Belphégor

Chapitre 2JACQUES BELLEGARDE

Le même soir, vers dix-sept heures, à lapréfecture, tandis que M. Ferval, directeur de la policejudiciaire, avait, dans son bureau, un important entretien avec M.Lavergne et son adjoint, une vive animation régnait dans la salleréservée aux informateurs judiciaires… Inutile d’ajouter qu’elleétait provoquée par la nouvelle du drame qui, la nuit précédente,s’était déroulé au Louvre.

Tout en attendant le communiqué officiel, lesreprésentants de la presse parisienne, auxquels s’étaient jointsceux des grands quotidiens de province, se livraient auxcommentaires les plus variés et les plus contradictoires.

De bruyantes discussions s’engageaient. Lesvoix prenaient un diapason auquel n’étaient guère habitués les mursau papier vert sombre de cette pièce austère et réfrigérante, et, àplusieurs reprises, le garçon de bureau de service avait dû prierpoliment ces messieurs de parler un peu moins fort, observationdont il n’avait, d’ailleurs, été tenu aucun compte.

Assis un peu à l’écart, un jeune homme d’unetrentaine d’années, au visage énergique, au regard intelligent etprofond, aux allures sportives et élégantes, semblait ne prêteraucune attention au brouhaha qui l’environnait.

Jacques Bellegarde, le brillant rédacteur duPetit Parisien, que ses reportages en France et àl’étranger avaient rendu presque célèbre, appartenait, en effet, àcette race de journalistes qui parlent peu, agissent beaucoup etpensent davantage.

Se méfiant de son imagination, qu’il avaittrès vive, procédant beaucoup plus par analyse que par synthèse,très prudent dans ses déductions, et conservant toujours, dansl’exercice de ses délicates fonctions, un parfait bon sens, en mêmetemps qu’une entière maîtrise de lui-même, il avait pour principede ne jamais s’emballer et d’étudier à fond tous ses sujets.

Ayant une prédilection toute particulière pourtous les cas difficiles, le mystère du Louvre, bien qu’il n’enconnût encore rien de plus que ses collègues, avait immédiatementéveillé son intérêt.

Aussitôt, et nous verrons par la suite combienil avait deviné juste, il s’était dit que cette affaire, quidébutait d’une façon si étrange, était appelée à un grandretentissement… et il s’était mis en tête d’élucider ce troublantmystère, en marge de la police.

Avant d’entrer en campagne, Bellegarde avaittenu à venir, lui aussi, aux renseignements, et il attendaitpatiemment les événements lorsqu’un de ses collègues, un grosgaillard à la figure rubiconde, mais au caractère grincheux, queses camarades avaient surnommé l’« Amer Menthe »,s’approcha de lui et, lui frappant cordialement sur l’épaule,fit :

– Eh bien ! l’as des as, qu’est-ceque tu penses de cette histoire ?

– Rien encore.

– Allons donc !…

– Et toi ?

– Moi, ça m’embête ! déclarait lecollègue de Bellegarde.

« Les crimes, ça me va guère… D’abord, çame donne des idées noires ; et puis, ça me force à trotter àtoute heure du jour et de la nuit dans des endroits impossibles, aurisque d’attraper un rhume ou une congestion… Moi j’aime mieux unvoyage présidentiel ou une exposition… C’est pluspépère !…

– Chacun son goût ! ponctuaBellegarde, avec un fin sourire.

– Ça te passionne, toi, cesmachines-là ?

– Pourquoi pas ?

– Toi ! fit « AmerMenthe », avec une mine dédaigneuse, tu finiras dans la peaud’un romancier populaire.

Bellegarde allait répliquer ; mais uneporte s’ouvrit, livrant passage à M. Lavergne et à M. Rabusson.

Tous se précipitèrent vers les deuxfonctionnaires, les harcelant de questions.

– Messieurs, je vous en prie !suppliait M. Lavergne, en cherchant à se dégager.

Et, désignant à ses assaillants un homme d’unequarantaine d’années, de taille moyenne, à la moustache taillée àl’américaine, aux yeux perçants, et qui, surgissant tout à coup dubureau du directeur de la police, considérait l’assistance d’unregard aigu, sous lequel perçait une sourde hostilité, ilajouta :

– Voici M. Ménardier, un de nos meilleursinspecteurs, qui a précisément la mission de rechercher l’assassinde ce pauvre Sabarat… Sans doute pourra-t-il vous renseigner mieuxque nous ?

Aussitôt les informateurs, abandonnant M.Lavergne, entouraient Ménardier… Déjà plusieurs d’entre eux,sortant leurs carnets de leur poche, s’apprêtaient à prendre desnotes. Mais, d’un ton incisif, M. Ménardier déclarait, au milieud’un silence qui s’était établi comme par enchantement :

– Messieurs, je n’ai rien à vousdire !

Un murmure de protestation s’éleva, dominéaussitôt par la voix tranchante de l’inspecteur qui, se retournantvers le conservateur et son adjoint, ajoutait :

–… et je serai reconnaissant à ces messieursde bien vouloir adopter la même attitude.

De nouveaux murmures éclatèrent… Mais JacquesBellegarde s’avançant vers le limier lui disait d’un ton decourtois reproche :

– Vous n’êtes guère aimable pour lapresse, monsieur Ménardier…

L’inspecteur répliquaitnerveusement :

– Dans cette affaire plus qu’en touteautre, une discrétion absolue est nécessaire.

– Cependant…

– Excusez-moi, messieurs, je fais monmétier.

Avec un sourire plein de finesse, Bellegarderépliqua :

– Et moi, je vais tâcher de faire aussile mien.

Sans insister, Ménardier s’esquiva, entraînantavec lui M. Lavergne et son adjoint. Le reporter du PetitParisien, laissant ses confrères manifester bruyamment lemécontentement que leur causait l’attitude du policier, gagnaaussitôt le dehors.

Il se heurta presque à l’inspecteur, quiarrêté sur le trottoir avec les deux fonctionnaires, leurrecommandait une dernière fois d’observer la plus prudente réserve.À la vue du journaliste, Ménardier fronça le sourcil.

– Rassurez-vous, mon cher, lançaBellegarde, je n’ai nullement l’intention de vous suivre !

Et il ajouta avec une légère pointed’ironie :

– Je crois même pouvoir vous affirmer queje vais prendre une route tout à fait différente de la vôtre.

Il s’éloigna, après avoir poliment soulevé sonchapeau.

– Ce lascar-là, grommela le limier, avecun accent de mauvaise humeur, j’aimerais mieux le savoir aux cinqcents diables !

– Sans doute, reprenait M. Lavergne,redoutez-vous qu’il n’en raconte trop long et ne donne ainsil’éveil au coupable ?

– Ce n’est pas cela ! fit Ménardier,avec un accent de franchise spontanée.

Et il ajouta d’un ton inquiet :

– J’ai surtout peur qu’il megrille !

Après avoir en vain tenté de pénétrer auLouvre, dont une consigne formelle fermait, jusqu’à nouvel ordre,les portes au public, Jacques Bellegarde s’était décidé à regagnerà pied Le Petit Parisien.

Il avait pour principe, lorsqu’il se trouvaiten face d’un cas embarrassant, non point de s’isoler dans le calmede son bureau, mais de marcher à travers les artères les plusanimées de la capitale. Contrairement à tant d’autres, lemouvement, le bruit de la rue, loin de le distraire, rendaient plusapte son cerveau à saisir au vol et à classer les pensées qui s’yentrecroisaient dans le premier tumulte des discussions qu’il selivrait à lui-même.

Après avoir longé la rue de Rivoli et s’êtreengagé sur le boulevard Sébastopol, il se disait, tout encheminant :

– Je me fais l’effet d’un romancier quise trouverait en face d’une page blanche, avec un unique point dedépart, fort captivant, certes, mais dont il ignorerait encore ledéveloppement et la fin.

« En effet, le problème se poseainsi : « Une nuit, au Louvre, un gardien, en faisant saronde, croit apercevoir un fantôme qui s’enfuit à sa vue. Ils’élance à sa poursuite, tire sur lui plusieurs coups de revolver…Et le fantôme s’évanouit dans les ténèbres. »

« Ce n’est déjà pas trop mal, et ce n’estpas tout !…

« Le lendemain, un autre gardien, quis’est offert la fantaisie de passer la nuit tout seul dans la salleoù est apparu le fantôme, est trouvé assommé au pied de la statuerenversée du dieu Belphégor, dont le socle porte, d’après le peuque j’ai pu savoir, des traces d’éraflures…

« Quel est ce mystérieux et terribleassassin ?… Comment et dans quel dessein s’est-il introduitdans le musée ? Pourquoi s’est-il attaqué à la statue de cebrave Belphégor, qui, sans aucun doute, ne lui avait fait aucunmal ?… Pour l’emporter ?… Heu ! Cela me paraît à lafois bien difficile et fort peu vraisemblable… Alors ?…

« Alors, allumons une cigarette.

Bellegarde tirait de la poche de son veston unétui en argent, dont il allait extirper une savoureuse abdullah,lorsqu’il se vit tout à coup environné par une bande de camelotsqui criaient la troisième édition d’un journal du soir… La foules’en arrachait les exemplaires et en attaquait aussitôt la lectureavec un intérêt qui se lisait sur tous les visages. Il étaitévident que l’affaire du Louvre passionnait le public.

Le reporter s’empressa, lui aussi, d’acheterun numéro… Il le parcourut rapidement. Il ne lui apprit rien qu’ilne sût lui-même. Et, aussitôt, il reprit sa route tout encontinuant son monologue mental, lorsqu’un peu avant d’arriver auxgrands boulevards, il se heurta à un rassemblement assez nombreuxde badauds arrêtés devant la terrasse d’un café et écoutant lesvociférations d’un haut-parleur de T. S. F. qui, placé au-dessus dela porte d’entrée de l’établissement, commentait, sur un tontragique, l’assassinat du gardien Sabarat.

Tout à coup, une commère qui, un filet deprovisions à la main et le visage congestionné d’émotion,absorbait, le nez en l’air, ce récit sensationnel, poussa unhurlement d’effroi, et, désignant du doigt le pavillon d’oùs’échappait le récit de ce crime épouvantable, elles’écria :

– Le fantôme… je l’ai vu là, dans letruc !

Des rires fusèrent… Jacques Bellegarde, quis’était approché, partageait l’hilarité générale, lorsque sonattention fut attirée par une délicieuse jeune fille dont la sobreet gentille élégance, le profil charmant, la blondeur dorée et levisage tout de grâce spirituelle et de malicieuse gaieté, enfaisait le type de la vraie Parisienne.

Autour d’eux, des colloquess’engageaient :

– Moi ! clamait un petit trottin, jevous dis que c’est un fantôme.

– Moi ! répliquait un vieuxmonsieur, l’air indigné, je vous dis que c’est un voleur.

Un voleur !… un fantôme !… Unfantôme !… un voleur !… ces deux mots se croisaient en unchoc de dispute qui commence.

Alors, s’adressant à la jeune fille que,depuis qu’il l’avait remarquée, il n’avait pas quittée des yeux, lereporter fit, d’une voix aimable :

– Et vous, mademoiselle, qu’est-ce quevous en pensez ?

– Vous êtes trop curieux, monsieurBellegarde, répondit la jolie inconnue.

Le journaliste demeura tout interloqué. Eneffet, bien qu’il pût se vanter, à juste titre, d’avoir uneinfaillible mémoire des physionomies, il ne se souvenait pasd’avoir jamais rencontré cette ravissante personne. Alors, commentle connaissait-elle ?

Le désir de savoir l’engagea même à emboîterle pas à son exquise interlocutrice… Bien qu’elle eût pris sur luiune certaine avance, il ne tarda pas à la rejoindre… Et, tout ensoulevant son chapeau, il allait lui adresser la parole,lorsqu’elle se retourna… Son joli visage n’exprimait aucuneindignation, aucun courroux, mais il révélait une si pudiqueréserve, et son regard exprimait une invitation au respect siéloquente, que Bellegarde eut l’intuition qu’en lui adressant laparole, il se rendrait coupable d’un manque de tact impardonnable…Et après s’être contenté d’accentuer la déférence de son salut, illaissa s’éloigner la jolie Parisienne, tout en suivant des yeux sonexquise silhouette, qui se perdit bientôt dans le tohu-bohu desgrands boulevards.

Un peu pensif, et sous le charme presqueinconscient de cette première rencontre, aussi brève qu’inattendue,Bellegarde s’engagea dans le boulevard de Strasbourg, obliqua rued’Enghien, et regagna Le Petit Parisien.

D’un pas rapide, il escalada l’escalier àrampe en fer forgé, traversa le hall monumental, prit place dansl’ascenseur, s’arrêta à l’étage de la rédaction et pénétra dans sonbureau.

Après avoir pris connaissance de son courrier,il s’installa à sa table, réfléchit quelques instants, puis,s’armant de son stylo, il rédigea avec une facilité surprenante etsans la moindre rature, d’une haute écriture large, un peugothique, et aussi lisible que des caractères d’imprimerie, unarticle qui se terminait ainsi :

S’agit-il d’un criminel isolé ou bien est-ceun nouvel exploit de cette bande internationale qui a déjà opérédans un musée d’Italie ?… Nous ne tarderons pas à le préciser…En tout cas, nous pouvons affirmer qu’il n’y a pas eu de fantôme auLouvre, mais un voleur doublé d’un assassin…

Et il allait apposer sa signature au bas deces lignes, lorsqu’on frappa à sa porte… C’était un garçon debureau qui lui apportait un pneumatique que Bellegarde s’empressade décacheter.

Comme il le parcourait, il ne put retenir uncri de surprise.

Voici en effet, ce que contenait le petitbleu :

Je vous préviens que si vous continuez devous occuper de l’affaire du Louvre, je n’hésiterai pas à vousenvoyer rejoindre le gardien Sabarat.

Belphégor.

– Belphégor ! fit Jacques, surpris…Ah çà ! Qu’est-ce que cela signifie ?

À peine avait-il prononcé ces mots, que lasonnerie de son téléphone faisait entendre un appel strident etrépété. Bellegarde s’empara du récepteur… Une voix vibrait dansl’appareil… Une voix de femme impatiente, nerveuse :

– C’est toi, mon Jacques ?… Allô…c’est moi, Simone.

– Tu vas bien, mon petit ?répliquait le reporter sans enthousiasme.

– Allô ! tu m’entends ?… Je terappelle que je réunis ce soir quelques amis… Je compte absolumentsur toi !

Visiblement agacé, Bellegarderépliquait :

– C’est que je suis très pris… Cetteaffaire du Louvre…

– Quelle affaire ?

– Ah ! tu n’es pas aucourant ?… Eh bien ! lis demain Le PetitParisien.

– Alors, tu viens ?… suppliaitpresque la voix inquiète.

– Si je peux… je te le promets…,répliquait le reporter.

– Tu le pourras, si tu le veux…

– De toute façon, je ne serai chez toiqu’assez tard.

– Entendu… pourvu que tu sois là !…Alors à tout à l’heure, mon chéri.

– À tout à l’heure.

Bellegarde raccrocha l’appareil. Ce coup detéléphone l’avait rendu soucieux. Une grande lassitude moralesemblait s’être emparée de lui. Il eut un bref mouvement d’épaules,comme s’il voulait, d’instinct, se débarrasser d’un poids qui luipèserait trop lourdement… Puis, d’un geste nerveux, il s’empara del’étrange message qu’il venait de recevoir et se mit à le relireattentivement… répétant tout haut ces derniers mots : Jen’hésiterai pas à vous envoyer rejoindre le gardien Sabarat…Belphégor.

Alors, tandis qu’une flamme d’audaceilluminait ses yeux, le jeune journaliste s’écria :

– Eh bien ! seigneur Belphégor,j’accepte le défi, et nous verrons bien lequel de nous deux sera leplus fort !

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