Belphégor

Chapitre 11OÙ BELPHÉGOR DÉCLARE DIRECTEMENT LA GUERRE À CHANTECOQ

Le même soir, pendant le dîner, Chantecoqavait observé un silence presque complet, que sa fille s’était biengardée de troubler.

Après avoir avalé rapidement une tasse de cafésans sucre, il s’était retiré dans son studio avec sa fille…L’Histoire du vieux Louvre était restée sur sa table detravail… Il la considéra d’un air dédaigneux et s’en fut classerdans un des rayons de la bibliothèque le livre, désormais pour luiinutile. Et tandis que Colette, assise à sa place habituelle,parcourait les journaux du soir, il s’installait devant son bureauen murmurant :

– Et maintenant, à l’ouvrage !

Chantecoq prit dans le tiroir du meuble lesdeux messages signés « Belphégor » et les lisait etrelisait avec une extrême attention.

Puis, s’emparant de sa loupe, il se mit àscruter, à analyser tous les détails de cette écriture, lettre parlettre, avec le même soin qu’un graphologue professionnel.

Bientôt le visage du grand limier trahit uneassez vive surprise. Ouvrant de nouveau le tiroir, il y plongea lamain et en retira le petit bleu dans lequel Jacques Bellegardes’excusait de ne pouvoir se rendre chez lui à l’heure dite. Il ledéposa à côté des deux messages de « Belphégor » et selivra sur lui, toujours à l’aide de sa loupe, à un examen aussiminutieux que le précédent.

Quand il eut terminé, il semblait troublé…inquiet… indécis…

– C’est étrange, fit-il, trèsétrange.

Colette releva la tête.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

– Viens voir.

La jeune fille se leva ; et, tout en luidésignant les trois documents étalés devant lui, Chantecoqreprit :

– Tu vois ces trois messages ? L’unm’a été adressé par Jacques Bellegarde.

– Je le connais, soulignait Colette.

– Les deux autres ont été envoyés parBelphégor.

– Par Belphégor ?

– Parfaitement… celui-ci à JacquesBellegarde… celui-là à Mme Simone Desroches… Je te demande de leslire tous les trois lentement, posément. Tu me dirasensuite ce que tu en penses.

Colette obéit.

– Eh bien ? interrogea le détectivequand elle eut fini de lire.

– Je constate que l’écriture de M.Bellegarde est très nette, très franche, très typée, et que cellede Belphégor est incohérente, tarabiscotée et visiblementcontrefaite.

– D’accord… mais n’as-tu pas faitd’autres remarques ?

– Mon Dieu ! non.

– Veux-tu te donner la peine de fixerparticulièrement le B de Bellegarde et le B deBelphégor ?

– Volontiers.

Colette regarda pendant un instant les deuxlettres que lui indiquait son père.

Celui-ci reprenait :

– Ne trouves-tu pas que ces deuxB semblent avoir été écrits par la même main ?

– En effet, reconnut la jeune fille.

– Ce n’est pas tout, poursuivait ledétective… regarde bien à présent les boucles des C.

– Elles sont les mêmes.

– Et celles des l ?

– Pareilles !

Et, subitement angoissée, Colettes’écriait :

– Père, soupçonnerais-tu M.Bellegarde ?

Le détective garda le silence.

– C’est impossible, protestait la jeunefille avec force… Ne m’as-tu pas dit toi-même que le Fantôme avaitvoulu frapper M. Bellegarde ?

– Parfaitement.

– Et alors ?

– Je n’affirme rien ! Je constatesimplement que son écriture et celle de Belphégor ont de frappantesanalogies.

Avec émotion, Colette reprenait :

– Qui te dit que Belphégor, quand il luiétait si facile d’employer pour sa correspondance une machine àécrire, n’a pas cherché à imiter l’écriture de M.Jacques ?

– Dans quel dessein ?

– Mais pour faire dévier sur lui lesrecherches de la police.

– C’est précisément ce que je voulais tefaire déclarer ! s’écriait le grand détective.

– Alors, tu es de mon avis ?

– Entièrement.

– Oh ! que je suiscontente !

– Et moi donc ! appuyait Chantecoq…Car cette découverte circonscrit singulièrement le champ de mesinvestigations…

Et une flamme dans le regard, ilmartela :

– Cela nous prouve péremptoirement queBelphégor connaît Bellegarde… C’est donc dans l’entourage decelui-ci que je dois commencer immédiatement mes recherches.

Très satisfait de la découverte qu’il venaitde faire et qui allait peut-être lui servir de fil d’Ariane dans lelabyrinthe où il s’engageait, le limier poursuivit :

– Il est évident que, de par saprofession, et au cours des enquêtes auxquelles il s’est livré, cejournaliste a été appelé à fréquenter les milieux les plus diverset par conséquent à coudoyer des individus d’une moralitédouteuse.

« Il y a aussi ses relations privées…J’ai entendu dire que son amie, Mlle Simone Desroches,recevait chez elle une société extrêmement mélangée.

Sans s’apercevoir qu’au nom de SimoneDesroches sa fille n’avait pu réprimer un geste de dépit,Chantecoq, tout à son sujet, continuait :

– C’est donc de ce côté…

Mais le grand limier n’acheva pas. La vitre del’une des fenêtres de son studio venait de voler en éclats et ungalet rond, autour duquel une lettre était solidement fixée, s’envint rouler aux pieds de Colette.

D’un bond, Chantecoq s’élança vers la fenêtre,qu’il ouvrait précipitamment. Le petit jardin au milieu duquels’élevait la villa était désert ; mais il lui sembla qu’uneombre filait rapidement dans l’allée de Verzy, et se confondaitpromptement avec les ténèbres.

S’élancer sur les traces de cet inconnu ?Tel fut le premier mouvement du détective. Mais il réfléchit que ceserait une perte de temps inutile… Non seulement l’agresseur avaitsur lui une grande avance, mais il devait encore avoir pris sesprécautions pour échapper à une probable poursuite.

Chantecoq referma donc la fenêtre et s’enrevint vers Colette, qui avait ramassé le galet et le tendait à sonpère.

Celui-ci s’en empara et dénoua la ficelle trèssolide et très serrée qui liait la lettre au projectile improvisé.Elle portait son adresse. Il décacheta l’enveloppe et lut ce quisuit :

Monsieur Chantecoq,

Un bon conseil. Cessez de vous occuper demoi, ou il vous arrivera malheur, ainsi qu’à votre fille.

Belphégor.

Chantecoq s’écriait :

– Ça… c’est le comble de l’audace !Et les yeux étincelants, il scanda :

– Eh bien ! nous allonsvoir !

Mais son regard s’arrêta sur son enfant…Aussitôt une expression de subite angoisse se répandit sur sonmasque si énergique et si volontaire…

– Qu’as-tu, père ? interrogeaitColette, qui avait gardé tout son sang-froid et paraissait toutesurprise du trouble que manifestait son père.

Chantecoq ne lui répondit pas.

– Tu sembles préoccupé, reprenait lajeune fille… Je suppose cependant que les menaces de ce Belphégorte laissent indifférent !

– S’il ne s’agissait que de moi,reprenait le détective, je ne ferais qu’en rire… Mais il y atoi…

– J’en ris, moi aussi.

– Je connais ta bravoure et je saisqu’elle est à l’abri de toute défaillance.

– Ne suis-je pas ta fille ?

Avec un accent de paternelle tendresse,Chantecoq s’écriait, en attirant Colette contre lui :

– Tu sais bien que tu es tout pour moi…S’il t’arrivait malheur, ma chérie, ce serait la fin de monexistence !

Colette protestait :

– Je m’étonne que tu prennes au tragiqueces quelques lignes qui ne sont qu’une tentative d’intimidationdont, pour ma part, je fais entièrement fi.

– Tu as tort, ma chérie, de considérercette menace aussi à la légère.

– Pourquoi ?

– Mon flair m’avertit que nous avonsaffaire à un misérable qui ne reculera devant rien pour assurer sonimpunité.

– Et le grand Chantecoq s’effaceraitdevant lui !

– Il y a toi… d’abord… Ah ! legredin, comme il doit bien me connaître, puisqu’il a tout de suitetrouvé le défaut de ma cuirasse.

– Père… tu te dois, avant tout, à tonœuvre, à ta tâche.

– Rappelle-toi, ma chérie, qu’au momentde nous quitter pour toujours, ta pauvre mère m’a fait jurer de laremplacer à tes côtés !

– Comme elle m’a fait jurer de veillersans cesse sur toi.

– Ma petite !

– Père, je ne te reconnais plus…s’écriait Colette dont le visage resplendissait d’un véritablehéroïsme.

« Je te le répète, tu ne peux pas… tu nedois pas renoncer à la lutte, surtout au moment où tu commences àvoir clair dans les ténèbres… Et puis, n’as-tu pas déjà, comme moi,la conviction que Belphégor cherche à faire planer les soupçons surun innocent ? Et nous laisserions ce bandit accomplir jusqu’aubout son œuvre infâme ! C’est impossible !

« Père, je t’en prie, je t’en supplie,c’est encore en vivant près de toi, en partageant avec toi lesheures graves qui se préparent, que je serai le mieux à l’abri dudanger… Oui, laisse-moi me battre à tes côtés, laisse-moi partageravec toi l’honneur de ton infaillible victoire.

– Eh bien ! soit, s’écriaitChantecoq, tout frémissant de la fierté que lui inspiraitl’attitude de sa fille.

Et il ajouta, tout en déposant sur le front deColette le plus tendre des baisers :

– Pardonne-moi cette défaillance, lapremière de ma vie, mais quand il s’agit de toi, je ne suis plusqu’un père.

– Moi aussi, je t’aime tant !… maisil me semble que je t’aurais moins aimé, si tu avais cédé àBelphégor.

– Sois tranquille, affirmait ledétective, qui avait reconquis toute son énergie… Maintenant, grâceà toi, je me sens plus fort que jamais… Ce misérable, qui oses’attaquer à toi, je l’attends de pied ferme… Un homme prévenu envaut deux. Tout en nous tenant sur nos gardes, nous le forceronsbien à se démasquer, et alors…

– Alors, fit Colette en un grand crid’espérance… Chantecoq sera encore vainqueur !

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