Belphégor

Chapitre 10OÙ CHANTECOQ ENTRE EN CAMPAGNE

Chantecoq après un rapide déjeuner, avaitregagné son cabinet de travail, où il s’était enfermé… Il s’étaitprocuré une Histoire du Louvre à travers les âges, qu’ils’était mis à étudier avec une extrême attention.

Le texte et les nombreuses gravures quil’illustraient avaient été, de sa part, l’objet d’un examenapprofondi. Sans doute espérait-il découvrir dans cet ouvrage trèscomplet un indice qui lui permettrait de repérer l’endroit par oùle Fantôme s’était introduit dans le musée ; mais au bout dedeux heures de recherches, il n’avait encore rien trouvé, etChantecoq allait refermer son livre, lorsque son domestiqueapparut, portant une carte sur un plateau. C’était celle de JacquesBellegarde.

Le détective donna l’ordre d’introduireaussitôt le reporter. Dès que celui-ci parut, Chantecoq s’en futvers lui avec empressement… Et par une cordiale poignée de main, ill’invita à prendre place sur un siège placé devant son bureau.

– Tout d’abord, attaquait Bellegarde,permettez-moi de vous remercier encore.

– Pourquoi donc ?

– Sans vous, la nuit dernière, jesubissais le sort du gardien Sabarat.

– Si je vous disais que c’est un peu etmême beaucoup ma faute ? répliquait Chantecoq avec un finsourire.

– Allons donc ! s’écriaitBellegarde.

– Je savais, déclarait le détective, quevous deviez passer la nuit dernière dans la salle des Dieuxbarbares.

– Vous savez donc tout ?

– C’est mon métier… J’ajoute que jen’avais qu’un mot à dire pour vous en empêcher… Si je ne l’ai pasfait, c’est parce que, d’abord, je n’étais pas fâché qu’un témoinde qualité assistât à la scène que je prévoyais, puis, qu’il y eûtlà un homme de votre courage pour me prêter au besoinmain-forte.

« Vous voyez bien, cher monsieur, quevous ne me devez aucune reconnaissance. Malheureusement, les chosesont moins bien tourné que je ne l’espérais. Enfin, l’essentiel estque nous soyons encore là tous les deux, plus décidés que jamais,n’est-ce pas, à tirer au clair cette singulière affaire.

– Plus que jamais, en effet, monsieurChantecoq, affirmait le journaliste avec force.

– À la bonne heure ! scandait ledétective. Je vois que nous sommes faits pour nous entendre.

Et, tout de suite, il ajouta :

– M’avez-vous apporté les documents dontvous m’avez parlé hier soir ?

– Les voici ! répliquait aussitôtBellegarde, en lui remettant les deux lettres signéesBelphégor.

Chantecoq s’en empara et les lutattentivement.

– Ce Belphégor a vraiment de l’audace…déclara-t-il d’un ton grave.

– C’est tout à fait mon avis.

– Puis-je garder ces lettres ?

– Je vous en prie.

Et Chantecoq tout en les envoyant rejoindre,dans l’un des tiroirs de son bureau, le pneumatique que le reporterlui avait adressé le matin même, répliqua, d’un air quelque peuénigmatique :

– Je vais les examiner, dès ce soir, avecla plus grande attention et peut-être me fourniront-elles un indicecapable de me lancer sur une bonne piste.

Mais un cri de surprise échappait à Jacques.Ce n’était nullement la déclaration de Chantecoq qui le luiarrachait, mais l’apparition soudaine, dans le studio, de ladélicieuse Parisienne dont l’image le hantait si puissamment depuisque, par trois fois et dans des circonstances si singulières, ill’avait rencontrée sur sa route.

Colette, qui portait une toilette de villed’une élégante simplicité, complétée d’un charmant chapeau clochequi lui seyait à ravir, s’avançait vers son père ; et, tout enfeignant de ne pas remarquer la présence du journaliste, elleannonçait joyeusement :

– Papa, je suis prête !

– Monsieur Bellegarde ! présentaitle détective en souriant… Ma fille et ma secrétaire !

– Mademoiselle, balbutiait Jacquestroublé, en regardant tour à tour Colette et Chantecoq.

Celui-ci, tout en accentuant son sourire,reprenait :

– Comment ! vous n’aviez pasdeviné ?…

– C’est-à-dire que… hésitait le jeunehomme.

Mais Colette, désireuse de lui éviterl’évocation d’un incident dont il ne pouvait avoir conservé qu’unsouvenir désagréable, lui tendait franchement la main tout endisant :

– N’est-ce pas, monsieur Bellegarde, quemon père possède au suprême degré l’art de se camoufler.

– C’est tout simplement admirable,déclarait Bellegarde, enchanté de cette diversion.

– Il peut, continuait Colette, s’incarnerdans vingt personnages différents et je mets au défi l’œil le plusexercé de le reconnaître. Ainsi, moi-même, il m’est arrivé depasser près de lui, dans la rue, sans le reconnaître…

– Et pourtant, s’écriait le détective, jen’ai jamais été comédien.

– Je ne voudrais pas être indiscret,reprenait le journaliste. Je vois que vous vous prépariez àsortir.

– En effet ! répliquait Chantecoq.J’ai l’intention de me rendre au Louvre avec ma fille. Voulez-vousnous y accompagner ?

– Très volontiers.

– Seulement, observait Colette, il faudranous dépêcher, si nous voulons arriver avant la fermeture.

– J’ai là justement une voiture,déclarait Jacques.

– Eh bien ! filons ! conclut ledétective.

Un instant après ils montaient dans le taxi dureporter, qui stationnait avenue des Ternes.

Non loin de là, le bossu, dans sa voiturette,était toujours aux aguets.

Sans doute attachait-il une grande importanceaux allées et venues de celui qu’il filait avec une si opiniâtreinsistance, car, tout en feignant de s’absorber dans la lecture deson journal, il n’avait cessé de lancer de rapides coups d’œil versla grille ouverte qui sert d’entrée à l’allée de Verzy. Lorsqu’ilaperçut Chantecoq, Bellegarde et Colette, un sourire desatisfaction erra sur ses lèvres minces et décolorées.

À haute voix, le reporter lançait auchauffeur :

– Au musée du Louvre !

Tous trois prirent place dans le taxi quidémarra… Le bossu, jetant son journal sur le trottoir, saisit sonvolant et, tout en mettant son véhicule en marche, ilgrommela :

– Alors, c’est la triplealliance !…

Et, tout en ricanant, il scanda :

– Soit ! mais rira bien qui rira ledernier !

Vingt minutes après, le taxi s’arrêtait dansla grande cour du Louvre… Ses trois occupants en descendirent… et,tandis que Bellegarde réglait le chauffeur, le bossu rangeait savoiturette à une cinquantaine de mètres de là, le long dutrottoir.

Le journaliste, ayant rejoint le détective etsa fille, tous trois pénétrèrent dans le palais et se dirigèrenttout droit vers l’escalier de la Victoire de Samothracequi, chance inespérée, était absolument désert.

Arrivés sur le palier, ils s’arrêtèrent.Chantecoq qui, doué d’une excellente mémoire, avait exactementrepéré l’endroit où le Fantôme s’était littéralement fondu dans lesténèbres, demanda à Bellegarde :

– C’est bien là, n’est-ce pas, qu’il adisparu ?

– C’est bien là !

Le détective promena autour de lui un longregard qui finit par se fixer sur un gros pilier placé à gauche eten retrait de la rampe. Et, tout en le désignant du doigt, ilreprit :

– Je suis persuadé qu’il doit exister làune issue secrète. Je ne puis, en effet, m’expliquer autrementl’évasion de notre bandit.

Et, prenant dans la poche de son veston uneloupe puissante, il se mit à examiner consciencieusement le pilier,depuis la base jusqu’à hauteur d’homme.

Bientôt l’air un peu désappointé, ildéclarait :

– Je n’aperçois aucune solution decontinuité… pas la moindre fissure. Partout la patine de la pierreest uniforme, et pourtant…

Remplaçant sa loupe par un petit marteau enacier, il en frappa plusieurs coups espacés le long de la colonne…Mais son ouïe, qui était d’une finesse exercée, ne perçut aucun soncreux :

– Rien, grommela-t-il… C’estbizarre !

Et, tout en faisant disparaître ses deuxinstruments d’investigation, il ajouta :

– Cherchons ailleurs… Les dalles ?…Aucun passage ne peut avoir été pratiqué parmi elles, puisqu’il nepourrait qu’aboutir à la voûte de l’escalier et donc à aucunsouterrain indispensable pour s’enfuir. À moins que…

Chantecoq réfléchit un instant, puis ilreprit :

– Oui, à moins qu’il n’y ait là-dessousune simple cachette dont le Fantôme aurait surpris le secret etdans laquelle il se serait réfugié quand nous le serrions de près…et d’où il sera sorti lorsqu’il n’y aura plus eu personne.

De nouveau, le détective regarda autour delui.

– C’est sur la gauche qu’il a bondi…Voyons un peu de ce côté !

Il se dirigea vers une muraille recouverted’une épaisse et sombre tenture qu’il souleva… Elle recouvrait uneporte en chêne massif défendue par une épaisse serrure.

– Cette porte, observa-t-il, estcondamnée depuis longtemps. Voyons cependant où elle donne.

Et, tirant de sa poche un plan du musée, ilallait le consulter, lorsque retentit le cri quotidien etréglementaire :

– On ferme !

Un flot de visiteurs, poussé par un gardien,apparut au sommet de l’escalier.

– Fini pour aujourd’hui, conclutChantecoq Allons-nous-en !

– Eh bien ! monsieur Chantecoq,qu’en dites-vous ? interrogeait Bellegarde en descendant lesmarches.

– Je pense, répliquait le père deColette, que ce serait perdre son temps que de chercher à savoirpar où le Fantôme est entré au Louvre et en est sorti, et que mieuxvaut chercher plutôt à savoir ce qu’il est venu y faire.

– Pour cela, reprenait Colette, ilfaudrait que nous puissions pénétrer dans la salle des Dieuxbarbares.

– J’y songe ! ponctuait ledétective.

– Malheureusement, faisait observerBellegarde, l’accès en est toujours interdit au public, et je necrois pas que la police, sous les traits de notre cher amiMénardier, soit disposée à faire une exception en notre faveur.

Tout en cheminant, nos trois interlocuteursavaient gagné la grande cour et étaient arrivés à la hauteur de lavoiturette du bossu qui stationnait toujours le long du trottoir,mais vide, cette fois, de son conducteur. Ils allaient continuerleur route, lorsqu’une voix puissante retentit tout prèsd’eux :

– Monsieur Chantecoq ! MonsieurChantecoq !

Ils se retournèrent… Pierre Gautrais, sacasquette à la main et l’air navré, se tenait devant eux.

– Eh bien ! mon brave, qu’y a-t-ildonc ? interrogeait le grand limier.

– Ça y est ! Je suis révoqué !expliquait le gardien d’un ton désespéré.

Tout en le fixant bien dans les yeux,Chantecoq reprenait :

– Tu sais ce que je t’ai promis…

– Alors, s’écria Gautrais, vous me prenezà votre service ?

– Ainsi que ta femme !

– Nous avons justement besoin d’une bonnecuisinière, soulignait gaiement Colette ; et je sais queMarie-Jeanne est un vrai cordon-bleu.

– Ça, appuyait Gautrais, j’en réponds, etje vous prie de croire que vous allez être soignés.

– Alors, s’exclamait Jacques avec bonnehumeur, vous m’enlevez ma femme de ménage ?

– Je vous demande pardon… j’ignorais…s’excusait la jeune fille.

– Je vous en prie, ne vous gênez pas…s’empressait de déclarer le reporter… Certes, je tenais beaucoup àMarie-Jeanne, mais je m’en voudrais de vous priver, ainsi quemonsieur votre père, des services de cette excellente femme… J’enserai quitte pour me procurer une autre femme de ménage.

– Marie-Jeanne vous trouvera ça…affirmait Gautrais, ravi de la tournure que prenaient pour lui lesévénements.

Et il ajouta rondement :

– Au revoir tout le monde et encoremerci !

L’excellent homme s’éloigna, tout exubérant dejoie.

Alors, Colette, s’avançant vers Jacques quis’apprêtait à prendre congé d’elle et de son père, luidit :

– Moi aussi, il faut que je vousremercie.

– De quoi donc, mademoiselle ?

– Mais du sacrifice que vous avez bienvoulu consentir en notre faveur.

– N’est-ce pas tout naturel ?

Et, s’adressant au détective qui regardait lesdeux jeunes gens avec un bon sourire, le reporter ajouta :

– Quand aurai-je le grand plaisir de vousrevoir ?

Avec bonhomie, Chantecoq répliquait :

– Mais quand vous voudrez, et le plus tôtsera le mieux. Au fait, j’y songe. Faites-nous donc l’amitié devenir dîner demain soir avec nous, sans cérémonie, en famille. Vouspourrez ainsi goûter à la cuisine de votre femme de ménage.

Instinctivement, les yeux de Jacques sedirigèrent vers Colette. Tout, en elle, semblait si bien exprimerqu’elle espérait une réponse favorable, que, sans hésiter, ilrépondit :

– J’accepte avec plaisir.

Après de cordiales poignées de main, toustrois se séparèrent. Colette, en voyant partir Jacques, dit à sonpère, avec cette exquise spontanéité qui lacaractérisait :

– N’est-ce pas, qu’il estcharmant ?

– Comme le prince du même nom, ditChantecoq en tapotant la joue de Colette qui se colora d’un jolirose.

Et, prenant le bras de son père, elle s’en futavec lui dans la direction du Carrousel.

Quand ils eurent fait quelques pas, la tête dumystérieux bossu émergea lentement de la voiturette, au fond delaquelle il se cachait. Et tout en suivant de son regard debatracien le détective et sa fille qui s’éloignaient en devisantgaiement, il murmura avec un hideux sourire :

– Je crois que Belphégor sera content demoi !…

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