Belphégor

Chapitre 2MONSIEUR LÜCHNER

Lorsque Chantecoq et Jacques Bellegarde seretrouvèrent dans la rue, la première phrase que prononça lejournaliste fut pour demander au détective si celui-ci étaitcontent de lui.

– Très !… répliqua nettement legrand limier… Vous avez admirablement joué votre rôle… Et cen’était pas commode, surtout avec un gaillard tel que Ferval…

– Vous ne pouviez pas me décerner uncompliment plus agréable.

– Il n’y a qu’un moment où j’ai eupeur.

– Quand donc ?

– Lorsque Ferval a sorti vos lettres.

– Le fait est que sans le regard que vousm’avez lancé et dont j’ai tout de suite compris la signification,je me demande si je serais resté maître de moi.

Mais Chantecoq héla un taxi qui passait àvide.

– Maintenant, dit-il, filons vite chez lebaron Papillon… J’ai idée que nous y apprendrons des chosesintéressantes.

Quelques instants après, l’auto de place quivéhiculait le limier et le journaliste s’arrêtait rue de Varenne,devant un très bel hôtel du XVIIe siècle qui évoquait lagrandeur solennelle de cette époque.

Chantecoq fit fonctionner la sonnette dont lapoignée de cuivre était placée à la droite d’un portail monumental,orné d’un frontispice, décoré d’un blason sculpté en relief. Aumême instant, une petite auto débouchait dans la rue… C’était lavoiturette du bossu… Celui-ci, près duquel se tenait l’homme à lasalopette, aperçut le détective et le reporter, stoppa aussitôt àune trentaine de mètres de l’hôtel, devant lequel le détective etle reporter attendaient toujours qu’on leur ouvrit.

– Ah ça ! murmura le bossu àl’oreille de son compagnon, qu’est-ce que Chantecoq peut bien venirfaire chez les Papillon ?…

Certain de n’avoir pas été reconnu – carChantecoq et le faux Cantarelli lui tournaient le dos – il fitaussitôt marche arrière et s’en fut se mettre à l’abri d’une énormevoiture de déménagement qui stationnait devant une maisonvoisine.

La porte de l’hôtel s’ouvrit enfin… laissantapparaître la tête bourrue d’un concierge en grande livrée qui,tout de suite, dévisagea les visiteurs d’un air hautain etantipathique.

– Vous désirez ? interrogea-t-ild’un ton rogue.

Chantecoq poliment répliquait :

– Parler à M. le baron Papillon.

– M. le baron est sorti !…répliquait sèchement le cerbère.

Le détective insistait :

– Vous ne savez pas à quelle heure ilrentrera ?

– Non.

– Il s’agit d’une affaire urgente.

– Je n’y puis rien.

– Cependant…

Avec importance et autorité, le conciergedaignait expliquer :

– Vous n’aurez qu’à écrire à M. le baronPapillon pour lui demander une audience en lui exposant le but devotre visite.

– Comme à un ministre ! goguenardaitle limier.

– Parfaitement, comme à unministre ! martela le concierge, fermé d’ailleurs à touteironie.

Et il referma la porte au nez de soninterlocuteur.

– Le baron Papillon peut se vanter d’êtrebien gardé, constatait Bellegarde.

– Ce n’est qu’un retard sans conséquence,affirmait Chantecoq ; nous allons entrer tout de suite dans unbureau de poste d’où j’enverrai un pneu au baron… Je suis certainqu’il me répondra d’une façon favorable et immédiate.

Et tous deux s’éloignèrent.

Le bossu, qui les guettait, les vitdisparaître à l’angle de la rue… Il attendit encore prudemmentquelques instants… Puis, remettant sa voiture en marche, il s’enfut s’arrêter devant l’hôtel et fit entendre deux coups de klaxon.Presque aussitôt la porte d’entrée s’ouvrit à deux battants… Leconcierge reparut. Il n’avait plus son air renfrogné et souriaitmême au bossu qui, tout en restant à son volant, l’appela près delui. L’homme en livrée s’approcha aussitôt et, soulevant sacasquette, il fit :

– Bonjour, monsieur Lüchner… vous avezfait une bonne promenade ?

– Oui, très bonne ! répliquait lecomplice de Belphégor.

Puis, il interrogea aussitôt :

– Que désiraient ces gens qui viennent departir ?

Le portier déclarait :

– Parler à M. le baron pour une affaireurgente et grave.

Le bossu réfléchit un instant, puis ilreprit :

– M. le baron est-il là ?

– Non, monsieur Lüchner… Il est sorti,avec Mme la baronne et il ne rentrera que très tard dansla soirée.

– Bien !

Et, se retournant vers l’homme à la salopette,le bossu lui dit à haute voix :

– Je n’ai plus besoin de vous.

Et, se penchant à son oreille, ilmurmura :

– Il est grand temps d’agir… À ce soir,onze heures, où vous savez…

L’homme à la salopette fit un signed’acquiescement et sauta à terre.

Le bossu remit sa voiture en marche. Après unemanœuvre des plus correctes, il pénétra dans la cour de l’hôtel ets’en fut ranger sa voiture dans le garage qui remplaçait lesécuries d’antan.

Puis, gravissant le large perron, il pénétradans un vestibule, gravit un escalier aux marches de pierre et à larampe de fer forgé qui donnait accès au premier étage, traversa uneantichambre et pénétra dans un cabinet de travail moins vaste quecelui du château de Courteuil, mais tout rempli de meubles et debibelots qui en faisaient un véritable musée.

Mathias Lüchner, d’origine indécise et de paysincertain, était acheteur, pour le compte d’un grand marchandd’antiquités parisien, lorsqu’il fit, chez son patron, la rencontrede M. Papillon.

Par sa vive intelligence, son apparentehonnêteté et sa connaissance remarquable du bibelot, il ne tardapas à attirer sur lui l’attention du baron, dont, à force deflagorneries et de bassesses, il acheva de faire la conquête.

Papillon, qui n’était qu’un négociant enrichidans la vente du cacao et savait à peine distinguer le « LouisXV » du « Louis XVI », lui offrit de devenir, à desappointements mieux qu’honorables, son conseiller artistique ;et, depuis un an que le bossu occupait ce poste, il avait vugrandir sa faveur à un tel point que le baron ne faisait plusaucune acquisition sans le consulter, ce qui permettait au rusécoquin de toucher d’importantes commissions dont son patron faisaitnaturellement tous les frais.

Comment ce personnage, dont le passé devaitêtre singulièrement louche, était-il devenu le collaborateur dumystérieux Belphégor ? Quels liens assez puissants, en dehorsd’un intérêt manifeste, l’unissaient au Fantôme du Louvre pourqu’il lui témoignât un dévouement et une obéissance de tous lesinstants ?

Laissons à Chantecoq le soin de débrouillercette énigme et contentons-nous dès à présent, de demeurer entête-à-tête avec ce redoutable bandit.

Après avoir déposé son chapeau de feutre surun meuble, il s’installa devant une délicieuse table en bois derose, aux bronzes délicatement ciselés… et il ouvrit un dossier quicontenait un certain nombre de lettres.

Lüchner les lut avec attention… jetant lesunes au panier, conservant les autres, auxquelles il se mit àrépondre avec la ponctualité d’un bureaucrate… Cela le mena jusqu’àsept heures du soir…

Il se disposait à se rendre dans le petitappartement particulier que le baron Papillon lui avait faitaménager dans l’aile gauche de l’hôtel, lorsqu’on frappa à saporte.

– Entrez ! fit-il de sa voix defausset.

C’était un valet de chambre qui, un plateau àla main, s’approchait de lui en disant :

– La correspondance de M. le baron.

Le bossu prit les lettres et les rejeta l’uneaprès l’autre sur la table.

Seul, un pneumatique retint son attention.Après quelques secondes d’hésitation, il se décida à l’ouvrir… Etvoici ce qu’il lut :

Monsieur le baron,

J’ai l’honneur de vous demander unentretien. Il s’agit d’une affaire très grave et qui vous intéresseparticulièrement.

Veuillez agréer, monsieur le baron,l’expression de mes sentiments les plus distingués.

CHANTECOQ,

détective privé.

5, allée de Verzy (Les Ternes).

Tél. W. 03-45.

Lüchner eut un ricanement sinistre… Puis ildéchira le pneumatique en tous petits morceaux qu’il glissa dans sapoche. Et tout en se frottant les mains, il murmura :

– Et maintenant, monsieur Chantecoq, ànous deux !

Mais, tout à coup, il songea : « Etsi, ne recevant pas de réponse, ce diable d’homme s’avisait detéléphoner à ce crétin de baron !… En effet, pour qu’ilinsiste à ce point, il faut qu’il ait quelque chose de trèsimportant à lui demander. Et c’est probablement de moi qu’ils’agit… Diable ! diable ! La prudence la plus élémentaireme commande donc d’empêcher toute rencontre entre Papillon etChantecoq. Parbleu ! c’est bien simple… Il n’y a qu’àinterrompre toute communication téléphonique. »

Ceci décidé, le bossu se rendit tranquillementdans la salle à manger, où l’attendait un excellent dîner auquel ilfit largement honneur. Puis, il descendit à l’office, où setrouvait le standard. Cinq minutes après, il en ressortait, sabesogne accomplie… Il se rendit au garage, dont il ouvrit la porteà deux battants, grimpa sur le siège de la voiturette, mit enmarche son moteur et sortit dans la cour.

Attiré par le bruit, le concierge apparut surle seuil de la loge.

– Vous allez en courses, monsieurLüchner ?…

– Non, répondit le bossu, je vais passerla soirée chez des amis.

Le cerbère ouvrit le portail… Et le complicede Belphégor, appuyant sur la pédale, gagna la rue de Varenne.

À une allure modérée, il atteignit leboulevard Saint-Germain et obliqua à droite, dans le boulevardSaint-Michel, traversa la place de l’Observatoire, monta jusqu’auLion de Belfort, longea l’avenue d’Orléans dans toute sa longueur,et, un peu avant d’atteindre la barrière, s’engagea dans la rueBeaunier… puis, dans une impasse faiblement éclairée et bordée demaisons ou plutôt de masures qui profilaient, à la clarté de lalune, leurs silhouettes lézardées.

Stoppant devant une bicoque uniquement forméed’un rez-de-chaussée que surmontait un toit auquel il manquait uncertain nombre d’ardoises, il arrêta son moteur, boucla le« flic » adapté au volant, se dirigea vers lamaisonnette, et tirant de sa poche une assez grosse clef, ill’introduisit dans la serrure d’une porte pratiquée au milieu de lamasure, entre deux fenêtres qui, garnies de barreaux de ferrouillés, ne laissaient filtrer aucune lumière. Et s’introduisant àl’intérieur, il referma derrière lui la porte… Puis ce fut un bruitde verrous que l’on tire… de chaînes que l’on tend…

Qu’allait donc faire le bossu en ce lieusinistre ?…

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