Belphégor

Chapitre 5OÙ MÉNARDIER LANCE UN DÉFI À CHANTECOQ

Les premiers rayons de l’aurore commençaient àcaresser les toits du Louvre et, grandissant peu à peu,s’infiltraient à travers les fenêtres, dissipant l’obscurité quienveloppait les incalculables richesses artistiques dont l’ancienpalais de nos rois est l’unique et splendide écrin. Bientôt, lesgardiens de jour se présentaient, libérant leurs confrères quiavaient été de service pendant la nuit… et qui, conformément auxinstructions qu’ils avaient reçues de la direction, et cela sur lademande de Ménardier, désireux de ne pas donner l’éveil au Fantôme,s’étaient abstenus de toute ronde dans la salle des Dieuxbarbares, ainsi qu’aux alentours.

– Rien de nouveau ? interrogèrentles arrivants.

– Rien de nouveau, déclarèrent lespartants.

L’un de ces derniers crut même pouvoirajouter, résumant d’ailleurs l’opinion quasi unanime de tout lepersonnel :

– Maintenant, c’est fini ! Si l’onveut coffrer l’assassin de Sabarat, ce n’est pas ici qu’on doit lechercher !

« Et je suis même sûr qu’il doit déjàêtre loin !

Et tandis que les uns rentraient prendre chezeux un repos bien gagné, les autres se répandaient dans les sallesdont ils avaient la surveillance.

Le successeur de Pierre Gautrais, un jeunehomme nommé Albert Droquin, qui n’appartenait que depuis quelquesmois à l’administration, s’engagea dans la galerie des Antiques,avec un autre gardien, l’un des doyens de la maison, le père Bizot,préposé à la garde de la Vénus de Milo et de toutes lesautres merveilles avoisinantes.

Comme ils approchaient de la salle desDieux barbares, Droquin s’arrêta et fit :

– Père Bizot, ne trouvez-vous pas que çasent une drôle d’odeur ?

Le vieux gardien renifla l’air.

– Ma foi, non !

– Je vous assure que si… On dirait qu’ona débouché un flacon de pharmacie.

Et, tout en pénétrant dans la salle, ilajouta :

– Ça vient de par là !

Soudain, une exclamation lui échappa.

Il venait d’apercevoir Ménardier et les deuxinspecteurs étendus à terre, inanimés, dans la position oùBelphégor et ses complices les avaient laissés.

– Père Bizot, bégaya-t-il… père Bizot,re… regardez donc !

Tous deux, maîtrisant leur émotion,s’élancèrent vers Ménardier, qu’ils reconnurent sur-le-champ.Presque aussitôt, ils constatèrent qu’il respirait assezrégulièrement et, qu’ainsi que les deux agents, il n’était queprofondément endormi.

Le vieux gardien, se ressaisissant,s’écria :

– Va vite prévenir M. leconservateur !

Droquin s’élança au dehors.

Bizot se pencha vers Ménardier qui commençaità s’évader du sommeil de plomb qui l’avait terrassé.

Plusieurs gardiens qui se trouvaient dans levoisinage accouraient, attirés par les clameurs de leurscollègues.

Les uns se précipitaient vers les troispoliciers. Les autres s’arrêtaient devant l’excavation béante quioccupait l’emplacement du socle de la statue de Belphégor. Descris, des interjections se croisaient :

– Le bandit !

– Le misérable !

– Cette fois, c’est trois victimes qu’ila faites !

– Mais non ! s’empressait derectifier le père Bizot, qui, seul, n’avait pas perdu la tête… Vousvoyez bien qu’ils sont vivants !

En effet, Ménardier et ses deux hommes,s’évadant de leur torpeur, commençaient à donner signe de vie, etlorsque M. Lavergne, le conservateur en chef, et M. Nabusson,conservateur-adjoint, que Droquin avait alertés, apparurent dans lasalle, Ménardier, redressé sur ses genoux et respirant encore avecpeine, commençait à entrouvrir ses paupières clignotantes. Aidé pardeux gardiens, il se souleva, l’air abruti… À plusieurs reprises,il passa la main sur son front, tout en bégayant :

– C’est fou !… C’est insensé… C’està croire que j’ai rêvé !

Après avoir jeté un rapide coup d’œil sur lesdeux autres inspecteurs qui, eux aussi, reprenaient peu à peuconscience de la réalité, M. Lavergne s’approcha de Ménardier etlui demanda :

– Que s’est-il donc passé ?

– Ah ! c’est vous, monsieur leconservateur ? constata le policier de la voix pâteuse d’unhomme qui vient de s’évader, non sans peine, d’un long et profondsommeil.

– Oui, mon ami… voyons, remettez-vous, etracontez-moi…

– Monsieur le conservateur, c’estinimaginable !

– Ah çà ! auriez-vous vu leFantôme ?

– Oui, monsieur le conservateur, et jevous jure que j’ai même cru que ma dernière heure étaitarrivée !

Cette déclaration, faite par un gaillard quipassait à juste titre pour être doué à fois d’un grand courage etd’une parfaite honnêteté, produisit sur toute l’assistance uneimpression que nous pouvons, sans exagération, qualifier desensationnelle…

Ménardier, au milieu d’un profond silence,entama le récit du véritable cauchemar qu’il avait réellementvécu au cours de la nuit précédente. Finissant son récitpar ces mots :

– J’ai bien cru que je le tenais… Sij’avais su, je lui aurais envoyé une balle dans la peau. Mais jevoulais l’avoir vivant ! D’ailleurs, je puis vous l’avouer, jen’étais pas maître de mes moyens… J’étais tout étourdi… Je nesavais plus trop ce que je faisais… Avouez que c’estextraordinaire !

Pendant que tous l’écoutaient dans le plusprofond silence, un homme vêtu avec une élégante simplicité, lesbords de son chapeau de feutre gris légèrement rabattus sur lesyeux, se glissait dans la salle des Dieux barbares.

C’était Chantecoq.

Profitant de ce que l’attention générale étaitlittéralement absorbée par Ménardier, le roi des détectives laissaerrer ses yeux vers le sol.

Après s’être dirigé vers l’excavation d’oùBelphégor et ses complices avaient retiré le coffre qui contenaitle trésor des Valois, son regard devint tout à coup plus vif et sefixa sur la ferrure qui avait été abandonnée par le Fantôme etgisait tout près du trou noir et béant. Le détective se baissa ets’empara de la ferrure.

À plusieurs reprises, il la tourna, puis laretourna dans ses doigts… Sans doute, la trouvaille qu’il venait defaire lui parut-elle importante, car un sourire de satisfactionerra sur ses lèvres, et, lentement, il se dirigea vers le groupequi entourait le narrateur, qui s’écriait :

– Dans ma carrière de policier, j’ai étédéjà mêlé à des drames que j’ai le droit de qualifierd’extraordinaires. Mais je vous jure que je n’ai jamais rien vu depareil… et j’avoue franchement que je me demande ce qui a bien puse passer.

Une voix vibrante proféra ces mots :

– Je vais vous le dire, mon cherconfrère !

Un vif mouvement de stupeur secoual’assistance… Et tous les yeux se portèrent vers Chantecoq qui,sans que personne ne l’eût vu venir, dressait sa fine silhouetteentre M. Lavergne et Ménardier. À la vue du grand détective, levisage de l’inspecteur se renfrogna, exprimant nettement et sans lamoindre ambiguïté :

« Ah çà ! de quoi se mêle-t-il,celui-là ? »

Mais Chantecoq qui, pourtant, avait deviné lesintentions hostiles de son collègue, sans se départir de ce calmemerveilleux qui le caractérisait, reprenait, tout en désignantl’excavation :

– Il y avait là un trésorcaché !

– Un trésor ?… répéta Ménardier d’unair incrédule.

– Parfaitement ! scandait le grandlimier… Un trésor enfermé dans un coffre Renaissance.

– Qui vous le donne à penser ?

– Cette ferrure d’angle, que je viens derecueillir au bord même du trou…

Et tout en la montrant à M. Lavergne,Chantecoq ajouta :

– Je crois, monsieur le conservateur, queje ne me trompe pas.

– En effet, reconnaissait M. Lavergne, cemorceau de ferronnerie date bien du seizième siècle.

– Permettez-moi de vous faire observerqu’il porte les armes des Valois, soulignait le grand limier.

Méfiant, presque agressif, Ménardierreprenait :

– Ce n’est qu’une hypothèse !

–… Qui est confirmée, appuyait le roi desdétectives, par la précaution que le Fantôme a prise de vousendormir, ainsi que vos collaborateurs, à l’aide de gazsomnifères.

À ces mots, Ménardier ne put réprimer unegrimace de mécontentement. Et Chantecoq, tout en lui frappantfamilièrement sur l’épaule, ajouta :

– Estimez-vous heureux qu’il n’ait pasemployé de gaz asphyxiants !

L’inspecteur se mordit les lèvres.

N’était-ce pas une leçon que lui donnaitpubliquement son maître ?

Mais un agent accourait, portant un pli à sonadresse… Ménardier s’en empara et l’ouvrit d’une main fébrile.

Au fur et à mesure qu’il en prenaitconnaissance, son visage se détendait pour refléter peu à peu uneexpression de joie manifeste et presque triomphante. Et, sur un tonde certitude et même de défi, il lança :

– Monsieur Chantecoq, veuillez voustrouver, cet après-midi, vers dix-sept heures, quai des Orfèvres.Je crois que j’aurai le plaisir de vous annoncer une bonnenouvelle.

Tranquillement, le roi des détectivesrépondait :

– J’y serai, mon cher ami !

Ménardier, s’adressant à M. Lavergne et à sonadjoint :

– Messieurs, je crois pouvoir vousaffirmer que le Fantôme du Louvre ne tardera pas à être sous lesverrous.

Et, se tournant vers Chantecoq, qui avaitaccueilli cette prophétie sensationnelle, avec une indifférence nondépourvue d’une certaine ironie, il ajouta :

– On sait encore travailler à lapréfecture de police.

– Je n’en ai jamais douté, mon cherMénardier, répliqua le détective avec un accent de courtoisieparfaite.

– Alors, à tantôt, monsieurChantecoq ?

– À tantôt, mon cher Ménardier.

L’inspecteur s’éloigna avec ses deux hommes.Chantecoq glissa dans sa poche la ferrure qu’il tenait à la main etM. Lavergne, s’approchant de lui, fit sur un ton plein decordialité :

– Qu’en pensez-vous, l’as desas ?

Chantecoq répliquait :

– Monsieur le conservateur, j’ai toujourseu pour principe de ne jamais vendre la peau de l’ours avant qu’ilfût à terre.

– Alors, vous croyez que Ménardier abluffé ?

– Pas du tout !… Je suis sûr, aucontraire, qu’il est sincère… J’ajouterai même que c’est un garçontrès intelligent… Et j’en déduis que, pour avoir réussi à endormirainsi sa vigilance et accomplir cette nuit l’exploit que voussavez, il faut que notre Fantôme soit un de ces bandits comme onn’en rencontre pas plus d’un ou deux par siècle.

– Cependant, Ménardier a été des plusaffirmatifs…

– Il y a certainement une arrestationsous roche… mais… mais…

Et, après avoir pris un léger temps, Chantecoqmartela :

– Mais je puis vous déclarer que ce soir…Ménardier aura à son tableau… un innocent !

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