Belphégor

Chapitre 6OÙ GRANDIT LE MYSTÈRE

Le même soir, vers onze heures, par une nuitque de gros nuages bas immobiles rendaient particulièrementprofonde, une ombre venant du Carrousel traversait la grande courdu Louvre, dont les deux ailes monumentales dressaient dans lesténèbres leur imposante silhouette.

Bien que la vaste esplanade parût absolumentdéserte, l’ombre – celle d’un homme vêtu d’un pardessus sombre, aucol relevé et coiffé d’un chapeau de feutre noir enfoncé jusqu’auxoreilles – évitait avec soin les traînées de lumière queprojetaient sur le sol les becs de gaz encore allumés.

Bientôt, après s’être arrêté un instant surplace et avoir constaté, à travers le silence nocturne, qu’iln’avait pas été suivi, il s’approcha, à pas de loup, de l’ailedroite et rejoignit, sous la galerie, un personnage qui, cachéderrière un pilastre depuis un certain temps déjà, semblait guettersa venue.

Sans prononcer une parole, celui-ci adressa dela main un signe à l’individu en pardessus.

Puis, s’emparant d’un trousseau de clefs, ilouvrit avec précaution une petite porte et pénétra avec soncompagnon dans le vestibule qui précédait la Galerie desAntiques.

Tous deux, étouffant soigneusement le bruit deleurs pas, pénétrèrent dans la galerie, qu’ils longèrent dans touteson étendue.

Après avoir écarté la barrière en bois qui,depuis la veille, empêchait le public de pénétrer chez lesDieux barbares, ils se faufilèrent dans cette salle oùrégnait une obscurité à peu près complète.

L’homme au trousseau de clefs, qui semblaitgêné, embarrassé, regarda autour de lui d’un air inquiet.

Et il murmura :

– Monsieur Bellegarde, mon servicem’appelle ailleurs. Sans ça, je serais bien resté avec vous.

– C’est inutile, mon cher Gautrais,répliquait le journaliste… J’en ai vu bien d’autres.

Et, tirant un browning de la poche de sonmanteau, il ajouta :

– Je suis sur mes gardes. Fantôme oubandit, je ne crains personne… D’ailleurs, je ne crois pas qu’ilait le cynique toupet de revenir cette nuit au Louvre. Enfin, quoiqu’il arrive, je suis là pour le recevoir !

Et, tout en serrant la main au gardien, ilajouta :

– Croyez que je n’oublierai pas leservice que vous me rendez… car j’ai la conviction que, grâce àvous, je vais faire ici de précieuses trouvailles qui mepermettront peut-être de damer le pion à ce cher monsieurMénardier.

Gautrais hocha la tête d’un air sceptique… etil s’en fut laissant seul le hardi reporter.

Un rayon de lune, s’évadant des nuages, filtraà travers l’une des hautes et larges fenêtres.

– Un peu de lumière… se dit Bellegarde.Est-ce un symbole ?

Il regarda autour de lui, distinguantconfusément les silhouettes des dieux qui, figés dans leurimmobilité de pierre, de marbre et de bronze, ajoutaient encore àl’atmosphère mystérieuse qui l’environnait.

Après avoir accordé un rapide coup d’œil à uneimmense vasque en porphyre qui, sur un piédestal massif, sedressait presque au milieu de la salle, Bellegarde s’approcha de lastatue de Belphégor qui gisait toujours sur les dalles aupied de son socle, directement éclairée par le miroitement de lalune ; et il se mit à l’examiner avec soin.

– Quel malheur ! murmurait-il, monvieux Belphégor, toi qui écris si bien, que tu ne puisses pasparler !… Car tu dois en savoir long… très long même… surl’affaire qui nous occupe.

Et se rappelant tout à coup l’histoire, déjàancienne mais rigoureusement authentique de cette statuemoyenâgeuse de la cathédrale de Dol, en Bretagne, à l’intérieur delaquelle, un jour, par le plus grand des hasards, un sacristainavait découvert une cachette contenant plusieurs centaines depièces d’or, il se prit à penser :

« Est-ce que par hasard tu nerenfermerais pas, dans ton enveloppe de pierre, un trésor ousimplement un secret que quelqu’un aurait intérêt às’approprier ?

« Après tout, cela n’aurait riend’extraordinaire !

« Cherchons donc à voir ce que cettedivinité peut bien avoir dans le ventre ou dans la tête. »

Et, prenant dans la poche de son pardessus unepetite lampe électrique à puissant foyer, il en promena lentementla lumière tout le long de la statue.

Tout à coup, d’abord confuse, mais seprécisant peu à peu, en son grand suaire sombre et sous soncapuchon en forme de masque à travers lequel brillaient deux yeuxaux lueurs phosphorescentes, une ombre surgit des ténèbres.

C’était le Fantôme du Louvre, tel que PierreGautrais l’avait fidèlement décrit à ses chefs…

Serrant la poignée d’un casse-tête dans samain droite gantée de noir, silencieusement, comme si ses piedsn’eussent pas touché le sol, il s’avançait vers Jacques, qui,absorbé dans son examen, ne pouvait ni le voir ni l’entendre.

S’approchant du journaliste presque à lefrôler, le Fantôme levait le bras et s’apprêtait à faire retombersur la nuque de Bellegarde l’arme terrible qu’il brandissait,lorsqu’un homme, qui en un bond prodigieux, venait de s’élancer dela vasque en porphyre, le saisit par le poignet, tout en criantd’une voix vibrante :

– Bandit ! je te tiens !

Jacques se redressa en un grand sursaut… Uncri de stupeur jaillit de sa poitrine… À la clarté lunaire, ilvenait d’apercevoir à deux pas de lui Claude Barjac, le père deColette, aux prises avec le Fantôme du Louvre.

Mais, d’un mouvement de félin, celui-ciéchappait à l’étreinte de Barjac et, prompt comme l’éclair, il seprécipitait vers la baie qui donne sur l’escalier de laVictoire de Samothrace.

Jacques qui, instinctivement, avait saisi sonbrowning, le déchargeait vers le Fantôme, qui avait déjà disparudans la nuit.

– Vite, à sa poursuite ! lançaitBarjac, qui avait retrouvé tout l’élan, la force et l’audace d’unhomme de quarante ans.

Tous deux s’élancèrent sur les traces dufugitif… Bellegarde, le premier, l’aperçut qui escaladait quatre àquatre les degrés de l’escalier. Très sportif, très entraîné, lereporter s’élança et, en un effort de jarret digne du vainqueur dela course du marathon, il le rejoignit sur le palier… Mais d’uncoup de casse-tête qui, heureusement, porta à faux et ne fit quel’étourdir légèrement, le Fantôme l’étendit à terre.

Au même instant, des lumières apparaissaientau sommet de l’escalier… C’était Ménardier et ses hommes qui, entrain d’explorer la galerie d’Apollon, avaient perçu le bruit desdétonations et accouraient avec des falots.

Désignant le Fantôme qui venait de frapper lejournaliste, et se silhouettait au pied de la célèbre statue auxailes déployées, Claude Barjac, tout en montant les marches,criait :

– Barrez-lui la route. Nous letenons !

Mais, d’un bond prodigieux, inattendu, leFantôme se jeta hors du rayonnement des lanternes et disparut commepar enchantement dans un vaste trou d’ombre qui se trouvait à sagauche.

Bellegarde s’était déjà relevé… Promenantautour de lui le faisceau lumineux de sa lampe, il allait chercherà se rendre compte comment et par où le Fantôme avait bien pu luiéchapper, lorsque l’inspecteur Ménardier, qui avait atteint lepalier avec ses hommes, s’approcha de lui, l’interpellant d’un toncourroucé :

– Monsieur Bellegarde, vous ici !…Votre présence est suspecte et je me vois obligé de vousarrêter.

– Un instant… intervenait Barjac, quiavait rejoint le groupe.

« Je vous prie de ne pas arrêter cethomme. J’étais caché dans la salle des Dieux barbares etje puis vous affirmer que, sans moi, ce malheureux subissait lesort du gardien Sabarat !

À la vue de ce nouveau personnage qu’il neconnaissait pas, l’inspecteur Ménardier interrogeait,menaçant :

– D’abord, qui êtes-vous ?

D’un geste brusque, Barjac, arrachant sa barbepostiche et la perruque dont il était affublé laissa apparaître levisage d’un homme de quarante-cinq ans environ, aux traitsénergiques, frappés en médaille, au menton volontaire et aux yeuxétincelants d’audace.

Et quelque peu gouailleur, ils’écria :

– Mon cher Ménardier, je crois que nousavons manqué notre gibier.

– Chantecoq !… s’écriaitl’inspecteur, sidéré, tandis que Bellegarde, non moins stupéfait,martelait :

– Chantecoq !… le grandChantecoq !… le roi des détectives…

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