Belphégor

Chapitre 4LE RESTAURANT DES GLYCINES

Le restaurant des Glycines était, aumoment où se déroule cette histoire, l’établissement le plus envogue du bois de Boulogne. Ce jour-là, à l’heure du déjeuner, ilfaisait un temps magnifique. Profitant des premières caresses duprintemps, une clientèle très sélecte avait envahi la plupart destables qui se dressaient dans le joli décor de verdure d’un beaujardin fleuri et ombragé.

Un homme déjà d’un certain âge, habillé avecune sobre élégance, au regard très vif sous ses lunettes à montured’écaille, à la barbe et aux cheveux grisonnants, etqu’accompagnait une délicieuse jeune fille vêtue d’une toiletted’une fraîcheur exquise et d’un goût parfait, venait de s’installersous un parasol.

Leur entrée était passée inaperçue, même àBellegarde et à Simone Desroches, qui, à une table voisine,venaient d’attaquer de savoureuses tartines de caviar… S’approchantdes nouveaux arrivants, le maître d’hôtel tendit la carte à lajeune fille… Mais celle-ci, la remettant au vieux monsieur, fitd’une voix claire, harmonieuse :

– Commande, papa, tu t’y entends beaucoupmieux que moi.

– Entendu, ma petite Colette.

À ces mots, Jacques retourna légèrement latête. Il ne put réprimer un léger mouvement de surprise… Il venaitde reconnaître la charmante personne que, la veille, il avaitrencontrée boulevard Sébastopol.

Elle, de son côté, en apercevant lejournaliste, esquissa un rapide sourire ; puis, baissant lesyeux, tandis que son père commandait le menu, elle prit l’un desœillets semés sur la table et l’approchant de son visage, elleparut prendre un vif plaisir à en respirer le parfum. Simone,toujours aux aguets, n’avait pas été sans saisir au passage cettepetite scène rapide dont aucune nuance ne lui avait échappé.

– Tu connais ces gens ?demanda-t-elle tout bas à son ami.

– Pas du tout !… répliqua celui-ci,en affectant un air indifférent.

– Tiens, je croyais !…

Simone se tut, rongeant son frein.

Tandis qu’on apportait les quenelles debrochet au bourgogne, Jacques ne put s’empêcher de jeter à ladérobée, à l’adresse de la jolie Parisienne, quelques furtifsregards que Simone ne manqua pas de surprendre… Alors, brusquement,les sourcils froncés, elle lança à Jacques, d’un tonbref :

– Tu es toujours décidé à t’occuper decette affaire du Louvre ?

Sans doute le vieux monsieur et sa filleavaient-ils surpris ce propos ; car ils échangèrent un rapidecoup d’œil, qui, pour un observateur avisé, aurait pu paraîtrequelque peu étrange.

Jacques, distrait, ne répondait toujours pas àla question que venait de lui poser son amie.

Celle-ci, de plus en plus nerveuse,s’écriait :

– Tu pourrais au moins m’écouter quand jete parle.

Jacques tressaillit… Puis il fit, un peugêné :

– Que me disais-tu donc ?

– Rien ! répliqua Simone, en prenantune attitude boudeuse.

Le maître d’hôtel, avec des gestes onctueux,sacerdotaux, disposait sur les assiettes les appétissantesquenelles. Bellegarde tourna légèrement la tête vers la tablevoisine. Colette continuait à parler à son père sur un ton deconfidence… Bientôt son regard, tout pétillant de malice, s’obliquavers le journaliste, qui accentua involontairement son sourire.

Cette fois, c’en était trop. Jetantrageusement sa serviette sur la table, Simone martelait :

– J’en ai assez !

Jacques, déconcerté, tenta :

– Voyons… qu’est-ce qu’il y aencore ?

D’une voix agressive, la jeune femmepoursuivait :

– Parce qu’une jeune personne mal élevéete regarde avec effronterie, tu te figures tout de suite…

– Simone, je t’en prie.

– Laisse-moi… j’ai vu ce que j’ai vu,n’est-ce pas !

Jacques voulut la calmer, mais en vain… Ellese leva, et, s’emparant de son sac, toute frémissante de colèrecontenue, elle lança au journaliste, sur un ton qui n’admettait pasde réplique :

– Ça va… Adieu !

Et elle s’en fut, après avoir adressé àColette un regard foudroyant… et sans que Bellegarde, littéralementmédusé, eût rien tenté pour la retenir.

Au moment où il s’apprêtait à adresser desexcuses à ses voisins qui, d’ailleurs, n’avaient paru prêter aucuneattention à cette algarade, un chasseur survenait,annonçant :

– On demande M. Claude Barjac autéléphone.

Le vieux monsieur se leva aussitôt et suivitle chasseur. Colette, demeurée seule, dirigea ses yeux vers lejournaliste, qui s’était remis à manger ses quenelles d’un airdistrait et renfrogné.

Sans doute subit-il l’attraction de cette âmequi déjà semblait se pencher vers la sienne ; car, bientôt,son regard se croisa avec celui de la jeune fille et il y découvrittout à coup une expression de douceur et de bienveillance qui étaitcomme un acquiescement tacite aux excuses qu’il n’avait pas encoreeu le temps de lui présenter… S’enhardissant, il allait lui parler,mais M. Barjac revenait ; et, tout en s’asseyant en face de safille, il lui murmura d’un air énigmatique :

– C’est pour ce soir !

D’un rapide clignement d’œil, Colette luidésigna le reporter, qui, pour se donner une contenance, vidaitd’un trait son verre de graves.

Un sourire un peu narquois se dessina sur leslèvres de M. Barjac… tandis que derrière ses lunettes ses yeuxavaient d’étranges pétillements. Et Jacques comprenant, malgré toutle désir qu’il avait d’entamer la conversation avec sa jolievoisine, qu’il risquait de se rendre un tantinet ridicule, endonnant suite à un incident qui semblait apaisé, prit dans sonportefeuille un pneumatique, et, à l’aide de son stylo, y traça cesmots :

Ma chère Simone,

Bien qu’il m’en coûte beaucoup de te fairede la peine, il m’est impossible de supporter plus longtemps tesscènes de jalousie, aussi ridicules qu’injustifiées.

Le maître d’hôtel s’approchait de lui, lacarte à la main.

– Et maintenant, demandait-il, qu’est-ceque monsieur choisit ?

– J’ai fini, répliquait Bellegarde.Donnez-moi l’addition.

Et il continua à écrire :

Mieux vaut donc ne plus nous revoir,puisque nous ne nous comprenons pas et que nous ne pouvons plusnous entendre. Ne m’en veux pas d’une décision que toi seule asprovoquée et rendue irrévocable.

Adieu.

Jacques.

Le reporter cacheta son pneu et traçal’adresse. Un garçon apporta l’addition qu’il régla rapidement.Puis, tandis qu’on lui remettait son vestiaire, il glissa àl’oreille du maître d’hôtel :

– Pouvez-vous me dire qui sont cemonsieur et cette jeune fille qui déjeunent là-bas, à cettetable ?

Le maître d’hôtel répondit :

– Je l’ignore, monsieur. C’est lapremière fois qu’ils viennent aux Glycines.

Jacques eut un dernier regard vers Colette,qui croquait, de ses jolies dents, de belles crevettes roses. Puisil s’éloigna.

Colette le suivit des yeux… et ellesoupira :

– Pauvre garçon… c’est dommage !

Et s’adressant à son père, qui, délaissant lesnombreux et appétissants hors-d’œuvre étalés devant lui,griffonnait sur son calepin des mots illisibles, ellefit :

– Tu dis que c’est pour cesoir ?

Barjac, brusquement, releva la tête.

– Je te raconterai cela tout à l’heure,fit-il d’un air grave.

Et, d’un ton mystérieux, il ajouta :

– Ici, les bosquets pourraient bien avoirdes oreilles…

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