Belphégor

Chapitre 8LE BOSSU MYSTÉRIEUX

À la même heure, avenue d’Antin, le long dutrottoir qui s’étendait juste en face du rez-de-chausséequ’habitait Jacques Bellegarde, un individu s’efforçait, depuis unbon moment déjà, et d’ailleurs sans y parvenir, de regonfler l’undes pneus arrière d’une voiturette dont la carrosserie, en assezmauvais état, révélait à la fois un long usage et un insuffisantentretien.

Ce personnage était d’aspect plutôt bizarre.Vêtu d’un complet de couleur sombre et qui n’avait rien de sportif,il était affligé d’une gibbosité qui faisait de son dos unvéritable hémisphère. Son visage aux traits durs et saillants, auxyeux à fleur de tête, s’encadrait de deux courts favoris parsemésde quelques fils d’argent. Les énormes pieds qui terminaient lesjambes cagneuses, et les mains non moins gigantesques quis’ajoutaient à ses bras d’une longueur démesurée achevaient d’enfaire une sorte de personnage légendaire qu’on eût dit échappé d’unconte d’Hoffmann ou d’un récit d’Edgar Poe.

En observant ce bossu avec un peu d’attention,il eût été facile de constater que, par instants, tout en affectantde s’acharner à sa besogne, il dirigeait son regard vers l’une desfenêtres du journaliste, dont les rideaux transparents laissaientapercevoir les silhouettes d’un homme et d’une femme quiparaissaient discuter avec animation et n’étaient autres que cellesde Jacques Bellegarde et de la demoiselle de compagnie de SimoneDesroches.

La nuit précédente, en rentrant chez lui, lereporter avait trouvé un mot d’Elsa Bergen lui faisant savoirqu’elle passerait avenue d’Antin dans la matinée, pour une affairetrès urgente.

Soupçonnant que de graves événements avaientdû se dérouler, Jacques n’avait pas cru devoir éconduire lavisiteuse. Voilà pourquoi il avait prié Chantecoq de remettre àl’après-midi le rendez-vous qu’il avait pris avec lui pour lamatinée.

Les prévisions de Bellegarde étaient exactes.Aux dires d’Elsa Bergen, le billet dans lequel Jacques signifiait àson amie que tout était désormais fini avait plongé celle-ci dansun violent désespoir.

Se départant de sa froideur habituelle, laScandinave déclarait avec émotion :

– Tout à l’heure, quand je l’ai quittée,elle reposait encore… J’en ai profité pour accourir chez vous,après avoir recommandé à sa femme de chambre de ne pas la perdre devue une seconde.

« Monsieur Jacques, il faut absolumentque vous reveniez près d’elle.

– Mademoiselle reprenait le reporter,avec une expression de sincérité absolue, je ne demandais qu’àl’aimer… Mieux que personne vous savez à quel point elle s’estmontrée, à mon égard, tyrannique… insupportable…

– Réfléchissez, monsieur Jacques, auxresponsabilités que vous allez prendre. Le médecin de Simone m’aconfié qu’elle souffrait d’une insuffisance mitrale et qu’un chocviolent et prolongé risquait de l’emporter.

« Je ne vous en dis pas davantage. Jelaisse à votre conscience le soin de décider !

Bellegarde se taisait. Les dernières parolesd’Elsa Bergen l’avaient péniblement impressionné. Certes, il luiétait extrêmement pénible de reprendre contact avec une femme qu’iln’aimait plus et dont l’existence ne pouvait que peser lourdementsur la sienne. Mais avait-il le droit de lui infliger les affresd’une si cruelle douleur et peut-être de ne se séparer d’elle quepour la jeter dans les bras de la mort ?

Très pâle, mais d’une voix assurée, ilfit :

– Puisqu’il en est ainsi, mademoiselle,je passerai tout à l’heure chez Simone.

– Vous la sauvez ! répliqua laScandinave en lui tendant la main.

Et elle ajouta :

– Je cours vite lui annoncer cetteheureuse nouvelle.

Bellegarde l’accompagna jusqu’à la porte… Puisil revint dans son cabinet de travail. Une grande préoccupation selisait sur son visage…

Simone… n’était-ce pas sa vie intime gâchée,son avenir compromis, son talent en péril, son âme à ladérive ?

N’était-elle pas l’adversaire de son reposmoral, une entrave permanente à son travail et à l’ascension de sontalent dont elle risquait de causer la ruine ?…

Et voilà qu’ajoutant encore à ses transes,prélude à l’enlisement fatal qu’il prévoyait, surgissait à traversles brumes de mauvais augure qui commençaient à obscurcir sa route,la gracieuse et rayonnante image de cette jeune fille que, partrois fois, le hasard avait mise sur sa route.

Quel contraste avec Simone ! Quelle âmesimple et claire on devinait sous ce sourire si gracieusement, sigaiement épanoui, à travers ce regard limpide comme le miroir d’unlac aux eaux transparentes et sur lequel se reflètent à la foisl’azur d’un ciel sans nuages et l’or d’un splendidesoleil !

Que l’amour d’un être pareil devait être chosesublime et divine !… Quelle compagne elle serait un jour pourcelui qui saurait se faire aimer d’elle !

Mais on frappait à sa porte.

– Entrez ! fit-il en cherchant à seressaisir.

C’était Marie-Jeanne.

Sa bonne grosse figure avait perdu sonhabituelle expression de franche gaieté ; et ses yeux bouffiset rouges attestaient qu’il n’y avait pas longtemps qu’elle avaitcessé de pleurer.

– Monsieur Jacques, déclara-t-elle,excusez-moi si je suis en retard, mais ça ne va pas à lamaison.

– Qu’y a-t-il donc ? lançaBellegarde d’un ton un peu distrait.

– Mon mari a été appelé ce matin, dès lapremière heure, chez M. le conservateur du Louvre… Il a dû luiavouer que c’était lui qui vous avait introduit, ainsi que M.Chantecoq, dans la salle des Dieux barbares.

– Et alors ? interrogeait le jeunereporter.

– Il est révoqué ! s’écria la bravefemme en étouffant un sanglot.

– Ma bonne Marie-Jeanne, affirmaitJacques… je suis désolé… Mais ne vous tourmentez pas ainsi… Je vaisimmédiatement recommander Gautrais à la direction de mon journal etje suis sûr qu’on lui trouvera, au Petit Parisien,unesituation au moins équivalente à celle que je lui ai faitperdre.

– Monsieur Jacques… je savais bien quenous pouvions compter sur vous… répliquait la femme de ménage endirigeant vers le journaliste un regard tout plein dereconnaissance.

– Dites à votre mari de venir me voir, cesoir, vers dix-huit heures, au Petit Parisien.

– Je lui ferai la commission, monsieurJacques… Et encore, merci.

Bellegarde quitta son bureau. Il prit, dansl’antichambre, son chapeau et son pardessus, accrochés à unportemanteau… Puis il gagna le dehors…

Le bossu mystérieux avait enfin fini degonfler son pneu… Maintenant, il examinait son moteur qui,d’ailleurs, ronflait avec une régularité parfaite.

À la vue du journaliste, il referma vivementson capot et s’installa sur son siège avec une souplesse demouvements que l’on n’eût pas soupçonnée chez un être aussidifforme.

Jacques, qui s’était arrêté sur le trottoir,héla un taxi qui passait à vide et y sauta lestement, tout enlançant au chauffeur l’adresse de Simone.

Alors, le bossu mit en marche sa voiturette ets’élança sur les traces du taxi…

Marie-Jeanne qui, pour donner de l’air, avaitouvert la fenêtre, aperçut son dos voûté et penché au-dessus duvolant.

– Un boscot… fit-elle. Quel malheur queje ne puisse pas caresser sa bosse ! On prétend que ça portebonheur.

Et, tout en secouant la tête, elleajouta :

– En attendant, j’ai grand-peur que toutcela ne finisse très mal pour tout le monde !

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