Belphégor

Chapitre 1OÙ CHANTECOQ APPREND SUCCESSIVEMENT LA DISPARITION DE JACQUESBELLEGARDE ET LA RÉAPPARITION DE BELPHÉGOR

Il était neuf heures du matin… Sur la petiteterrasse attenant à sa maison et recouverte d’une véranda,Chantecoq, installé dans un confortable rocking-chair, parcouraittranquillement les journaux, lorsque, brusquement, il releva latête. Des pas rapprochés faisaient grincer le gravier de l’alléecentrale.

Le détective aperçut Pierre Gautrais qui sedirigeait vers lui, accompagné d’un homme d’une trentaine d’années,en costume de sport, et d’un garçon qui, habillé d’un vêtementrembourré de dresseur, tenait en laisse deux magnifiques chiensdanois, Pandore et Vidocq.

Chantecoq, se levant, fit quelques pas verseux. Lorsqu’ils les eut rejoints, Gautrais aussitôtprésenta :

– Monsieur Carabot, directeur du chenilde la rue Saint-Honoré.

Ce dernier salua le détective qui, simplement,cordialement, lui tendit la main.

M. Carabot déclarait, en lui montrant les deuxchiens :

– Ainsi que vous me l’avez demandé,monsieur Chantecoq, je vous amène Pandore et Vidocq, les deux plusbeaux numéros de mon chenil.

– Sont-ils bien dressés ?interrogeait Chantecoq.

– Vous allez voir ! fit le marchandavec un air très sûr de lui.

Et tout de suite il ordonna à sonemployé :

– Détachez-les !

Le garçon obéit. M. Carabot, tout en désignantune fenêtre ouverte de la villa à ses deux pensionnaires, qui,assis devant lui, le contemplaient de leurs yeux pétillantsd’intelligence, fit simplement :

– Allez !

Pandore et Vidocq s’élancèrent, escaladèrentles marches de la terrasse et, franchissant le rebord de lafenêtre, disparurent en un clin d’œil à l’intérieur de lamaison.

– Hé là ! observait Chantecoq un peuinquiet ; j’espère bien qu’ils ne vont rien démolir chezmoi…

– Soyez tranquille ! rassurait ledirecteur du chenil.

Et, prenant dans sa poche un sifflet, il entira un son aigu et prolongé.

Aussitôt, les chiens reparurent… seprécipitèrent vers lui, s’en vinrent se coucher à ses pieds.

– Bravo ! appuyait le grand limier,très satisfait de cette expérience.

Le directeur s’approchait de son employé etlui donnait quelques ordres à voix basse.

Le garçon se dirigea vers le soupirail de lacave et, tirant de sa poche une scie à métaux, il fit semblant des’attaquer à l’un des barreaux.

M. Carabot n’eut même pas besoin de prononcerune parole.

Un simple coup d’œil lancé aux deux chienssuffit pour que ceux-ci s’élançassent sur le faux cambrioleur etl’immobilisassent avec une rapidité foudroyante, l’un en luisautant à la gorge, l’autre en l’empoignant par une jambe.

Il était visible que celui-ci, sous peined’être dévoré, ne pouvait plus faire un mouvement.

De nouveau, le marchand fit entendre un coupde sifflet et instantanément les deux danois lâchèrent le garçon ets’en vinrent s’étendre devant leur maître.

– C’est parfait !… déclaraitChantecoq. Je crois qu’ils feront très bien mon affaire.

Et, se tournant vers Gautrais qui admirait lesdeux superbes bêtes, Chantecoq ordonna :

– Va dire à ta femme de leur préparer unebonne pâtée.

Et il réintégra son studio.

Colette était en train de disposer des fleursdans un vase de cristal qui ornait la table de travail dudétective.

S’avançant vers elle, Chantecoq fit, tout enl’embrassant :

– Bonjour, ma chérie !

– Bonjour, père, fit Colette en luirendant son baiser.

Et, tout de suite, d’un ton anxieux, cettedemande :

– Rien de nouveau ?

Le détective répliquait :

– Non, rien encore. Et toi, tu n’as pastrop rêvé à Belphégor ?

– Je n’ai jamais si bien dormi.

Tout en l’enveloppant d’un regard qui révélaitsa profonde tendresse, le détective reprit :

– Alors, bien vrai, tu n’as paspeur ?

Crânement, Colette ripostait :

– Pourquoi aurais-je peur ? N’es-tupas toujours le plus fort ?

Une sonnerie de téléphone retentit.

Le limier décrocha l’appareil et écouta.

Sans doute la communication était-elleimportante, car, malgré sa grande maîtrise de lui-même, il parut àla fois surpris et préoccupé.

À son tour, il lança dans le cornetd’ébonite :

– À la description que vous m’en faites,c’est évidemment le Fantôme du Louvre qui vous a rendu visite lanuit dernière.

Il se tut, écouta de nouveau ; puis illança dans le cornet :

– Allô !… Je veux bien. Mais à lacondition formelle que la police officielle ne sera pas saisieavant que j’aie fait mon enquête… Allô !… oui… mes méthodessont tellement différentes… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?Très bien ! parfait ! entendu !… Je vais venir toutde suite. Au revoir, mademoiselle !

Et, tout en raccrochant l’appareil, Chantecoqscanda :

– Décidément, ce Belphégor a toutes lesaudaces.

– Qu’a-t-il encore fait ?interrogeait Colette avec un accent de vive curiosité.

– Il paraît que, la nuit dernière, leFantôme du Louvre s’est introduit chez Mlle SimoneDesroches.

– L’amie de M. Bellegarde… précisa lajeune fille en pâlissant légèrement.

Sans paraître remarquer le trouble qui s’étaitemparé d’elle, Chantecoq poursuivait :

– Il se serait emparé d’un paquet delettres écrites par ce journaliste et que Mlle Desrochesavait elle-même serrées pendant l’après-midi, dans un meuble dontelle seule avait la clef.

Et comme s’il se parlait à lui-même, ilscanda :

– Pourquoi ce nouveau vol ?…Décidément, cette affaire devient de plus en plustroublante !

– Père, observait Colette, est-on biensûr que ce soit le Fantôme du Louvre qui ait commis celarcin ?

– La demoiselle de compagnie deMlle Desroches, qui vient de me téléphoner, m’en a faitune telle description qu’il ne peut y avoir aucun doute à cesujet !

– C’est vraiment extraordinaire !murmurait Colette, tout en s’efforçant de dissimuler la profondeémotion qui s’était emparée d’elle.

– Tellement extraordinaire, martelait lelimier, que je vais de ce pas me rendre chez MlleDesroches.

Il n’avait pas achevé cette phrase que laporte s’ouvrait avec fracas.

Rouge comme une tomate, le chapeau de travers,essoufflée, affolée, la bonne grosse Marie-Jeanne se précipitaitdans le studio en criant :

– Monsieur Chantecoq !… MademoiselleColette !…

Et elle se laissa tomber de tout son poidsdans un fauteuil qui, malgré la solidité de ses pieds en acajoumassif, fit entendre une plainte inquiétante.

– Voyons, qu’avez-vous ?interrogeait Colette en se précipitant vers sa nouvellecuisinière.

Suffoquée, celle-ci haletait :

– M. Jacques n’était pas chez lui ;et la concierge m’a affirmé qu’il n’était pas rentré de lanuit.

– Que dites-vous là ? s’exclamait lafille de Chantecoq tout en dirigeant son regard angoissé vers sonpère qui fronçait légèrement ses sourcils.

Mme Gautrais poursuivait :

– Je suis passée au PetitParisien. Là, on m’a dit qu’on n’avait pas revu M. Jacquesdepuis hier soir huit heures. Aussi j’ai peur qu’il ne lui soitarrivé malheur !

– Ne nous frappons pas ! déclaraitChantecoq. L’enquête que fait en ce moment Jacques Bellegarderéclame, ainsi que toutes celles de ce genre, la plus parfaitecirconspection et le plus grand mystère. Il se peut fort bien qu’ilait cru utile de s’absenter.

– Père, s’écriait Colette, j’ai lepressentiment qu’il est arrivé malheur à M. Jacques.

– Calme-toi, mon enfant !

– Pourvu que Belphégor, qui doit le haïrférocement, ainsi que tous ceux qui s’acharnent à sa poursuite, nel’ait pas, ainsi qu’il l’en menaçait, lâchementassassiné !

– Ne te mets donc pas de pareilles idéesen tête.

– Le vol de ces lettres n’est-il pasextrêmement troublant ?

– J’en conviens !

– Belphégor n’aurait-il pas dérobé cettecorrespondance dans le dessein de renforcer les charges qu’ilcherche à accumuler contre Bellegarde ?

– C’est fort probable, reconnaissaitChantecoq, très impressionné par la logique de sa fille.

Celle-ci continuait :

– Une fois en possession de cesdocuments, Belphégor n’aurait-il pas trouvé plus prudent des’éviter toute contradiction en supprimant le malheureux ? Etqui sait, si demain, les journaux ne nous apprendront pas que grâceaux machinations de ce bandit, M. Jacques s’est soi-disant suicidé…avouant ainsi qu’il était le Fantôme du Louvre !

– Ma chère Colette, reprenait Chantecoq,j’ai souvent admiré ton imagination et je l’ai admirée d’autantplus que, sauf de rares exceptions, elle était toujours d’accordavec la réalité.

« Permets-moi, cependant, de te faireobserver qu’aujourd’hui elle t’entraîne à des déductions dont jesuis loin de partager le pessimisme.

Et, avec un accent d’énergie qui se tempéraitd’une expression de douce et tendre affection, le célèbre limiercontinua :

– Je t’assure que tes hypothèses nereposent sur aucune base solide.

– Ah ! comme je voudrais que tueusses encore raison ! laissa échapper la jeune fille.

Devinant que le cœur de son enfant était prisencore plus qu’elle ne s’en doutait elle-même, Chantecoqreprenait :

– As-tu toujours confiance enmoi ?

– Plus que jamais !

– Eh bien ! ma chérie, en toutefranchise, je tiens à te déclarer que j’ai la conviction trèsnette, très arrêtée, que non seulement Jacques Bellegarde estvivant, mais qu’il dînera ce soir avec nous. Là-dessus je te dis« au revoir » ; car il faut que je passe chezMlle Desroches.

– Promets-moi que tu ne vas pas bougerd’ici pendant mon absence !

– Oui, père.

Chantecoq embrassa le front de sa fille, puis,se retournant vers Marie-Jeanne, il lui murmura à l’oreille.

– Je vous la confie !

– Monsieur, affirmait Marie-Jeanne avecune sincérité absolue, vous pouvez entièrement compter sur moi.Tant que je serai là, il n’arrivera rien à Mademoiselle.

Et le détective quitta son studio.

Après être demeurée quelques secondes pensiveet silencieuse, Colette fit quelques pas et se laissa tomber sur unsiège.

Envahie de nouveau par l’inquiétude, ellecourba le front et se cacha la tête entre les mains.

Des larmes affluaient à ses yeux. Undouloureux sanglot gonfla sa poitrine.

« Pourquoi, se demanda-t-elle… oui,pourquoi ai-je tant de chagrin ? »

Marie-Jeanne la contempla, tout attendrie. Et,s’approchant de la jeune fille, elle fit avec bonhomie :

– Faut pas pleurer comme ça, mademoiselleColette !

Et se penchant vers la charmante enfant dontelle avait deviné le secret, elle ajouta simplement :

– Il reviendra !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer