En famille

XIX

C’est très amusant d’être, reine,surtout quand on n’a ni sujets, ni voisins, mais encore faut-iln’avoir rien autre chose à faire que de se promener de fêtes enfêtes à travers ses États.

Et justement elle n’en était pas encoreà l’heureuse période des fêtes et des promenades. Aussi quand lelendemain, au jour levant, la population volatile de l’étang laréveilla par son aubade, et qu’un rayon de soleil, passant par unedes ouvertures de l’aumuche, se joua sur son visage, pensa-t-elletout de suite que ce n’était plus à poings fermés qu’elle pouvaitdormir, mais assez légèrement au contraire, pour se réveillerlorsque le premier coup de sifflet ferait entendre sonappel.

Mais le sommeil le plus, solide n’estpas toujours le meilleur, c’est bien plutôt celui qui s’interrompt,reprend, s’interrompt encore et donne ainsi la conscience de larêverie qui se suit et s’enchaîne ; et sa rêverie n’avait rienque d’agréable et de riant : en dormant, sa fatigue de laveille avait si bien disparu qu’elle ne s’en souvenait mêmeplus ; son lit était doux, chaud, parfumé ; l’air qu’ellerespirait embaumait le foin fané ; les oiseaux la berçaient deleurs chansons joyeuses, et les gouttes de rosée condensée sur lesfeuilles de saules qui tombaient dans l’eau faisaient une musiquecristalline.

Quand le sifflet déchira le silence dela campagne, elle fut vite sur ses pieds, et après une toilettesoignée au bord de l’étang, elle se prépara à partir. Mais sortirde son île en remettant le pont en place lui parut un moyen qui, enplus de sa vulgarité, présentait ce danger d’offrir le passage àceux qui pourraient vouloir entrer dans l’aumuche, si tant étaitque quelqu’un eût avant l’hiver cette idée invraisemblable. Ellerestait devant le fossé, se demandant si elle pourrait le franchird’un bond, quand elle aperçut une longue branche qui étayaitl’aumuche du coté où les saules manquaient, et la prenant, elles’en servit pour sauter le fossé à la perche, ce qui pour elle,habituée à cet exercice qu’elle avait pratiqué bien souvent, fut unjeu. Peut-être était-ce là une façon peu noble de sortir de sonroyaume, mais comme personne ne l’avait vue, au fond cela importaitpeu ; d’ailleurs les jeunes reines doivent pouvoir sepermettre des choses qui sont interdites aux vieilles.

Après avoir caché sa perche dans l’herbede l’oseraie pour la retrouver quand elle voudrait rentrer le soir,elle partit et arriva à l’usine une des premières. Alors, enattendant, elle vit des groupes se former et discuter avec uneanimation qu’elle n’avait pas remarquée la veille. Que sepassait-il donc ?

Quelques mots qu’elle entendit au hasardle lui apprirent :

« Pove fille !

– On y a copé le dé.

– L’pétiot dé ?

– L’pétiot.

– Et l’ote ?

– On y a pas copé.

– All a criai ?

– C’tait des beuglements à faire pleurerceux qui l’y entendaient. »

Perrine n’avait pas besoin de demanderà. qui on avait coupé le doigt ; et après le premiersaisissement de la surprise, son cœur se serra : sans douteelle ne la connaissait que depuis deux jours, mais celle quil’avait accueillie à son arrivée, qui l’avait guidée, l’avaittraitée en camarade, c’était cette pauvre fille qui venait de sicruellement souffrir et qui allait rester estropiée.

Elle réfléchissait désolée, quand, enlevant les yeux machinalement, elle vit venir Bendit ; alors,se levant, elle alla à lui, sans bien savoir ce qu’elle faisait etsans se rendre compte de la liberté qu’elle prenait, dans sonhumble position, d’adresser la parole à un personnage de cetteimportance, qui de plus était Anglais.

« Monsieur, dit-elle en anglais,voulez-vous me permettre de vous demander, si vous le savez,comment va Rosalie ? »

Chose extraordinaire, il daigna abaisserles yeux sur elle et lui répondre :

« J’ai vu sa grand’mère, ce matin,qui m’a dit qu’elle avait bien dormi.

– Ah ! monsieur, je vousremercie. »

Mais Bendit, qui de sa vie n’avaitjamais remercié personne, ne sentit pas tout ce qu’il y avaitd’émotion et de cordiale reconnaissance dans l’accent de cesquelques mots.

« Je suis bien aise », dit-ilen continuant son chemin.

Pendant toute la matinée elle ne pensaqu’à Rosalie, et elle put d’autant plus librement suivre sa visionque déjà elle était faite à son travail qui n’exigeait plusl’attention.

À la sortie, elle courut à la maison demère Françoise, mais comme elle eut la mauvaise chance de tombersur la tante, elle n’alla pas plus loin que le seuil de laporte.

« Voir Rosalie, pourquoifaire ? Le médecin a dit qu’il ne fallait pas l’éluger. Quandelle se lèvera, elle vous racontera comment elle s’est faitestropier, l’imbécile ! »

La façon dont elle avait été accueilliele matin l’empêcha de revenir le soir ; puisque certainementelle ne serait pas mieux reçue, elle n’avait qu’à rentrer dans sonîle qu’elle avait hâte de revoir. Elle la retrouva telle qu’ellel’avait quittée, et ce jour-là n’ayant pas de ménage à faire, elleput souper tout de suite. Elle s’était promis de prolonger cesouper ; mais si petits qu’elle coupât ses morceaux de pain,elle ne put pas les multiplier indéfiniment, et quand il ne lui enresta plus, le soleil était encore haut à l’horizon ; alors,s’asseyant au fond de l’aumuche sur le billot, la porte ouverte,ayant devant elle l’étang et au loin les prairies coupées derideaux d’arbres, elle rêva au plan de vie qu’elle devait setracer.

Pour son existence matérielle, troispoints principaux d’une importance capitale se présentaient :le logement, la nourriture, l’habillement.

Le logement, grâce à la découvertequ’elle avait eu l’heureuse chance de faire de cette île, setrouvait assuré au moins jusqu’en octobre, sans qu’elle eût rien àdépenser.

Mais la question de nourriture etd’habillement ne se résolvait pas avec cette facilité.

Était-il possible que pendant des moiset des mois, une livre de pain par jour fût un aliment suffisantpour entretenir les forces qu’elle dépensait dans sontravail ? Elle n’en savait rien, puisque jusqu’à ce momentelle n’avait pas travaillé sérieusement ; la peine, lafatigue, les privations, oui, elle les connaissait, seulementc’était par accident, pour quelques jours malheureux suivisd’autres qui effaçaient tout ; tandis que le travail répété,continu, elle n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait être, pasplus que des dépenses qu’il exigeait à la longue. Sans doute, elletrouvait que depuis deux jours ses repas tournaient court ;mais ce n’était là, en somme, qu’un ennui pour qui avait connucomme elle le supplice de la faim ; qu’elle restât sur sonappétit n’était rien, si elle conservait la santé et la force.D’ailleurs, elle pourrait bientôt augmenter sa ration, et aussimettre sur son pain un peu de beurre, un morceau de fromage ;elle n’avait donc qu’à attendre, et quelques jours de plus ou demoins, des semaines même n’étaient rien.

Au contraire l’habillement, au moinspour plusieurs de ses parties, était dans un état de délabrementqui l’obligeait à agir au plus vite, car les raccommodages faitspendant ses quelques journées de séjour auprès de La Rouquerie, netenaient plus.

Ses souliers particulièrement s’étaientsi bien amincis que la semelle fléchissait sous le doigt quand ellela tâtait : il n’était pas difficile de calculer le moment oùelle se détacherait de l’empeigne, et cela se produirait d’autantplus vite que, pour conduire son wagonet, elle devait passer pardes chemins empierrés depuis peu, où l’usure était rapide. Quandcela arriverait, comment ferait-elle ? Évidemment elledevrait, acheter de nouvelles chaussures ; mais devoir etpouvoir sont, deux ; où trouverait-elle l’argent de cettedépense ?

La première chose à faire, celle quipressait le plus, était de se fabriquer des chaussures, et celaprésentait pour elle des difficultés qui tout d’abord, quand elleen envisagea l’exécution, la découragèrent. Jamais elle n’avait eul’idée de se demander ce qu’était un soulier ; mais quand elleen eut retiré un de son pied pour l’examiner, et qu’elle vitcomment l’empeigne était cousue à la semelle, le quartier réuni àl’empeigne et le talon ajouté au tout, elle comprit que c’était untravail au-dessus de ses forces et de sa volonté, qui ne pouvaitlui inspirer que du respect pour l’art du cordonnier. Fait d’uneseule pièce et dans un morceau de bois, un sabot était par celamême plus facile ; mais comment le creuser quand, pour toutoutil, elle n’avait que son couteau ?

Elle réfléchissait tristement à cesimpossibilités, quand ses yeux, errant vaguement sur l’étang et sesrives, rencontrèrent une touffe de roseaux qui les arrêta :les tiges de ces roseaux étaient vigoureuses, hautes, épaisses, etparmi celles poussées au printemps, il y en avait de l’annéeprécédente, tombées dans l’eau, qui ne paraissaient pas encorepourries. Voyant cela, une idée s’éveilla dans son esprit : onne se chausse pas qu’avec des souliers de cuir et des sabots debois ; il y a aussi des espadrilles dont la semelle se fait enroseaux tressés et le dessus en toile. Pourquoi n’essayerait-ellepas de se tresser des semelles avec ces roseaux qui semblaientpoussés là exprès pour qu’elle les employât, si elle en avaitl’intelligence ?

Aussitôt elle sortit de son île, et,suivant la rive, elle arriva à la touffe de roseaux, où elle vitqu’elle n’avait qu’à prendre à brassée parmi les meilleures tiges,c’est-à-dire celles qui, déjà desséchées, étaient cependantflexibles encore et résistantes.

Elle en coupa rapidement une grossebotte qu’elle rapporta dans l’aumuche où aussitôt elle se mit àl’ouvrage.

Mais après avoir fait un bout de tressed’un mètre de long à peu près, elle comprit que cette semelle, troplégère parce qu’elle était trop creuse, n’aurait aucune solidité,et qu’avant de tresser les roseaux, il fallait qu’ils subissent unepréparation qui, en écrasant leurs fibres, les transformerait engrosse filasse.

Cela ne pouvait l’arrêter nil’embarrasser : elle avait un billot pour battre dessus lesroseaux ; il ne lui manquait qu’un maillet ou unmarteau ; une pierre arrondie qu’elle alla choisir sur laroute, lui en tint lieu ; et tout de suite elle commença àbattre les roseaux, mais sans les mêler. L’ombre de la nuit lasurprit dans son travail ; et elle se coucha en rêvant auxbelles espadrilles à rubans bleus qu’elle chausserait bientôt, carelle ne doutait pas de réussir, sinon la première fois, au moins laseconde, la troisième, la dixième.

Mais elle n’alla pas jusque-là : lelendemain soir elle avait assez de tresses pour commencer sessemelles, et le surlendemain, ayant acheté une alène courbe qui luicoûta un sou, une pelote de fil un sou aussi, un bout de ruban decoton bleu du même prix, vingt centimètres de gros coutil moyennantquatre sous, en tout sept sous, qui étaient tout ce qu’elle pouvaitdépenser, si elle ne voulait pas se passer de pain le samedi, elleessaya de façonner une semelle à l’imitation de celle de sonsoulier : la première se trouva à peu près ronde, ce qui n’estpas précisément la forme du pied ; la deuxième, plus étudiée,ne ressembla à rien ; la troisième ne fut guère mieuxréussie ; mais enfin la quatrième, bien serrée au milieu,élargie aux doigts, rapetissée au talon, pouvait être acceptée pourune semelle.

Quelle joie ! Une fois de plus lapreuve était faite qu’avec de la volonté, de la persévérance, onréussit ce qu’on veut fermement, même ce qui d’abord paraitimpossible, et qu’on n’a pour toute aide qu’un peu d’ingéniosité,sans argent, sans outils, sans rien.

L’outil qui lui manquait pour acheverses espadrilles, c’était des ciseaux. Mais leur achat entraîneraitune telle dépense, qu’elle devait s’en passer. Heureusement elleavait son couteau ; et au moyen d’une pierre à aiguiserqu’elle alla chercher dans le lit de la rivière, elle put le rendreassez coupant pour tailler le coutil appliqué à plat sur lebillot.

La couture de ces pièces d’étoffe n’allapas non plus sans tâtonnements et recommencements ; mais enfinelle en vint à bout, et le samedi matin elle eut la satisfaction departir chaussée de belles espadrilles grises qu’un ruban bleucroisé sur ses bas retenait bien à la jambe.

Pendant ce travail, qui lui avait prisquatre soirées et trois matinées commencées dès le jour levant,elle s’était demandée ce qu’elle ferait de ses souliers, alorsqu’elle quitterait sa cabane. Sans doute, elle n’avait pas àcraindre qu’ils fussent volés par des gens qui les trouveraientdans l’aumuche, puisque personne n’y entrait. Mais nepourraient-ils pas être rongés par des rats ? Si cela seproduisait, quel désastre ! Pour aller au-devant de ce danger,il fallait donc qu’elle les serrât dans un endroit où les rats, quipénètrent partout, ne pourraient pas les atteindre ; et cequ’elle trouva de mieux, puisqu’elle n’avait ni armoire, ni boîte,ni rien qui fermât, ce fut de les suspendre à son plafond par unbrin d’osier.

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