Belphégor

Chapitre 6LES NUITS ET LES ENNUIS DU BARON PAPILLON

À l’heure où s’accomplissaient les événementsque nous venons de décrire, le baron Papillon était en train de sedemander tout simplement s’il n’allait pas demander le divorce.

En effet, une scène terrible avait mis auxprises les deux époux, entre lesquels avait jusqu’alors régné cetteharmonie de bon ton qui sert à masquer une indifférence aussimutuelle qu’absolue.

En rentrant chez lui vers sept heures du soir,le collectionneur avait trouvé la baronne dans le grand vestibule,au milieu d’un amoncellement de malles et de bagages qui eussentsuffi à remplir un wagon de marchandises.

Braillant, gesticulant, elle donnait desordres tous plus contradictoires et plus ahurissants à sesdomestiques qui, littéralement affolés, ne savaient plus où donnerde la tête.

– Ah çà ! que signifie ?…interrogea le baron, qui se demandait si sa femme n’avait pasachevé de perdre le peu de raison qui lui restait.

Dressée sur ses ergots, telle une poule encolère, Madame répliquait :

– Belphégor me cause de telles frayeursque j’ai décidé que nous partirions pour le Japon.

– Pour le Japon ! répétait le baron,ahuri.

La baronne reprenait :

– Il faut que je fasse mes préparatifs.Songe donc, un voyage de plusieurs mois…

Et, désignant la véritable montagne qui sedressait autour d’elle, elle ajouta :

– Et encore, je n’emporte que lenécessaire !…

– Ma chère amie, déclarait Papillon,effrayé de l’orage qu’il n’allait pas manquer de faire éclater,j’aurais deux mots à te dire.

– Eh bien ! parle !

– Pas ici !… Passons, si tu veuxbien dans mon cabinet de travail.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est inutile de mettre lepersonnel au courant…

Et tout en prenant sa femme par le bras,doucement, très doucement, il lui dit :

– Viens, mon chou… viens…

Et il l’entraîna jusque dans son bureau…

Littéralement empoisonné, le baron ne savaitcomment entamer un entretien qu’il pressentait mouvementé, et dontil n’osait prévoir les conséquences…

Déjà très nerveuse, et tout en roulant desyeux en boules de loto, Eudoxie le pressait :

– Eh bien !… qu’est-ce que tuattends ?… Il n’y a plus de domestiques. Nous voilà en tête àtête, ainsi que tu le désirais… Pourquoi ces hésitations ?…ces réticences ?… Aurais-tu quelque mauvaise nouvelle àm’annoncer ?

– Pas du tout !

– Alors ?…

Papillon tergiversait toujours.

Se montant de plus en plus, Eudoxie,sévèrement, articulait :

– Hippolyte, tu me caches quelquechose !

Et, tout à coup, elle s’écria :

– Je devine tout… Tu as unemaîtresse.

– Moi !

– Oui, toi !… Une créature qui teretient à Paris.

– Mais pas du tout !… C’est ridiculede ta part d’avoir un pareil soupçon.

Et, appelant à lui le peu de courage qu’ilavait à sa disposition, il fit, d’un air grave etsolennel :

– Eudoxie, il nous est impossible departir demain au Japon.

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai lu dans un journalqu’une épidémie de béribéri, apportée à Yokohama par des Noirs,venait d’y éclater et se propageait dans tout l’empire nippon avecune rapidité foudroyante.

– Le béribéri ! s’exclamait Eudoxie.Qu’est-ce que c’est que cela ?

– C’est la maladie du sommeil… Il paraîtqu’en moins de huit jours elle a fait plus de cinq cent millevictimes.

– C’est absurde !… s’indignaitEudoxie… Il n’y a donc pas de médecins dans ce pays ?

– Si… et même d’excellents… Mais ils sontdébordés…

– Alors, filons aux Indes.

– Aux Indes !… répéta Papillon, enfeignant une subite épouvante… Aux Indes !…

– Qu’est ce qu’il y a encore auxIndes ?

Hippolyte, qui n’avait encore rien trouvé,fit, pour gagner du temps :

– Il s’y passe des choseseffroyables.

– Quoi ?

– Des choses qu’on n’ose pas écrire dansles journaux… et que je ne veux pas te répéter.

– Je veux tout savoir !…tout !

– Eh bien !… Eh bien !…ânonnait péniblement le collectionneur… aux Indes, c’est… c’est larévolution… et on y massacre tous les Européens.

– Et en Amérique ?

– Il y a la grippe espagnole.

– Et en Australie ?

– Le choléra morbus.

– Et au Maroc ?

– Au Maroc ?… Mais tu n’y pensespas… ma chérie… au Maroc, on y enlève chaque jour, jusque dans leshôtels, un grand nombre de Françaises que l’on emmène dans le Rifpour servir d’esclaves aux favorites des chefs dissidents.

– Et en Algérie ?

– En Algérie ?… Il y a… il y a lafièvre aphteuse.

– La fièvre aphteuse ?… regimbait labaronne, je croyais qu’il n’y avait que les animaux à attraperça.

Papillon, qui faisait preuve d’une imaginationqu’il ne se fût jamais soupçonnée, affirmait, avec un sérieuximperturbable :

– C’est une erreur… Dans les pays chauds,elle se communique également aux gens… elle prend alors le nom defièvre de Malte.

– Alors, sursautait Eudoxie, il n’y aplus moyen d’aller nulle part ?

Puis tout à coup, elle fit, saisie d’une idéesubite.

– Et en Espagne ?

– En Espagne ! Malheureuse ! serécriait Papillon… En Espagne !… Mais tu ignores donc que legouvernement dictatorial vient de rétablir l’Inquisition ?

– Et après ?

– Comme nous appartenons à la religionprotestante, nous serions immédiatement arrêtés, emprisonnés, etpeut-être brûlés vifs.

– En ce cas, il n’y a qu’à nous fairecatholiques.

– Cela nous entraînerait à des formalitésqui demanderaient un temps considérable.

– Si nous filions en Italie ?…s’entêtait la baronne, nettement décidée à passer en revue tous lespays du monde.

– En Italie !… répéta lecollectionneur en levant les bras au ciel…

« Mais, malheureuse, tu n’y songespas !…

– Pourquoi ?… C’est un très beaupays…

– Et Mussolini ?…

– Mussolini !… Tous ceux qui l’ontapproché disent que c’est un charmeur.

– Pour ses amis… mais pas pour ceux quine partagent pas ses idées.

– Comment !… Tu n’es pasfasciste ?

– Mais je ne suis rien du tout !… Çane me regarde pas, ce qui se passe en Italie.

– Eh bien ?

– Seulement, voilà, j’ai un de mesparents qui a écrit, il y a quelque temps, dans l’Impartial deCastelnaudary, un article assez violent contre Mussoliniduce… article, qui, étant donnée l’influence de son auteuret l’importance de son journal, n’a pas manqué d’être mis sous lesyeux du dictateur.

« Si jamais il apprend que nous sommesles cousins de ce pamphlétaire, il nous fera certainement interdirela frontière et nous en serons pour nos frais de voyage.

Mme Papillon s’obstinait.

– Il nous reste encore l’Angleterre, laSuisse, la Hollande, l’Allemagne…

– Mon chou… je t’en supplie… imploraitPapillon… tenons-nous-en là pour aujourd’hui.

– Alors, tu ne veux pluspartir ?

– J’ai une migraine atroce.

Le fait est que l’effort cérébral auquel avaitdû se livrer l’infortuné Hippolyte pour répondre à sa femme, luiavait donné un mal de tête que révélaient sa face congestionnée,ses yeux clignotants et ses paupières violacées.

Mais son égoïste et poltronne moitié étaitbeaucoup trop hantée par la crainte du Fantôme pour accorder laplus légère pitié à son mari.

Et éclatant de fureur, elle dit :

– Une migraine ! Unemigraine !… Prétexte pour n’en faire qu’à ta tête !

– Ma tête !… s’écriait le baron… Jevoudrais bien, en ce moment ne pas l’avoir sur mes épaules.

– D’abord, piaillait MmePapillon, tu ne peux pas avoir mal à la tête, puisqu’il n’y a riendedans.

– Je te jure, se montait l’amateur debibelots, que je souffre atrocement.

– Ce n’est pas vrai…

– Laisse-moi au moins prendre un cachetd’aspirine.

– Prends-en tout un flacon !vociférait la baronne déchaînée… et puisque tu ne veux pas partir…eh bien !… moi, je m’en irai toute seule.

– C’est cela ! conclut Hippolyte,sans chercher le moindrement à retenir son irascible femme qui,tout en continuant à proférer des sons, rauques et inarticulés,sortit en coup de vent du cabinet de travail.

Demeuré seul, l’amateur de bibelots se prit lefront à deux mains.

Puis il grommela :

– Oh ! oui, qu’elle s’en aille…qu’elle me fiche la paix, que je ne la voie plus… jamais !jamais !

Puis il sonna son valet de chambre et luiordonna de lui apporter un flacon de comprimés et un verred’eau.

Le calmant produisit son effet… Un quartd’heure après, le baron était entièrement soulagé.

Alors, il se mit à arpenter son bureau, touten monologuant :

– Déjà, avant l’apparition de ce Fantômedu Louvre, Eudoxie ne me rendait pas l’existence très facile… Ellea toujours eu un si mauvais caractère ; cependant, avec de lapatience, c’était encore supportable.

« Mais depuis que ce maudit Belphégor afait des siennes, cela devient intolérable.

« Ah ! pourquoi Belphégor nel’a-t-il pas emportée ?… Car, j’en suis sûr, elle ne s’en irapas sans moi !… Que faire ? Mon Dieu !… quefaire ?…

Jusqu’à l’heure du dîner, Papillon cherchavainement une solution, et lorsqu’il se retrouva à table, en facede la baronne, il s’aperçut à son attitude, que celle-ci nonseulement n’avait pas désarmé, mais qu’elle était d’une humeurencore plus épouvantable.

« Ça va être gentil ! » sedit-il, en déployant sa serviette… Il ne se trompait pas.

Elle commença par trouver exécrable un potageexquis, que son mari savourait avec délice.

Puis elle condamna, avec une sévérité nonmoins implacable, une timbale de homard à l’américaine, dont lefumet, à lui seul, garantissait l’exquise saveur…

Papillon esquissa une timide protestation.

– Mon chou… fit-il, je t’assure que cettetimbale est délicieuse…

– Veux-tu que je te coiffe avec ?…menaça la terrible Eudoxie.

Hippolyte n’insista pas, et se contenta depiquer le nez dans son assiette.

Quant à Mme Papillon, elle se levaen déclarant :

– Je vais mettre la clef à la porte.

– À quoi bon ? murmura lecollectionneur, puisque tu pars demain.

– Alors… grinça Eudoxie… tu merenvoies ?

– Non !… Mais c’est toi qui m’as ditque tu voulais partir.

– J’ai voulu voir, ripostait la baronne,jusqu’où irait ta muflerie.

« Maintenant, je suis fixée… tu nem’aimes plus… et tu ne m’as jamais aimée… et puisqu’il en estainsi, je vais demander le divorce, et puisque nous sommes mariéssous le régime de la communauté, j’exigerai la vente de toutes noscollections.

À ces mots, Papillon se redressa, comme s’ileût été secoué par une décharge électrique.

– Vendre les collections !s’écria-t-il en verdissant… Ça, jamais !… J’aime mieux qu’onm’arrache les yeux et qu’on me coupe le nez, la langue et lesoreilles.

– C’est à prendre ou à laisser.

– Mais c’est de la folie… Me priver deces œuvres d’art, de ces meubles précieux, de ces toilesmagnifiques, de ces tapisseries splendides, qui sont l’orgueil etla joie de ma vie… ça, jamais !

– Nous verrons bien… Et ce n’est pastout…

– Que vas-tu exiger de moi ?

– Nous mettrons aussi ton titre de baronen adjudication…

– Mais cela ne se fait pas, voyons…

– Tu l’as acheté… tu peux bien lerevendre.

– C’est fou !… C’est insensé !…hurlait le baron.

Et déchaîné à son tour, hors de lui, emportépar une de ces colères de mouton enragé, Papillon s’élança vers safemme, et, la saisissant à la gorge, il fit, l’écume auxlèvres :

– Un mot de plus… et je t’étrangle… commeun poulet !…

Alors, il se produisit un de ces phénomènestels que Shakespeare en a introduit dans la Mégèreapprivoisée.

Mme Papillon, sans chercher à sedégager, laissa retomber sa tête vers l’épaule de son tortionnaire,et d’une voix pâmée, elle fit :

– Mon loup… mon aimé… aie pitié de tapauvre chère folle qui t’adore et serait heureuse de mourir de tamain.

Papillon, ahuri, desserra son étreinte, qui,d’ailleurs, ne faisait courir aucun danger à sa femme, qui tombaaussitôt dans ses bras en balbutiant :

– Pardonne-moi, j’étais stupide.

Et elle ajouta, en enveloppant d’un regardénamouré l’amateur de bibelots, qui croyait rêver :

– Dieu ! que tu es beau, quand tu esen colère !

– Eudoxie !

– C’est toi qui avais raison… Demain, aulieu de nous embarquer pour le Japon, nous nous en irons, ainsi quetu me l’avais proposé, nous enfermer dans notre château deCourteuil. Là, dans ses épaisses murailles, nous pourrons défier leFantôme et recommencer notre lune de miel.

Aussi touché par ce revirement inattendu qu’ilavait été exaspéré par les menaces de sa femme, Papillon déposa surle front brûlant d’Eudoxie l’habituel et classique baiser, grâceauquel il avait déjà si souvent réussi à arrêter les discussionsqui menaçaient de devenir parfois orageuses.

Et Eudoxie, l’entraînant vers la table, luidit :

– Viens t’asseoir près de moi, monHippolyte… Viens, nous boirons dans le même verre… nous mangeronsdans la même assiette…

– La timbale va être froide… fit observerle gourmet qu’était le collectionneur.

– Nous la réchaufferons de notretendresse… minauda Mme Papillon, en rendant avec usure àson mari le baiser qui avait mis le point final à cette querelleplutôt mouvementée.

Le lendemain, dès la première heure, le baronet la baronne Papillon partaient en auto pour leur château deCourteuil…

Qu’allaient-ils y rencontrer ?

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer