardin d’Andalousie…

– C’est bien, fit l’empereur avec unesorte d’attendrissement. Trouvez-leur des maris dignes d’elles.Mais aux filles de celui qui vient de mener à bien une tellemission, de gagner une telle bataille, messieurs, à de tellesfilles, dis-je, il faut une dot princière : ne vous eninquiétez pas, Ulloa, ce sera à l’État d’y pourvoir.

Il y eut dans l’escorte un murmured’admiration.

Ulloa se courba, le cœur ému et joyeux :Commandeur d’une opulente province. Il était resté pauvre à lasource de la fortune – pauvreté relative, d’ailleurs, qui, si elleavait pu jusqu’alors rendre assez difficile l’établissement de sesfilles, ne l’empêchait pas, du moins, de paraître avec honneur dansles fonctions de sa charge.

– Sire, dit-il, votre impérialemunificence me soulage du plus cruel souci de mes vieux ans, etc’est de toute mon âme paternelle que je remercie votre généreuseMajesté. Quant à des maris… pour Reyna-Christa, mon choix étaitdéjà fait, sauf l’agrément de ma fille. Pour Léonor, sire, sil’empereur n’y voit pas d’obstacle…

– Eh bien ?… Parlez sanscrainte…

– Eh bien ! sire, j’ai songé enrevenant, le long de la route… j’ai songé que cet accompligentilhomme dont je vous ai parlé… oui, j’ai entrevu que,peut-être, Amauri de Loraydan… mais c’est un Français !…

– Au contraire ! dit Charles-Quintd’un accent chaleureux. Je serai satisfait de voir des unions entreEspagnols et Français ! Votre pensée m’est agréable,Ulloa : elle est politique, elle sert mes desseins, et si vouscroyez que Loraydan convienne à votre fille Léonor…

– Ah ! sire, j’en ai le fermepressentiment, le bonheur de ma fille est là !

– Je me charge de faire ce mariage,Ulloa ! Vous avez ma parole : votre Léonor, dotée parmoi, épousera Amauri de Loraydan. Et, quant à l’avenir de ce dignegentilhomme, je m’en charge.

– Je suis vieux, sire… S’il m’arrivaitmalheur…

– C’est dès notre arrivée à Paris quej’arrangerai tout cela, rassurez-vous. Et même, si le ciel, d’icilà, vous enlevait à notre affection, soyez encore rassuré :plus que jamais, je me croirais obligé de tenir ma parole en ce quiconcerne le mariage de votre chère Léonor avec le sire de Loraydan.Et maintenant, en route, ajouta joyeusement l’empereur.

Mais, dans le même moment, Ulloa, vers leciel, vers ce même point précis du ciel, leva un regard qui étaiteffrayant de son propre effroi, un regard qu’emplissait le faroucheeffarement du mystère.

– Sire !… messieurs !…écoutez !… bégaya-t-il de cette voix bizarre, sèche etsaccadée qu’on a dans les rêves de fièvre.

– Ulloa ! Ulloa ! Quel vertigevous saisit ? s’exclama Charles-Quint.

– La peur, sire ! Je saisaujourd’hui ce qu’on appelle la peur ! La peur est surmoi !

Le Commandeur écoutait, ou semblait écouter…mais quoi ? Le silence qui pesait sur la côte s’était faitplus lourd… Qu’est-ce que don Sanche d’Ulloa pouvait bien écouterdans ce silence où il n’y avait rien… rien que le battement d’ailesde deux vautours dont l’envol presque aussitôt se perdit dansl’espace ?

– Fini ! dit-il tout à coup dans unsoupir. C’est fini… La voix… la voix morte… la voix s’esttue !

Tous, avec une surprise attristée,considéraient Ulloa, et la même pensée leur venait. L’un de cesgentilshommes, furtivement, se toucha le front.

– Non, ce n’est pas de la démence !dit le Commandeur avec une dignité solennelle. Que cet appel vousait échappé, nobles seigneurs, voilà qui dépasse monimagination ; mais moi, je jure que j’ai entendu !

– Vaine illusion de votre esprit fatigué,mon brave Ulloa.

– Réalité, sire ! Réalité d’autantplus indéniable que là, à l’instant même, j’ai reconnu la voix quim’appelle. Ah ! comprenez-moi ! Je suis appelé, je disbien appelé !… Appelé par quelqu’un qui implore mon aide… etje sais qui m’appelle !

– Eh bien ! qui est-ce ?murmura Charles-Quint, emporté par une curiosité dont il n’étaitplus maître.

– Ma fille aînée, sire !… C’estReyna-Christa qui crie au secours !

– Mais, mais !… De par les saints,vos enfants sont à Séville, à deux cents bonnes lieuesd’ici !

– Je sais que cela peut paraîtreinconcevable. Mais cela est !

Lentement, don Sanche d’Ulloa se signa. Lesseigneurs de l’escorte se regardaient frappés d’étonnement. Tout setaisait sur la terre et dans l’air. Le mystère planait.

L’empereur s’arracha à cette dangereuserêverie qui se saisit des hommes les plus forts, lorsque, par uninsigne hasard, ils en viennent à côtoyer un instant les gouffresde l’inconnaissable.

– N’y pensons plus, dit-il. Un homme telque vous, Ulloa, doit repousser avec mépris ces songes creux que,demain, le grand soleil aura dissipés comme les fumées de cefleuve. Je veux vous avoir près de moi pendant toute la traverséede la France, et prétends vous faire oublier…

D’un geste impulsif, Ulloa interrompitl’empereur.

– Sire, dit-il, je suis appelé. Il y a unmalheur sur ma maison. Sans perdre une minute, je dois retourner àSéville. Daigne donc Votre Majesté m’accorder mon congé !

Charles-Quint fronça le sourcil. La présence àses côtés du Commandeur, à qui le connétable de Montmorency et leroi François témoignaient une franche amitié, c’était sasauvegarde !

– Votre congé ! dit-il durement.Quand vous savez combien j’ai besoin de vous !

– Sire, par grâce et merci, laissez-moialler au secours de mon enfant !

– Eh quoi ! Pour une tellechimère ! En un pareil moment !… Reprenez votre bon sens,commandeur !

– Sire, je dois partir. Il lefaut !

– Ha ! gronda l’empereur, voilà ceglorieux survivant d’Aversa et de Pavie !

– Sire ! Sire ! Moncongé ! éclata Ulloa dans une explosion de détresse.

Charles-Quint se redressa dédaigneusement. Unsourire de froide cruauté plissa ses lèvres.

– Votre congé ?… Vous l’avez !…Courez à Séville, tandis que nous courons aux arquebuses flamandes,si toutefois nous échappons au poison ou au poignard que nousréserve peut-être votre ami le connétable. Allez. Rien ne vousforce à exposer votre vie comme nous – nous qui n’avons entenduqu’une voix : celle de l’honneur !

– Majesté !… Ce sang que vousoutragez, vingt fois, pour vous, a vu le jour !

– Non, non, s’écria l’empereur dans un deces impétueux retours dont il avait l’art. Non, de par saintJacques, je n’ai pas voulu t’offenser, Ulloa ! Maissonges-y : nous sommes à une heure où tout ce qui est Espagnoldoit oublier famille, parents et enfants. Décide toi-même : jet’en laisse le soin !

Une altière expression de sacrifice s’étaitétendue sur le visage du Commandeur : au risque de toutmalheur, il ne supporterait pas qu’il pût donner prise au soupçon…Jamais un Ulloa n’avait fui le danger !

– Je reste ! dit-il avec fermeté. EnFrance ou dans les Flandres, sire, si vous êtes menacé, on sauraqu’Ulloa était à son poste et qu’il est mort comme il a vécu :pour la gloire de l’Empire.

En même temps, il se découvrit. Vers le ciel,vers le même point précis du ciel, il darda un étrange, uninexprimable regard de désespoir et d’orgueil, et d’un accentterrible cria :

– Vive l’empereur !…

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