Belphégor

Chapitre 2PREMIÈRE ENQUÊTE

Après avoir recommandé à Gautrais de monter,pendant son absence, une garde vigilante dans le jardin de lavilla, avec les deux danois, qui, d’ailleurs s’étaient tout desuite familiarisés avec l’ex-gardien du Louvre, Chantecoq s’étaitrendu immédiatement chez Simone Desroches.

Il avait été reçu par Elsa Bergen et Mauricede Thouars. Celui-ci, maintenant, ne quittait guère la maisond’Auteuil.

Tous deux avaient fait au roi des détectivesle récit exact et détaillé des événements, troublants entre tous,auxquels ils avaient assisté au cours de la nuit précédente, récitque Chantecoq avait écouté avec la plus grande attention et dont ilavait soigneusement noté dans son esprit jusqu’aux moindresdétails.

Lorsque ses interlocuteurs eurent terminé,après s’être recueilli pendant quelques secondes, ildemanda :

– Quelle heure était-il quand vous avezvu le Fantôme ?

– Vingt-trois heures, répondit nettementM. de Thouars.

– Pourriez-vous me montrer le meuble quirenfermait les lettres volées ?

– Veuillez me suivre, invitaitMlle Bergen.

Tous trois passèrent du grand salon dans leboudoir.

M. de Thouars conduisit directement le limiervers le secrétaire qui était resté ouvert.

– On n’a touché à rien ? interrogeaChantecoq.

– À rien.

– Où se trouvaient exactement leslettres ?

– Seule, répliquait la Scandinave,Mlle Desroches pourrait le dire. Mais encore sous lecoup de l’impression terrible que lui a causée ce mystérieuxattentat, elle est très souffrante, et je doute fort qu’elle soiten état de répondre.

Le limier n’insista pas…

Maintenant, il examinait avec attention lesecrétaire, qui ne portait aucune trace d’effraction.

– Il est évident, concluait-il, que levoleur, qui n’a commis aucun dégât, a dû se servir d’un instrumentextrêmement perfectionné…

« À moins qu’il n’ait réussi à seprocurer l’empreinte de la serrure, ce qui donnerait raison à sespremières déductions, à savoir qu’il faut chercher le coupableparmi les intimes de notre jeune poétesse…

– Peut-être, observait MlleBergen, la photographie des empreintes donnera-t-elle quelquerésultat ?

– Je puis, dès à présent, vous affirmerque non… déclarait le célèbre limier avec force… et je vais vous endonner la preuve…

« D’après la description que vous venezde m’en faire, le bandit qui s’est introduit cette nuit ici est lemême que celui que j’ai rencontré au Louvre, il y a deux nuits, aupied de la statue de Belphégor, dans la salle des Dieuxbarbares.

– Comment ! vous l’avez vu ?s’exclamèrent simultanément la demoiselle de compagnie et le beauMaurice.

– Comme je vous vois ! répliquaitChantecoq.

Et d’un ton mordant, incisif, ilmartela :

– Et j’ai constaté qu’il portait desgants noirs, grâce auxquels il pouvait, sans risquer de se trahir,manipuler les objets les plus divers.

– D’où, appuyait M. de Thouars, ladifficulté très grande de se procurer, sur ce mystérieuxmalfaiteur, d’utiles renseignements.

– Fort heureusement, déclarait le roi desdétectives, nous avons à notre disposition d’autres moyensd’investigation qui, lorsqu’on sait s’en servir…

Il s’arrêta… réfléchit un instant, puisdemanda à ses deux interlocuteurs :

– Où se trouvait exactement le Fantôme,lorsque vous l’avez aperçu ?

– Il était en train d’enjamber la fenêtreque voici, répliquait M. de Thouars.

– Qui vous a signalé sa présence ?interrogeait le limier.

La demoiselle de compagnierépondait :

– Le bruit qu’a fait en tombant unepotiche qu’il a renversée lorsqu’il gagnait la fenêtre pours’enfuir.

– Alors, poursuivait M. de Thouars, je mesuis précipité à sa poursuite… Je l’ai vu, dans le jardin,s’élancer derrière un bosquet. J’ai tiré dans sa directionplusieurs coups de revolver ; mais j’ai dû le manquer, car ila disparu sans laisser la moindre trace.

– En êtes-vous bien sûr ? soulignaitChantecoq.

– Absolument… car avec les domestiquesqui étaient accourus, j’ai fouillé le jardin… nous n’avons riendécouvert… rien… absolument rien !

– C’est infiniment curieux !définissait Chantecoq.

Se tournant vers Maurice de Thouars, ledétective ajouta :

– Allons visiter le jardin !

Il sortit, d’un pas rapide, avec Maurice deThouars.

Mlle Bergen les vit se diriger tousdeux vers le bosquet à l’abri duquel le Fantôme semblait s’êtreévaporé… Ils marchaient lentement, très lentement. Chantecoqobservait minutieusement le sol de l’allée. Il s’arrêta un longmoment devant le buisson, y pénétra, examina attentivement laterre, qui ne portait aucun vestige de pas ; les branches quine révélaient aucune cassure, les feuilles qui ne semblaient mêmepas avoir été froissées. Il en tira la déduction logique queBelphégor avait dû contourner le bosquet, et que, contrairement àl’avis de M. de Thouars, il ne s’y était pas dissimulé un seulinstant.

Bientôt il rejoignit son guide et, sansprononcer une parole, il traversa le jardin dans toute sa largeuret s’en fut droit au mur qui contournait la propriété.

Sa surface était absolument lisse. Aucunespalier, aucun treillage n’y était fixé…

Fraîchement recrépi, il ne portait aucuneaspérité capable de favoriser une escalade. Les arbres qui sedressaient dans le parc en étaient trop éloignés pour que l’on pûtsupposer qu’ils eussent permis, grâce à eux, d’en atteindre lefaîte, défendu, d’ailleurs, par une armature très serrée de débrisde verre et de tessons de bouteilles.

Toujours silencieux, Chantecoq, que M. deThouars suivait comme une ombre, se mit à longer le mur le longduquel courait une plate-bande fleurie et parfumée dont rien neparaissait avoir dérangé l’harmonie. Tout à coup, il s’arrêta.

Il se trouvait devant une petite porte peinteen vert sombre et dont la serrure commençait à se couvrir de tachesde rouille.

– Où donne-t-elle ?questionna-t-il.

– Dans une petite rue… répliqua M. deThouars, qui s’appelle, je crois, le chemin des Lilas.

Chantecoq appuya sur le loquet… La porterésista.

– Elle est condamnée depuis longtemps,déclarait son compagnon.

Le détective se remit en marche… Comme ilatteignait un bâtiment d’un seul étage, mais très élevé, et dontl’architecture d’une bizarrerie ultra-moderne empêchait de définirà première vue la destination, il demanda d’un ton bref :« Qu’est cela ? »

– L’atelier de Mlle Desroches,définit Maurice de Thouars.

Chantecoq s’approcha… Son guide le devança etouvrit la porte toute grande, invitant du geste le limier àpénétrer dans l’étrange studio.

Après avoir promené autour de lui un regardinquisiteur, Chantecoq fit d’un ton subitement intéressé :

– Qui sait si le Fantôme n’a pas réussi àse cacher sous l’un de ces vastes bahuts ?

– C’est impossible ! affirmait M. deThouars… La nuit, la porte de l’atelier est toujours fermée à clef.Il n’a donc pas pu s’y réfugier. Cependant, monsieur Chantecoq, sivous voulez vous rendre compte, rien de plus facile…

– C’est inutile ! refusait ledétective.

Et tout en esquissant un sourireindéfinissable, il articula :

– C’est à se demander si Belphégor n’apas des ailes.

Puis il ajouta :

– Est-ce que je pourrais examiner denouveau le secrétaire qui se trouve dans le boudoir deMlle Desroches ?

– Tant que vous voudrez, monsieurChantecoq.

Ils rentrèrent tous deux dans le salon oùMlle Bergen les attendait.

Chantecoq se dirigea aussitôt vers le meubleet s’emparant de sa loupe, il fixa, à travers la lentille de verre,son œil sur la serrure, cherchant à se rendre compte si lemalfaiteur s’était servi d’une fausse clef ou d’un crochet spécial,lorsqu’un cri échappa à la Scandinave :

– Simone !… Quelleimprudence !

Le détective se redressa et tourna latête.

Pâle, les yeux cernés, le visage douloureux,Mlle Desroches, dans un déshabillé dont la sobreélégance ajoutait encore à la troublante et morbide beauté,s’avançait d’un pas hésitant, en s’appuyant au bras de sa femme dechambre.

– Monsieur Chantecoq, fit-elle d’une voixalanguie, j’ai su que vous étiez là et j’ai tenu à vous remercierde l’empressement que vous avez mis à répondre à mon appel.

Tandis que sa demoiselle de compagnie l’aidaità prendre place sur un canapé, elle ajouta :

– J’ai eu peur et j’avais tant besoind’être rassurée…

Elle s’arrêta comme pour reprendrehaleine.

Puis elle reprit d’une voix où, par instants,passaient encore des frémissements de peur :

– Depuis le moment où, de la fenêtre dema chambre, j’ai vu le bandit bondir à travers le jardin, je n’aipas cessé d’avoir sa terrible image devant les yeux. Maismaintenant que vous voilà, monsieur Chantecoq, je me sens déjàrassurée.

Et, tout en s’efforçant de sourire, elleajouta :

– Avez-vous fait quelque découverteintéressante ?

– Rien de précis encore… répliquait leroi des détectives. Mais si cela ne vous fatigue pas trop,peut-être pourriez-vous me donner quelques utilesrenseignements ?

– Interrogez-moi, je vous en prie.

– Ce sont bien des lettres que le Fantômevous a dérobées ?

– Parfaitement.

– Des lettres intimes ?

– Des lettres intimes.

– Ces lettres, d’après ce que m’atéléphoné Mlle Bergen, étaient bien de JacquesBellegarde ?

– Oui, monsieur.

– Je vous remercie, mademoiselle.

Chantecoq se tut.

Simone, vivement, lui prit la main. On eût ditque ses angoisses, qui s’étaient momentanément apaisées,l’assaillaient de nouveau. Et d’un ton suppliant, elleexprima :

– Monsieur Chantecoq, ne m’abandonnezpas.

– Simone, je vous en prie, calmez-vous,conseillait Elsa Bergen.

– Nous sommes là pour vous défendre,s’écriait M. de Thouars.

– N’ayez aucune crainte, mademoiselle,affirmait Chantecoq ; je suis certain que le Fantôme nereparaîtra jamais chez vous.

– Pourtant, objectait Simone d’une voixtremblante, il est retourné deux nuits de suite au Louvre.

– Sans doute, expliquait le détective,parce que, lors de sa première visite, il n’avait pas atteint sonbut… tandis qu’ici…

– Tandis qu’ici ?

– Il a emporté ce qu’il désirait.

– Les lettres de Jacques… scanda la jeunefemme.

Et, les traits bouleversés, les lèvrestremblantes, elle poursuivit :

– Voilà justement ce quim’épouvante ! Le Fantôme veut certainement se servir de ceslettres contre lui… pour s’en venger… C’est affreux !…

« Laissez-moi tout vous dire. Bien que degraves dissentiments, qui ont eu pour conséquence une irrémédiablerupture, se soient élevés entre lui et moi, j’ai aimé, j’aimeencore M. Bellegarde, et la pensée qu’il puisse lui arriver malheurme rend folle.

– Jacques Bellegarde est de taille à sedéfendre, répliquait le détective.

Simone reprenait :

– Écoutez-moi, monsieur Chantecoq. Ce quej’ai à vous dire est très grave et peut jeter – qui sait ? –une lueur sur cette ténébreuse affaire !

« J’ai reçu, il y a quarante-huit heures,un billet signé « Belphégor » et le menaçant des plusterribles représailles s’il persistait à s’occuper de cette affairedu Louvre. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?… Tant que cebandit n’aura pas été découvert et arrêté, je ne vivrai pas…

« Depuis ce matin, j’ai fait téléphonerplusieurs fois chez Jacques et au Petit Parisien. On nousa répondu qu’il n’avait reparu ni à son domicile ni au journal. Jetremble qu’il ne lui soit arrivé malheur. Monsieur Chantecoq,voulez-vous me rendre le grand service de vous informer ?…

« Et, bien qu’il n’y ait plus, entre M.Bellegarde et moi, d’autre lien que celui d’un souvenir qui, pourmoi, ne périra jamais, soyez assez bon pour me donner de sesnouvelles… et puis aussi… si ce n’est pas abuser de votre bonté…pour… oui… pour veiller sur lui !

Chantecoq tout en la regardant d’un air desincère compassion, déclarait :

– Mademoiselle, vous pouvez d’autantmieux compter sur moi que je suis déjà en rapports avec M.Bellegarde et qu’il m’est infiniment sympathique.

– Merci !… balbutia faiblementMlle Desroches, fermant les paupières et laissantreposer sa tête sur l’un des coussins du canapé.

Chantecoq s’inclina devant elle, ainsi quedevant Mlle Bergen, et il allait se retirer, reconduitpar Maurice de Thouars, que le désespoir de Simone semblaitvivement affecter, lorsque Mlle Bergen, très soucieuse,très peinée, elle aussi, fit, en s’approchant du célèbredétective :

– Monsieur Chantecoq, j’aurais un mot àvous dire.

– Je vous en prie, mademoiselle.

La Scandinave demanda :

– Pouvons-nous, maintenant, prévenir lapolice ?

Chantecoq réfléchit pendant quelquessecondes.

Puis il déclara gravement :

– Pas encore !

Elsa Bergen fit un signe d’acquiescement.Puis, elle articula :

– C’est entendu, monsieur, nous garderonsle silence tant que vous le jugerez nécessaire.

Les deux hommes s’éloignèrent.

Dans le vestibule, M. de Thouars, tout enprenant congé du détective, lui demanda :

– Alors, monsieur Chantecoq ?

– Nous marchons de mystère en mystère,répliqua celui-ci.

– Espérez-vous ?…

– Quoi donc ?

– Démasquer ce bandit ?

– Si je l’espère !…

Et le grand détective, avec l’accent d’une foirayonnante et d’un indomptable courage, martela ces trois syllabesdans lesquelles il engageait tout son honneur et toute sagloire :

– J’en suis sûr !

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