Belphégor

Chapitre 1VERS LA LUMIÈRE

Vers neuf heures du matin, le baron Papillon,vêtu d’un luxueux pyjama de soie, pénétrait d’un air solennel, dansson cabinet de travail, où, d’ailleurs, il ne faisait jamaisrien.

Tout de suite il appuya l’index sur le boutond’une sonnerie électrique.

Un valet de pied, déjà en grande livrée,apparut. D’un ton hautain, le nouveau noble articula :

– Dites à mon secrétaire que jel’attends.

Le domestique répliquait :

– M. Lüchner n’est pas là.

Le valet de chambre ajoutait, en présentantune lettre sur son plateau :

– On vient d’apporter cela pour M. lebaron.

Celui-ci fit, tout en s’en emparant :

– Est-ce qu’on attend laréponse ?

– Oui, monsieur le baron.

– C’est bon, je vais voir.

Et M. Papillon prit connaissance du message.Il était ainsi conçu :

Monsieur le baron,

Je sais que vous recherchez pour votreadmirable collection, la plus belle de toute l’Europe, uneminiature du peintre Dumont, qui représente la reineMarie-Antoinette…

– Tiens ! tiens !c’est intéressant, ponctua le lecteur, flatté à la fois dans sonorgueil et dans sa manie.

Et il reprit la lecture du billet, qui seterminait ainsi :

J’ai fait tout exprès le voyage deHollande en France pour vous la présenter. C’est une pièce unique…Et j’ai voulu vous la montrer avant tout autre.

Veuillez agréer, monsieur le baron, mesrespectueuses salutations.

Jacob LÉVY-NATHAN,

antiquaire à Amsterdam.

Le regard brillant de convoitise, M. Papillondéclarait :

– Un portrait de Marie-Antoinette parDumont… C’est une aubaine inespérée. Ils n’en ont pas auLouvre :

Et il ordonna au valet de pied :

– Faites entrer ce monsieur.

Quelques instants après, le domestiqueintroduisait l’antiquaire dans le cabinet de travail ducollectionneur.

C’était un vieux bonhomme au type sémite trèsaccusé. Une barbe broussailleuse dissimulait le bas de sa figure,dont le front était couronné d’une épaisse tignasse grise. Soncostume noir, étriqué, et ses yeux qui luisaient derrière leslarges verres d’une paire de lunettes à monture en écailleachevaient d’en faire une sorte de Shylock moderne plutôt fait pourinspirer la crainte que l’intérêt.

Mais M. Papillon, au cours de ses nombreuseschasses aux bibelots, en avait vu bien d’autres. Et l’aspect de cecurieux visiteur n’était nullement fait pour l’intimider.

Assis devant sa table en une attitudeavantageuse, d’un geste distant, il lui indiqua un siège en face delui, et tandis que, relevant les basques de son vêtement, JacobLévy-Nathan, s’y installait d’un air plein de modestie et detimidité, le baron s’emparait d’une grosse loupe tout endisant :

– Voyons cette miniature.

L’antiquaire d’Amsterdam prit un air contrit.Puis il déclara :

– Monsieur le baron, excusez-moi, je nel’ai pas en ma possession.

– Que me dites-vous là ? s’exclamale mari d’Eudoxie… Ah çà ! est-ce que vous auriez l’intentionde vous moquer de moi ?

Le vieux Juif, sous les traits duquel noslecteurs auront certainement déjà reconnu Chantecoq, reprenait avechumilité :

– C’est un subterfuge que j’ai employé,afin d’être reçu par vous.

Furieux, Papillon se leva… et tout en luiindiquant la porte d’un geste tragique que n’eussent point désavouénos plus importantes sociétaires de la Comédie-Française, illança :

– Sortez, monsieur ! ou je vous faischasser par mes laquais.

Debout, les mains jointes, Chantecoq qui,comme toujours, représentait à merveille le personnage qu’il avaitdécidé d’incarner, implorait d’un ton larmoyant :

– Ne vous fâchez pas, monsieur le baron,je viens vous proposer une affaire superbe… Et je vous jure, sur leDieu d’Abraham, mon ancêtre, et de Jacob, mon patron, que vousregretterez de m’avoir congédié sans m’entendre.

Le faux antiquaire s’exprimait avec tant deconviction que le baron, complètement dupe de la manœuvre dudétective, fit, après un peu d’hésitation :

– En ce cas, je vous écoute !

– Oh ! merci, monsieur le baron…reprenait le grand limier en se répandant en salutations… Je suissûr que vous allez être ravi, enchanté…

– Parlez ! car mes moments sontprécieux.

– Je le sais, monsieur le baron, et jevais être bref, très bref… En deux mots, voici l’affaire.

Et Chantecoq, l’échine toujours courbée,articula :

– J’ai appris que vous déteniez unmanuscrit du XVIe siècle qui porte pour titre :Mémoires secrets de Cosme Ruggieri.

M. Papillon, surpris, répondait :

– En effet, j’ai bien eu ce grimoireentre les mains.

Jacob Lévy-Nathan, la bouche entrouverte, lesyeux écarquillés, écoutait son interlocuteur, qui poursuivait surun ton d’importante fatuité :

– Un de mes amis, membre de l’Académiedes Belles Lettres, M. Carpenas… vous connaissez ?…

– Qui ne connaît cet illustremaître ?

– Eh bien ! M. Carpenas, auquel jel’avais communiqué, m’a déclaré qu’il était apocryphe et sansvaleur.

L’antiquaire d’Amsterdam hocha la tête d’unair dubitatif.

Le collectionneur continuait :

– Alors, j’ai enfermé ce grimoire dans lebahut Renaissance où je l’avais trouvé.

– Ne pourriez-vous pas, mon cher maître,me le communiquer ?

Au mot de « mon cher maître », levisage du baron Papillon s’empourpra de fierté.

C’était la première fois qu’on l’appelaitainsi.

Enveloppant son flatteur d’un regard desoudaine bienveillance, il fit :

– Je suis au regret ; mais il n’estplus en ma possession.

– Quel dommage !

– Ayant des doutes sur l’authenticité dubahut, j’ai envoyé ce meuble à la Salle des ventes, où il a fait,d’ailleurs, un très bon prix.

– Sapristi !

– Et le manuscrit que j’avais laissé dansun des tiroirs a dû passer entre les mains de l’acheteur.

– Serait-ce un effet de votre bonté, moncher maître, de me dire le nom de cette personne ?

– Rien de plus facile, concédait M.Papillon… C’est Mlle Simone Desroches.

Chantecoq eut un léger sursaut, qui échappa àson interlocuteur ; puis il reprit :

– Mlle Simone Desroches…N’est-ce pas cette jeune personne qui vient de mourir d’une façonsi mystérieuse ?

– Parfaitement !

Prenant un air de componction, le fauxHollandais se leva en disant :

– Excusez-moi, monsieur le baron, de vousavoir dérangé.

Mais, repris par sa manie, M. Papillon leretenait.

– Selon vous, ce manuscrit aurait de lavaleur ?

– Certes ! affirmait le détective,avec un aplomb imperturbable.

– Allons donc !

– Voilà plusieurs années que je suis à sarecherche. Il est, en effet, des plus authentiques.

– Alors Carpenas serait un sot ?

– Il arrive aux plus malins de setromper.

– Ah ! c’est trop fort !s’irritait le collectionneur… C’est bien la peine d’être membre del’Institut pour commettre de pareilles bévues.

« Ah ! monsieur Jacob Lévy-Nathan,si vous pouvez remettre la main dessus, je suis acheteur et je vousdemande de m’accorder la priorité.

– C’est entendu, mon cher maître.

– Mais, observait le baron, je croisqu’il vous sera bien difficile, quant à présent, du moins, derécupérer ce précieux manuscrit.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il vient de se passer, la nuitdernière, chez Mlle Desroches, un événement qui vaencore compliquer singulièrement les choses.

À ces mots, Chantecoq dressa l’oreille.

À cent mille lieues de soupçonner la véritableidentité de son interlocuteur, M. Papillon révélait :

– Je viens d’apprendre, par un coup detéléphone de Mlle Bergen, qu’au cours de la nuitdernière, le Fantôme du Louvre…

– Le Fantôme du Louvre ?

– Comment ! vous n’avez pas entenduparler de ce mystérieux bandit qui, déguisé en revenant, a déjàcommis un certain nombre de méfaits ? Tous les journaux sontremplis du récit de ses exploits…

– Ah ! si, si… très bien, j’ysuis…

– Eh bien ! le Fantôme aurait enlevéle corps de Mlle Desroches.

– Pas possible !… feignait des’étonner le fin limier.

– Vous comprenez que ce n’est guère lemoment d’aller trouver ses héritiers.

– Je comprends… je comprends, mon chermaître, approuvait Chantecoq ; mais, soyez tranquille, dès queje pourrai les approcher, je ferai le nécessaire.

– Je vous remercie d’avance.

– Vous pouvez entièrement compter surmoi…

– Alors, au revoir monsieur JacobLévy-Nathan…

– Au revoir, mon cher maître.

M. Papillon reconduisit le visiteur jusqu’auseuil de son bureau et, lorsque la porte se fut refermée ils’écria :

– Ce Carpenas… quel âne !… Ça, je nele lui pardonnerai jamais !

Seul dans la chambre qu’il occupait chezChantecoq, Jacques Bellegarde, sous ses traits ordinaires, étaitassis dans son fauteuil.

Il résumait par la pensée tous les événementsqu’il venait de vivre, lorsque, brusquement, il se leva et se mit àarpenter la pièce à grands pas.

Certes, il avait une confiance absolue dans legénie du grand détective, et il était certain que celui-ci netarderait pas à remporter sur Belphégor une éclatante victoire.

Cependant, à son allure nerveuse, impatiente,on devinait que son inactivité présente lui pesait lourdement etqu’il désirait vivement, ardemment, rentrer en pleine action,lorsqu’on frappa doucement à sa porte.

– Entrez !… fit-il ens’arrêtant.

La porte s’ouvrit et Colette lui apparut, danstout l’éclat de son charme.

À sa vue, il lui sembla que c’était comme unelumière divine qui pénétrait en lui et dissipait ses angoisses.

La jeune fille s’avança vers lui.

– Monsieur Jacques, fit-elle, sur un tond’affectueux reproche, il faut que je vous gronde.

– Vraiment ! mademoiselle… etpourquoi ?

– Parce que vous avez désobéi.

– Moi ?…

– Mais oui. Mon père vous avaitinstamment recommandé de ne pas vous montrer sous votre vraivisage.

– C’est vrai.

– Alors, pourquoi commettez-vous unetelle imprudence ?

– Parce que cela m’ennuie beaucoup de meremettre en Cantarelli… Je me sens tellement ridicule, sous lestraits du personnage…

– Mais pas du tout !

– Vous êtes trop indulgente.

– Je vous assure que c’est toujours vous,tel que vous êtes, que j’aperçois à travers cette défroque, souscette perruque, cette moustache et cette barbiche, que je vousdemande de reprendre au plus tôt.

« Songez, après ce qui s’est passé hiersoir, que Ménardier ne peut manquer d’avoir des soupçons… Et quivous dit que le petit fouinard, ainsi que l’appelle notre braveMarie-Jeanne, n’est pas convaincu que c’est mon père qui vous afait partir à temps et qu’il ne soupçonne pas que vous vous cachezici ?

« Voilà pourquoi je n’hésite pas à vousdéclarer que vous me feriez beaucoup de peine en continuant àdésobéir à papa…

Des aboiements retentissaient dans lejardin.

Colette s’approcha de la fenêtre et en soulevalégèrement le rideau.

– Voici justement mon père…

En effet, Chantecoq, toujours camouflé enantiquaire d’Amsterdam, se dirigeait vers la maison.

– À son allure déclarait la jeune fille…je suis certaine qu’il nous apporte de bonnes nouvelles.

– Allons vite le rejoindre… s’écriaitBellegarde.

– Pas avant que vous ne soyez redevenuCantarelli, reprenait Colette.

– Vous y tenez absolument ?

– Je l’exige.

Les deux amoureux échangèrent un de cesregards qui reflétaient tout leur amour… puis Jacques se dirigeavers une table sur laquelle ses postiches étaient déposés.

Colette s’en fut aussitôt retrouver son pèrequi, dans son laboratoire, assis devant une table, commençait àenlever sa fausse barbe.

– Alors, père, tu es content ? luidemanda-t-elle.

– Très…

– M. Papillon t’a dit ?…

– Tout ce que je désirais apprendre, etmême davantage.

– Puis-je savoir ?…

– Pas encore… J’ai besoin de parlerd’abord à notre ami.

– Il va descendre.

– Parfait !

– Alors, père, tu ne veux rien meraconter de plus.

– Tout à l’heure, ma chérie, tout àl’heure.

– Pourquoi ne veux-tu pas parler à M.Jacques devant moi ?

– Parce que j’ai à lui dire certaineschoses qu’il lui serait peut-être pénible d’entendre en taprésence.

Le visage de la jeune fille s’assombrit.

– Ne t’inquiète pas… recommandaChantecoq… Je te répète que tout va très bien… Les événements vontcertainement se précipiter… Il ne s’agit plus que d’avoir un peu depatience… et de nous tenir plus que jamais sur nos gardes.

– Je te laisse, fit Coletterassérénée.

– C’est cela, va, ma belle… je terappellerai tout à l’heure.

La fiancée de Jacques quitta la pièce…

Chantecoq, après avoir achevé de sedémaquiller et s’être débarrassé de sa défroque, revêtit un completveston et, entièrement redevenu lui-même, passa dans sonstudio.

Quelques instants après, Jacques, déguisé enCantarelli, le rejoignit. Tout de suite il attaqua :

– Vous avez vu le baronPapillon ?

Le grand détective, qui semblait d’excellentehumeur, répliquait :

– Je sors de chez lui et j’en rapportedeux nouvelles vraiment sensationnelles…

Très intrigué, le journaliste écoutait lelimier, qui continuait :

– Premièrement… le manuscrit desMémoires de Ruggieri a bien appartenu au baron ; maisil a passé de ses mains entre celles de Mlle Desroches.

– De Simone ? s’exclamait lereporter au comble de la stupéfaction…

Chantecoq reprenait :

– J’en conclus qu’il aura été dérobé àcette malheureuse par quelqu’un de son entourage.

– Le fait est, affirmait Bellegarde,qu’elle recevait chez elle des individus assez interlopes.

– Parmi eux… questionnait le détective,n’en est-il pas un que vous soupçonnez être Belphégor ?

Le jeune homme s’absorba un instant dans sespensées, puis il reprit :

– Je suis incapable de préciser.

Chantecoq interrogeait de nouveau :

– Que pensez-vous de la demoiselle decompagnie ?

– Mlle Bergen… Je sais qu’elleest depuis très longtemps au service de Mlle Desroches…et dois dire bien qu’elle m’ait toujours témoigné une antipathiemarquée, qu’elle a toujours eu pour Simone une grande affection etun dévouement réel…

– Et ce M. de Thouars ?

– Fort épris de MlleDesroches, il me détestait.

– Est-ce vraiment un fils defamille ?

– Tout ce qu’il y a de plusauthentique.

– Alors, un déclassé ?

– Absolu…

– Et sans beaucoup descrupules ?

– Je le crois. Selon vous, ce seraitlui ?…

– Non, répliquait nettement Chantecoq…car autant que j’ai pu en juger… il ne m’a semblé, ni assezintelligent, ni assez audacieux pour jouer un pareil rôle. Mais,laissons-le tranquille pour l’instant… Je vous disais tout àl’heure que je vous apportais deux nouvelles sensationnelles.

– Je connais la première, qui me sembleaussi bonne qu’inattendue, déclarait le journaliste ; etmaintenant, j’ai hâte d’apprendre la seconde.

– Attendez-vous à quelque chosed’inouï…

– Vraiment ?

– Belphégor a encore fait dessiennes.

– Cela ne m’étonne pas.

– Mais ce qui vous surprendra biendavantage, c’est lorsque je vous aurai dit que la nuit dernière ila enlevé le corps de Mlle Desroches.

– Le corps de… murmura Bellegarde enpâlissant.

Et il ajouta :

– Et dans quel dessein cet odieux banditaurait-il accompli ce monstrueux attentat ?

– Je vais vous le dire : Ménardierest persuadé que Simone a été empoisonnée ; et il a réussi àfaire partager sa conviction au juge chargé de l’instruction…

« J’ai su, par ailleurs, que le parquetavait ordonné l’autopsie qui devait avoir lieu ce matin… Alors pouréviter un examen médical qui eût conclu à un crime, son auteur,c’est-à-dire Belphégor, a fait disparaître le cadavre.

– Dans quelle intention ?

– Comment ! vous n’avez pasdeviné ?

– Je suis tellement troublé par ce quevous me racontez.

– Réfléchissez un instant.

– Pour augmenter encore les charges quipèsent sur moi, martelait Jacques.

– Parbleu !…

– Mais c’est effrayant !…

– C’est excellent, au contraire.

Et Chantecoq développa :

– Notre Belphégor est en train des’enterrer… Rappelez-vous ce que je vous ai déjà prédit :c’est par ses complices que nous l’atteindrons.

– Et ses complices, vous lesconnaissez ?

Chantecoq eut un mystérieux sourire. Puis,tout en évitant de répondre à la question que lui posait lereporter, il fit :

– Je crois que c’est le moment d’allerfaire un petit tour du côté de la maison d’Auteuil.

– Je vous accompagne ? interrogeaitle journaliste.

– J’allais vous le demander.

Et saisissant le bras du faux Cantarelli, legrand détective s’écria :

– Quel beau livre vécu vous allez bientôtpouvoir écrire !

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