En famille

XVIII

Dix fois, vingt fois pendant la journée,elle s’était demandé comment elle pourrait bien ne pas coucher dansla chambrée où elle avait failli étouffer, où elle avait peudormi.

Certainement elle y étoufferait toutautant la nuit suivante et elle ne dormirait pas mieux. Alors, sielle ne trouvait pas dans un bon repos à réparer l’épuisement de lafatigue du jour, qu’arriverait-il ?

C’était une question terrible dont ellepesait toutes les conséquences ; qu’elle n’eût pas la force detravailler, on la renvoyait et c’en était fini de sesespérances ; qu’elle devint malade, on la renvoyait encoremieux, et elle n’avait personne à qui demander soins etsecours : le pied d’un arbre dans un bois, c’était ce quil’attendait, cela et rien autre chose.

Il est vrai qu’elle avait bien le droitde ne plus occuper le lit payé par elle ; mais alors où entrouverait-elle un autre, et surtout que dirait-elle à Rosalie pourexpliquer d’une façon acceptable que ce qui était bon pour lesautres ne l’était pas pour elle ? Comment les autres, quandelles connaîtraient ses dégoûts, la traiteraient-elles ? N’yaurait-il pas là une cause d’animosité qui pouvait la contraindre àquitter l’usine ? Ce n’était pas seulement bonne ouvrièrequ’elle devait être, c’était encore ouvrière comme les autresouvrières.

Et la journée s’était écoulée sansqu’elle osât se résoudre à prendre un parti. Mais la blessure deRosalie changeait la situation : maintenant que la pauvrefille allait rester au lit pendant plusieurs jours sans doute, ellene saurait pas ce qui se passerait à la chambrée, qui y coucheraitou n’y coucherait point, et par conséquent ses questions neseraient pas à craindre. D’autre part, comme aucune de celles quioccupaient la chambrée ne savait qui avait été leur voisine pourune nuit, elles ne s’occuperaient pas non plus de cette inconnue,qui pouvait très bien avoir pris un logement ailleurs.

Cela établi, et ce raisonnement fut vitefait, il ne restait qu’à trouver où elle irait coucher si elleabandonnait la chambrée. Mais elle n’avait pas à chercher. Combiensouvent n’avait-elle pas pensé à l’aumuche avec une convoitiseravie ! comme on serait bien là pour dormir si c’étaitpossible ! rien à craindre de personne puisqu’elle n’étaitfréquentée que pendant la saison de la chasse, ainsi que le numérodu Journal d’Amiens le prouvait : un toit sur latête, des murs chauds, une porte, et pour lit une bonne couche defougères sèches ; sans compter le plaisir d’habiter dans unemaison à soi, la réalité dans le rêve.

Et voilà que ce qui semblaitirréalisable devenait tout à coup possible et facile.

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation,et après avoir été chez le boulanger acheter la demi-livre de painde son souper, au lieu de retourner chez mère Françoise, ellereprit le chemin qu’elle avait parcouru le matin pour venir auxateliers.

Mais en ce moment des ouvriers quidemeuraient aux environs de Maraucourt suivaient ce chemin pourrentrer chez eux, et comme elle ne voulait point, qu’ils la vissentse glisser dans le sentier de l’oseraie, elle alla s’asseoir dansle taillis qui dominait la prairie ; quand elle serait seule,elle gagnerait l’aumuche, et la bien tranquille, la porte ouvertesur l’étang, en face du soleil couchant, assurée que personne neviendrait la déranger, elle souperait sans se presser, ce quiserait autrement agréable que d’avaler les morceaux en marchant,comme elle avait fait pour son déjeuner.

Elle était si ravie de cet arrangementqu’elle avait hâte de le mettre à exécution ; mais elle dutattendre assez longtemps, car après un passant, il en arrivait unautre, et après celui-là d’autres encore ; alors l’idée luivint de préparer son emménagement dans l’aumuche, qui sans douteétait propre et confortable, mais pouvait le devenir plus encoreavec quelques soins.

Le taillis où elle était assise setrouvait en grande partie formé de maigres bouleaux sous lesquelsavaient poussé des fougères ; qu’elle se fit un balai avec desbrindilles de bouleau, et elle pourrait balayer sonappartement ; qu’elle coupât une botte de fougères sèches, etelle pourrait se faire un bon lit doux et chaud.

Oubliant la fatigue, qui, pendant lesdernières heures de son travail, avait si lourdement pesé sur elle,elle se mit tout de suite à l’ouvrage : promptement le balaifut réuni, lié avec un brin d’osier, emmanché d’un bâton ; nonmoins vite la botte de fougère fut coupée et serrée dans une hartde saule de façon à pouvoir être facilement transportée dansl’aumuche.

Pendant ce temps les derniersretardataires avaient passé dans le chemin, maintenant désert aussiloin qu’elle pouvait voir et silencieux ; le moment était doncvenu de se rapprocher du sentier de l’oseraie. Ayant chargé labotte de fougère sur son dos et pris son balai à la main, elledescendit du taillis en courant, et en courant aussi traversa lechemin. Mais dans le sentier, il, fallut qu’elle ralentit cetteallure, car la botte de fougère s’accrochait aux branches et ellene pouvait la faire passer qu’en se baissant à quatrepattes.

Arrivée dans l’îlot, elle commença parsortir ce qui se trouvait dans l’aumuche, c’est-à-dire le billot etla fougère, puis elle se mit à tout balayer, le plafond, lesparois, le sol ; et alors, sur l’étang comme dans les roseaux,s’élevèrent des vols bruyants, des piaillements, des cris de toutesles bêtes que ce remue-ménage troublait dans leur tranquillepossession de ces eaux et de ces rives où depuis longtemps ilsétaient maîtres.

L’espace était si étroit qu’elle eutvite achevé son nettoyage, si consciencieusement qu’elle le fit, etelle n’eut plus qu’à rentrer le billot ainsi que la vieille fougèreen la recouvrant de la sienne qui gardait encore la chaleur dusoleil, avec le parfum des herbes fleuries au milieu desquelleselle avait poussé.

Maintenant il était temps de souper etson estomac criait famine presque aussi fort que sur la routed’Écouen à Chantilly. Heureusement ces mauvais jours étaientpassés, et établie dans cette jolie petite île, son coucher assuré,n’ayant rien à craindre de personne, ni de la pluie, ni de l’orage,ni de quoi que ce fut, un bon morceau de pain dans sa poche, parcette belle et douce soirée, elle ne devait se rappeler ses misèresque pour les comparer à l’heure présente et se fortifier dansl’espérance du lendemain.

Comme en mangeant lentement son pain,qu’elle coupait, par petits morceaux de peur de l’émietter, elle nefaisait plus de bruit, la population de l’étang, rassurée, revenaità son nid pour la nuit, et à chaque instant c’étaient des vols quirayaient l’or du couchant, ou des apparitions d’oiseaux aquatiquesqui sortaient avec précaution des roseaux et nageaient doucement,le cou allongé, la tête aux écoutes pour reconnaître la position.Et comme leur réveil l’avait amusée le matin, leur couchermaintenant la charmait.

Quant elle eut achevé son pain, quitourna court, bien qu’elle fit, à mesure qu’il diminuait, lesmorceaux de plus en plus petits, les eaux de l’étang, quelquesinstants auparavant brillantes comme un miroir, étaient devenuessombres, et le ciel avait éteint son éblouissant incendie ;dans quelques minutes la nuit descendrait sur la terre, l’heure ducoucher avait sonné.

Mais avant de fermer sa porte et des’étendre sur son lit de fougère, elle voulut prendre une dernièreprécaution, qui était d’enlever le pont jeté sur le fossé.Assurément elle se croyait en pleine sécurité dans l’aumuche ;personne ne viendrait la déranger, de cela elle était sûre ;et, en tout cas, on ne pourrait pas en approcher sans que leshabitants de l’étang, qui avaient l’oreille fine, lui donnassentl’éveil par leurs cris ; mais enfin, tout cela n’empêchait pasque l’enlèvement du pont, s’il était possible, ne fût une bonnechose.

Et puis il n’y avait pas que la questionde sécurité dans cet enlèvement, il y avait aussi celle duplaisir : est-ce que ce ne serait pas amusant de se direqu’elle était sans aucune communication avec la terre, dans unevraie île dont elle prenait possession ? Quel malheur de nepas pouvoir hisser un drapeau sur le toit comme cela se voit dansles récits de voyages, et de tirer un coup de canon.

Vivement elle se mit à l’ouvrage, etayant avec son manche à balai dégagé la terre qui à chaque boutentourait le tronc de saule servant de pont, elle put le tirer surson bord.

Maintenant elle était ; bien chezelle, maîtresse dans son royaume, reine de son île qu’elles’empressa de baptiser, comme font les grands voyageurs ; etpour le nom elle n’eut pas une seconde d’embarras oud’hésitation : que pouvait-elle trouver de mieux que celui quirépondait à sa situation présente :

Good hope.

Il y avait bien déjà le cap deBonne-Espérance ; mais on ne peut pas confondre un cap avecune île.

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