Belphégor

Chapitre 1LE GRIMOIRE DE RUGGIERI

Sur la route de Mantes à Dreux, à quelqueskilomètres de cette dernière ville, le château de Courteuil, quidatait de la Renaissance, dressait sa magnifique silhouette.

Le baron Papillon, qui s’en était renduacquéreur quelques années auparavant, n’en avait pas fait seulementrestaurer l’extérieur ; il avait aussi voulu que l’intérieurfût meublé comme il l’était autrefois. Et nous devons dire qu’ilavait presque atteint son but.

Après avoir franchi une superbe grillemonumentale en fer forgé et traversé une vaste cour d’honneur, onpénétrait dans la salle des gardes, ornée de statues et d’armures,et au fond de laquelle s’amorçait un très bel escalier en pierre, àdouble évolution, qui aboutissait, au premier étage, à un largevestibule dont les murs étaient tendus de tapisseries de hautelice.

Ce vestibule desservait un très beau salonLouis XV aux boiseries délicatement ouvragées et qui avaientconservé leurs ors, aux meubles rares et aux tableaux de maîtres…Le parquet était garni d’un splendide et unique tapis de laSavonnerie.

Cette pièce vraiment admirable communiquaitdirectement avec une immense bibliothèque dont les quatre facesétaient garnies de rayons où s’alignaient plusieurs milliers devolumes dont certains eussent été dignes de figurer à l’Arsenal, àChantilly ou à la Mazarine.

Ce jour-là, dans cette salle, l’homme chargépar le baron Papillon de surveiller toutes ces richesses étaitassis devant une table Louis XIII, sur laquelle reposait un colisde forme rectangulaire et qu’enveloppait une toile d’emballagemarquée de plusieurs cachets de cire rouge. Ce personnage n’étaitautre que le bossu mystérieux, l’un des complices de Belphégor.

L’autre comparse, c’est-à-dire l’homme à lasalopette, se tenait debout près du bureau, sa casquette à la main.En face d’eux, un concierge en livrée écoutait, en une attituderespectueuse, les ordres du bossu. Celui-ci lui disait, sur un tonqui révélait immédiatement la place importante qu’il occupait dansla maison :

– Par suite d’un accident survenu aumécanisme secret des oubliettes, M. le baron a donné l’ordred’interdire toute visite au château.

– Bien, monsieur le secrétaire, répondaitle portier en s’inclinant.

Désignant à celui-ci l’homme à la salopette,le bossu poursuivit :

– Monsieur est un ouvrier spécialiste quej’ai amené de Paris et qui doit exécuter devant moi lesréparations.

Puis, avec force, il scanda :

– Vous veillerez à ce que personne nenous dérange pendant l’exécution des travaux.

Et, d’un geste impératif, il congédia leconcierge qui s’empressa de déguerpir. Le bossu et l’homme à lasalopette restèrent seuls en présence… Un instant, ils se turent.L’homme à la salopette, qui ne semblait doué ni du même cran, ni dela même autorité que son interlocuteur, rompit le premier lesilence.

– Alors, fit-il, monsieur Lüchner, vouscroyez que nous ne risquons rien ?

– J’en suis sûr ! répliqua le bossuavec l’apparence et l’accent de la plus parfaite tranquillité.

Et il ajouta :

– Les Papillon ne viennent jamais iciqu’au mois de septembre.

– Mais les domestiques ? objectaitl’autre.

– J’en réponds ! scanda le bossud’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Et, s’emparant d’un trousseau de clefs déposésur la table, il fit signe à son acolyte de prendre le colis.L’homme à la salopette le chargea sur son dos et emboîta le pas aubossu. Tous deux, sortant de la bibliothèque, traversèrent la salleà manger et pénétrèrent dans le salon.

M. Lüchner se dirigea vers une petite porte entapisserie… Tandis qu’il choisissait l’une des clefs à sontrousseau, l’homme à la salopette déposa son fardeau sur un meuble…puis, promena son regard autour de lui, détaillant avec admirationet convoitise les merveilles accumulées autour de lui. Aprèsl’avoir considéré pendant quelques secondes, le bossu fit avec unsourire plein d’ironie :

– Vous vous dites qu’il y aurait ici unbeau coup à faire ?

– Et comment ?

– J’y avais bien songé, déclarait lesecrétaire du collectionneur… Mais c’est malheureusementimpossible.

– Pourquoi ?

– Parce que ces objets d’art, cestableaux, ces meubles sont catalogués et connus de tous lesantiquaires… Et l’on se ferait immédiatement pincer…

– Alors, je n’insiste pas.

Le bossu introduisit sa clef dans la serrurede la petite porte… L’homme à la salopette rechargea le colis surses épaules. Le bossu poussa la porte ; et, après l’avoirrefermée derrière eux, il fit fonctionner un commutateur. Une lampeélectrique s’alluma, éclairant un petit escalier en colimaçon quis’enfonçait dans le sol.

Tous deux descendirent les marches etatteignirent un couloir qui se terminait par une baie grillée.

Le bossu, désignant la baie, dit à soncompagnon :

– Les anciennes prisons duchâteau !

Il chercha une grosse clef dans son trousseauet la plaça dans l’énorme serrure qui fermait la grille et céda àsa pression… Alors, il fit fonctionner un nouveau commutateur. Lesdeux aides de Belphégor se trouvaient dans une vallée voûtéequ’éclairaient plusieurs lampes à réflecteurs accrochées aux murs.Au fond, se dressait une sorte de cheminée, d’aspect bizarre. Àl’une des parois était fixé un tableau électrique muni de plusieursmanomètres.

Après avoir fait signe à l’homme à lasalopette de se débarrasser de son colis, que celui-ci plaça surune table en bois massif, le bossu reprit, en lui désignant lacheminée :

– C’est un fourneau à haute tension quej’ai installé moi-même !

« Alimenté par l’usine électrique duchâteau, il nous fournira l’énergie nécessaire pour fondre l’or etles bijoux des Valois.

– Décidément, monsieur Lüchner, voussavez tout.

Désignant le colis, le bossu reprit :

– Nous allons laisser ici le coffre…ainsi qu’il nous l’a été ordonné… Dès que Belphégor nous aurarejoints, nous commencerons la fonte des pièces et des bijoux qu’ils’agit de transformer en lingots d’or.

« Maintenant, rentrons vite àParis ; car nous avons un compte à régler avec M.Chantecoq.

Les deux bandits regagnèrent par le mêmechemin la cour du château, où stationnait la voiturette dubossu.

Le concierge s’empressa d’ouvrir la portière…Tandis que son compagnon montait dans l’auto, le secrétaire dubaron Papillon lança au portier :

– Nous allons chercher une pièce qui nousmanque et nous reviendrons demain.

Et il ajouta, tout en lui glissant un billetdans la main :

– Voilà pour boire à ma santé !

Il s’installa au volant… La voiture démarra…Et le concierge de Courteuil, ravi de l’aubaine, s’écria :

– Quel brave homme que ce M.Lüchner !…

À la même heure, Ménardier était en grandeconférence avec M. Ferval, directeur de la police judiciaire,lorsqu’un garçon de bureau vint annoncer que M. Chantecoq étaitlà.

– Il est exact au rendez-vous !constata M. Ferval.

– Il ne se doute pas de ce que je vaislui apprendre, scanda l’inspecteur.

– Faites entrer ! ordonnait ledirecteur de la police judiciaire.

Chantecoq apparut, accompagné de JacquesBellegarde, ou plutôt de Cantarelli.

À la vue de ce personnage sous lequel, l’œille plus malin et le mieux exercé eût été incapable de reconnaîtrele brillant rédacteur du Petit Parisien, M. Ferval etMénardier esquissèrent un léger mouvement de surprise.

Immédiatement, Chantecoq attaquait :

– Mon cher Ferval, je te présente lecommandeur Cantarelli, premier numismate du roi Victor-Emmanuel IIIet directeur du musée de Florence où a été commis le vol dont –ainsi que tu le sais – je suis chargé par le gouvernement italiende rechercher l’auteur.

Le directeur de la police judiciaire saluacourtoisement le soi-disant numismate, qui lui répondit avec unempressement bien italien.

Chantecoq, qui s’était approché de Ferval,fit, en lui serrant la main :

– Le commandeur s’intéresse vivement àcette affaire du Louvre ; car il est convaincu que le banditde Florence n’est autre que notre Fantôme.

– Je crois pouvoir vous affirmer, dès àprésent, intervenait Ménardier, que monsieur le commandeur setrompe.

D’une voix un peu pointue,Bellegarde-Cantarelli zézayait :

– Zé né demande qu’à êtreconvaincou !

Ferval et Ménardier échangèrent un rapideregard dont Chantecoq devina la signification, car il affirmaaussitôt :

– Vous pouvez parler devant M.Cantarelli. Je réponds de sa discrétion autant que de lamienne.

Ferval reprenait :

– En ce cas, vous allez tout savoir.

« Grâce à l’habileté de l’inspecteurMénardier, le Fantôme du Louvre est enfin découvert, et sonarrestation est imminente.

– Peut-on savoir son nom ?interrogeait Chantecoq.

– Oui, répliquait le directeur… Mais jete demande, ainsi qu’à M. Cantarelli, le secret le plus absolu.

Le grand détective et son ami s’y engagèrentd’un geste tellement sincère et spontané que l’esprit le plussceptique ne se fût pas reconnu le droit de mettre en doute leurparole.

Alors Ferval révéla :

– C’est Jacques Bellegarde !

– Le reporter du P. P. ?s’écria le grand détective, en simulant la plus grandesurprise.

Quant au principal intéressé, il demeuraimpassible. On eût juré que l’on prononçait pour la première foisson nom devant lui.

– Eh oui ! soulignait Ménardier, enaffectant un petit air de supériorité.

Ferval poursuivait :

– On a trouvé chez lui certains documentsqui ne laissent subsister aucun doute sur sa culpabilité.

Chantecoq feignit de nouveau un vifétonnement. Le faux Cantarelli, d’un air très intéressé, continuaità écouter le directeur de la police judiciaire qui, tout en prenantdifférents objets étalés sur son bureau, poursuivait :

– Voici d’abord quelques écus d’or qui,ainsi que vous le voyez, sont frappés au coin du roi Henri III.

Chantecoq en prit un, l’examina et, tout en lepassant à son voisin, il fit :

– Il se peut que Bellegarde ait eul’intention de commencer une collection.

– Je ne le pense pas ! ponctuait M.Ferval.

– Ce sont des pièces fort belles,déclarait le pseudo-numismate en retournant l’écu dans sesmains.

– Ce n’est pas tout, reprenait ledirecteur… Voici une ferrure de coffre qui est, mon cher Chantecoq,ainsi que tu ne peux manquer de le reconnaître, absolumentsemblable à celle que tu as trouvée toi-même au Louvre.

Il passa la ferrure au grand détective qui,tout en la regardant avec attention, murmura :

– C’est exact !

Saisissant le manuscrit que Ménardier avaittrouvé tout au fond de la bibliothèque du journaliste, Fervalreprit, en le présentant au célèbre limier :

– Enfin, voici un grimoire dont lalecture achève de projeter une lumière éclatante sur cettetroublante histoire.

Avec calme, Chantecoq reprenait :

– Monsieur Cantarelli, qui est expertdans l’art de déchiffrer les manuscrits anciens, sera sans doutetrès heureux de prendre connaissance de celui-ci.

Jacques s’empressa de déclarer :

– Certainement, ze souis très désireux decontempler de près ce document.

Le directeur, se levant, invita fortcourtoisement le commandeur à s’installer à sa place… et tandis quecelui-ci commençait à feuilleter le grimoire, Ménardier, qui,pendant toute cette scène, n’avait pas cessé de braquer surChantecoq une paire d’yeux pétillants d’ironie, s’approcha de sonchef et lui dit :

– Monsieur le directeur, je vous demandela permission de me retirer ; car il faut que je me mette sanstarder à la poursuite du sieur Bellegarde.

– C’est cela, mon ami, filezvite !

Ménardier salua de la tête Cantarelli, qui,absorbé dans sa lecture, ne parut pas s’apercevoir de cette marquede politesse… Puis il tendit la main à Chantecoq, qui lui dit d’unair légèrement gouailleur :

– Bonne chance, mon cherconfrère !

Ménardier gagna la porte, accompagné jusqu’auseuil par Ferval, qui lui dit à l’oreille quelques mots, pendantlesquels Chantecoq et Bellegarde échangèrent un furtif sourire.

Revenant vers eux, le directeur de la policejudiciaire s’écriait :

– N’est ce pas que c’estconcluant ?

Une sonnerie de téléphone l’arrêta.

Ferval décrocha le récepteur, écouta…

– Je viens tout de suite, monsieur lepréfet, lança-t-il.

Et, tout en raccrochant l’appareil, ilajouta :

– Le grand patron me demande.

Chantecoq fit aussitôt :

– Nous allons nous retirer.

– Pas du tout ! protestacordialement le haut fonctionnaire. Ici, mon cher ami, tu es cheztoi… D’ailleurs, je reviens dans quelques instants.

Et il sortit après avoir adressé un amicalsalut de la main à ses deux hôtes.

Le grand détective attendit qu’il se fûtéloigné. Alors, s’emparant d’une chaise, il s’installa à côté deBellegarde.

– Tout va bien, martela-t-il… Etmaintenant, travaillons !

Jacques lui passa le grimoire dont lacouverture enluminée représentait les attributs des astrologues etdes magiciens et portait en tête, tracés en caractèresgothiques :

Mémoires secrets de Cosme Ruggieri,

astrologue de Sa Majesté la Reine Catherine deMédicis.

Chantecoq feuilleta l’ouvrage, qui était écriten français de l’époque. Il s’arrêta à cette phrase, que noustraduisons immédiatement en français de nos jours :

Peu de temps avant les journées desBarricades, tandis que Sa Majesté Henri III assistait à un grandbal dans son palais du Louvre, la reine Catherine me fit manderprès d’elle.

Ma puissante et vénérable protectrice setrouvait dans son oratoire. Elle était assise sur une cathèdre,près d’une table où était déposé un coffre en cuir repoussé, auxferrures d’angle finement ciselées et dont le couvercle portait aucentre les armes des Valois.

Après m’être incliné devant elle,j’attendais qu’elle daignât m’adresser la parole… Pendant un longinstant, elle garda le silence…

Enfin, d’une voix grave, elleattaqua :

– Pendant qu’ils dansent, là-haut, lepeuple, révolté contre l’autorité des Valois, acclame notreimplacable ennemi, le duc de Guise.

« Il ne faut pas nous illusionner. Cemaudit Balafré, qui veut ravir à mon fils la couronne de ses aïeux,a su acheter les uns et fanatiser les autres.

« Avant qu’il soit tout à fait lemaître, et si nous ne voulons pas tomber entre ses mains, le roi etmoi, il faut que nous quittions secrètement Paris, et cela dans leplus bref délai.

Et tout en me désignant le coffre déposéprès d’elle, elle ajouta :

– Voici le trésor des Valois. Avantde partir, je veux le mettre en sûreté.

La reine souleva le couvercle. Le coffrecontenait, avec une certaine quantité d’écus d’or, de précieuxjoyaux, parmi lesquels je reconnus le diadème que portait SaMajesté le jour du sacre de son époux Henri II.

Lorsque j’eus admiré ces richesses, SaMajesté referma le couvercle et fit jouer le ressort secret quicommandait les trois serrures dont il était pourvu.

Puis elle ordonna :

– Suivez moi !

Je chargeai le coffre sur mes épaules, quiplièrent sous le poids. Catherine s’empara d’un flambeau et ouvritune petite porte qui donnait sur un couloir obscur. Je m’yengouffrai à sa suite. Quelques instants après, nous pénétrionsdans la salle dite de Charles V… et je déposai mon lourd etprécieux fardeau dans une cachette qui avait été préparée sous unedalle et qu’un mécanisme ingénieux rendait invisible.

Interrompant sa lecture, Chantecoq dit àBellegarde qui, ainsi que lui, avait lu avec un intérêt palpitantces lignes révélatrices :

– Ferval avait raison… Ce document estdes plus concluants !

– En effet… appuya le journaliste.

– Continuons, fit le détective… quienchaîna aussitôt sur ces lignes :

Quelques jours après, le Louvre étaitenvahi par les partisans du duc de Guise.

Je réussis à m’enfuir par un passagesouterrain, partant du grand palier, dont l’entrée précède lesappartements privés du roi Henri III, et qui aboutit derrière lemaître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois…

Je restai caché plusieurs heures danscette église et la nuit venue…

– Inutile d’aller plus loin,décidait Chantecoq, nous sommes fixés… Belphégor aura mis la mainsur ce grimoire qui, après lui avoir révélé l’existence du trésordes Valois, lui aura donné le moyen de pénétrer dans le Louvre etd’en sortir par ce souterrain dont, malgré l’avis des historiens etdes archéologues, j’avais soupçonné l’existence, mais dont je n’aipas été assez habile pour découvrir l’entrée.

Le reporter s’écriait :

– Et Belphégor, afin d’augmenter lescharges qu’il a déjà fait peser sur moi, aura glissé ou faitglisser chez moi ce document par un de ses complices !

– C’est clair comme l’eau de roche !ponctuait le grand limier ; mais l’important est de savoir oùet comment notre ennemi s’est procuré ce manuscrit.

Chantecoq, qui s’était emparé du grimoire, euttout à coup un furtif sourire. Il venait de découvrir que lapremière feuille du parchemin qui devait, en réalité, former ce quel’on appelle la page de garde, adhérait à la couverture.

S’armant de sa loupe, qui ne le quittaitjamais, il regarda pendant quelques instants le feuillet souslequel, tout en haut, il crut apercevoir une sorte d’étiquette surlaquelle se dessinaient vaguement des caractères qu’il lui étaitd’ailleurs impossible de vérifier.

– Tiens ! tiens ! fit-il, d’unair satisfait.

Et, s’emparant d’une éponge humide qui setrouvait au fond d’un récipient en porcelaine blanche, placé sur lebureau du directeur de la police judiciaire et devait servir à cedernier à coller des timbres ou des enveloppes, il en humectalégèrement le haut de la page… et saisissant un coupe-papier, il enintroduisit délicatement la pointe entre la couverture et leparchemin, qu’il souleva lentement, avec de grandes précautions etsans provoquer la moindre déchirure.

Un cri de triomphe lui échappa. L’étiquette,dont il n’avait jusqu’alors aperçu que la forme, n’était autrequ’un ex-libris, c’est-à-dire une inscription imprimée quiindique le nom du possesseur d’un livre. Ce nom, tracé en lettresdorées, était celui du baron Papillon.

– Regardez ! fit le détective.

Le reporter, stupéfait, s’écria :

– Le baron Papillon ! Mais je leconnais !…

– Moi aussi ! appuyaitChantecoq.

« Papillon, qui est un collectionneur outout au moins croit l’être, aura acheté ou dans un lot… ou chez unmarchand de bric-à-brac, ce grimoire auquel il n’aura attachéaucune importance… De deux choses l’une : il l’aura revendu ouon le lui aura volé… C’est ce qu’il s’agit de savoir !

– Nous allons donc nous rendre tout desuite chez lui, déclarait Chantecoq en recollant la partie dufeuillet qui dissimulait l’ex-libris révélateur.

Des pas retentissaient dans le couloir.Chantecoq se hâta de déposer les Mémoires de Ruggieri surle bureau, et la porte s’ouvrit devant M. Ferval, qui, d’un tonjoyeux, lança :

– Eh bien ! vous avez lu ?

– Oui, nous avons lu, fit le détectivequi, dès l’entrée du directeur, s’était composé une figurepréoccupée.

– Qu’en penses-tu ?

– Tout cela est bien troublant.

– Et vous, commandeur ?

– Moi, zézaya le faux Cantarelli, zesouis de l’avis de M. Chantecoq… C’est bien troublant,excessivement troublant !

– Je suppose, mon cher, reprenait M.Ferval en s’approchant du détective, que maintenant tu ne doutesplus de la culpabilité de Jacques Bellegarde…

– Hum ! répliquait évasivement lelimier…

– Qu’est-ce qu’il te faut ?

– Je me demande à quel mobile a pu obéirce journaliste.

– Tu tiens à le savoir ?

– Autant que possible.

– Eh bien ! je vais te le dire… carje ne t’ai pas encore tout raconté.

Ferval s’en fut à un coffre-fort placéderrière sa table de travail… Et, après en avoir fait fonctionnerle secret, il en retira une liasse de lettres et en choisit unequ’il tendit à Chantecoq en disant :

– Voilà ce qu’on a trouvé chez lui.

Le détective s’empara de la lettre et lut touthaut :

Tu es riche et je suis sans fortune… Je nepuis pourtant pas commettre un crime…

– Qu’est cela ? fitChantecoq, en simulant un certain étonnement.

Ferval répliquait :

– Une lettre de Bellegarde adressée àSimone Desroches qui était son amie.

– Où l’a-t-on trouvée ?

– Chez Bellegarde… précisait ledirecteur… en reprenant le papier que lui tendait Chantecoq.

Celui-ci, profitant d’un moment d’inattentionde Ferval, lança un rapide et expressif coup d’œil au journalistedont il devinait l’émotion.

Ce coup d’œil signifiait clairement :

– Silence !

Jacques comprit et, pour dissimuler sontrouble, il s’approcha de la table et s’empara du grimoire qu’il semit à feuilleter avec toute l’attention recueillie d’un parfaitbibliophile.

– Tu dis que l’on a trouvé cette lettrechez Bellegarde ? reprenait Chantecoq.

– Parfaitement !

– Veux-tu me la relire ?

– Volontiers !

Le directeur de la police reprit, en scandantbien chaque mot :

Tu es riche et je suis sans fortune. Je nepuis cependant pas commettre un crime…

Puis, avec force, il ajouta :

– Ce crime, Bellegarde l’a commis.

– En es-tu sûr ? ripostait Chantecoqd’un ton incisif.

– Cette lettre achève de l’accabler.

– Alors, pourquoi n’a-t-il pas pris soinde la détruire ?

– Sans doute était-il occupé àtransporter en lieu sûr le trésor des Valois !

Chantecoq s’écriait :

– Dans quel dessein, selon toi,Bellegarde, dont le passé était au-dessus de tout soupçon, dont lasituation présente était déjà fort enviable, et dont l’avenirs’annonçait comme des plus brillants, a-t-il cru devoir devenirtout à coup un aussi odieux criminel ?

– Je vais te le dire, répliquait Ferval.Dès que Bellegarde a eu connaissance de l’existence du trésor desValois, il n’a eu qu’un but : s’en emparer et s’enfuir àl’étranger. Eh bien ! pour ne pas être gêné, qui sait mêmepeut-être paralysé dans ses mouvements, il a rompu avec cettemalheureuse jeune femme qui n’avait jamais été pour lui qu’unamusement et dont la dot, si brillante fût-elle, n’était rien encomparaison des millions qu’il savait pouvoir se procurer.

Ferval se tut, persuadé qu’il avait, cettefois, désarmé son adversaire.

Chantecoq, en effet, feignant une certaineindécision, reprenait :

– Ton raisonnement se tient jusqu’à uncertain point… En tout cas, tu me permettras de te faire observerque Belphégor a été joliment maladroit, en laissant traîner chezlui ces lettres, ainsi que cette ferrure de coffre, ces écus àl’effigie d’Henri III, et surtout ces Mémoires deRuggieri, clef du secret qu’il aurait dû d’autant plus garderpour lui que sa divulgation risquait fort de lancer la police surses traces !

– Bellegarde n’avait pas l’expérience ducrime.

– Et son complice ? Il me semble quetu l’oublies un peu ?

– N’en crois rien.

Et, tout en prenant un air quelque peuironique, Ferval ajouta :

– Je suis peut-être beaucoup plusrenseigné sur son compte que tu ne le penses, et, selon moi, leFantôme du Louvre ne serait autre que le voleur du musée deFlorence que tu recherches pour le compte du gouvernementitalien.

Et, se tournant vers Cantarelli, qui feignaitde s’absorber de plus en plus dans l’examen du grimoire, ilscanda :

– N’est-ce pas votre avis, mon chercommandeur ?

– Mais oui, puisque c’est le vôtre,répliquait adroitement le reporter.

– Tu vas voir comme tout s’explique, touts’enchaîne, reprenait le directeur de la police judiciaire, ens’adressant à Chantecoq.

« Jacques Bellegarde, que sa professionoblige à fréquenter des gens de toutes sortes, aura fait laconnaissance de l’individu en question qui lui aura communiqué lemanuscrit qu’il a dû dérober à l’étranger, dans un musée, unebibliothèque ou chez un simple particulier. Ce bandit lui auraoffert de s’associer à lui pour s’emparer du trésor des Valois.

– Et Bellegarde aura accepté… et tout desuite ?

– Il se peut qu’il ait refusé d’abord,mais qui sait si son complice, qui m’a tout l’air d’être un banditde grande envergure, n’aura pas employé envers lui d’irrésistiblesarguments… tels que le chantage… Bellegarde peut avoir commis desactes délictueux qui sont restés ignorés de tous.

– Sauf du voleur italien ? scandaChantecoq.

– Pourquoi pas ?

– Évidemment, si l’on voulait s’en donnerla peine, on pourrait prouver que Louis XVI est mort àSainte-Hélène et que Napoléon a été guillotiné en 93…

– Alors !… s’écriait le hautfonctionnaire, tu persistes à croire que Bellegarde n’est pascoupable ?

– Veux-tu parier qu’il estinnocent ?

– Parier quoi ? s’exclamait ledirecteur en haussant les épaules.

– Un bon déjeuner auquel nous inviteronsle commandeur Cantarelli.

– Eh bien ! soit, acceptaFerval.

Alors Chantecoq, tout en prenant un bouton deson veston et en le regardant bien dans les yeux, ajouta :

– Je parie également qu’avant huit joursje te livrerai les vrais coupables.

– Tu as perdu !

– J’ai gagné !

Après avoir serré la main du grand détectiveet du faux commandeur, il les reconduisit tous deux jusqu’à laporte de son cabinet.

Quand ils eurent disparu, Ferval dirigea sesyeux vers les Mémoires de Ruggieri, les ferrures, les écuset les lettres de Bellegarde, qui étaient restés sur sonbureau.

– Il n’y a pas à en douter… toutes cespreuves sont accablantes !

Et il fit, en soupirant :

– Le roi des détectives est en train deperdre sa couronne.

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