En famille

XXIX

Le soir au souper, cette question :« Que s’est-il passé à Saint-Pipoy avecGuillaume ? » lui fut de nouveau posée par Fabry et parMombleux, car il n’était personne de la maison qui ne sût qu’elleavait ramené M. Vulfran, et elle recommença le récit qu’elleavait déjà fait à Talouel ; alors ils déclarèrent quel’ivrogne n’avait que ce qu’il méritait.

« C’est miracle qu’il n’ait pasversé dix fois le patron, dit Fabry, car il conduisait comme unfou…

– Prononcez plutôt comme un saoul,répondit Mombleux en riant.

– Il y a longtemps qu’il aurait dû êtrecongédié

– Et qu’il l’aurait été en effet sanscertains appuis. »

Elle devint tout oreilles, mais ens’efforçant de ne pas laisser paraître l’attention qu’elle prêtaità ces paroles.

« Il le payait cetappui.

– Pouvait-il faireautrement ?

– Il l’aurait pu s’il n’avait pas donnébarre sur lui : on est fort pour résister à toutes lespressions d’où qu’elles viennent, quand on marche droit.

– C’était là le diable pour lui demarcher droit.

– Êtes-vous sûr qu’on ne l’a pasencouragé dans son vice, au lieu de le prévenir qu’un jour oul’autre il se ferait renvoyer ?

– Je pense qu’on a dû faire une drôle demine quand on ne l’a pas vu revenir : j’aurais voulu êtrelà.

– On s’arrangera pour le remplacer parun autre qui espionne et rapporte aussi bien.

– C’est tout de même étonnant que celuiqui est victime de cet espionnage ne le devine pas et ne comprennepas que ce merveilleux accord d’idées dont on se vante, que cetteintuition extraordinaire ne sont que le résultat de savantespréparations : qu’on me rapporte que vous avez ce matinexprimé l’opinion que le foie de veau aux carottes était une bonnechose, et je n’aurai pas grand mérite à vous dire ce soir que jesuppose que vous aimez le veau aux carottes. »

Ils se mirent à rire en se regardantd’un air goguenard.

Si Perrine avait eu besoin d’une clépour deviner les noms qu’ils ne prononçaient pas, ce mot « jesuppose » la lui eût mise aux mains ; mais tout de suiteelle avait compris que le « on » qui organisaitl’espionnage était Talouel, et celui qui le subissaitM. Vulfran.

« Enfin quel plaisir peut-iltrouver à toutes ces histoires ? demanda Mombleux.

– Comment, quel plaisir ! On estenvieux ou on ne l’est pas ; de même on est ou l’on n’est pasambitieux. Eh bien, il se rencontre qu’on est envieux et encoreplus ambitieux. Parti de rien, c’est-à-dire d’ouvrier, on estdevenu le second dans une maison qui, à la tête de l’industriefrançaise, fait plus de douze millions de bénéfices par an, etl’ambition vous est venue de passer du second rang aupremier ; est-ce que cela ne s’est pas déjà produit, etn’a-t-on pas vu de simples commis remplacer des fondateurs demaisons considérables ? Quand on a vu que les circonstances,les malheurs de famille, la maladie, pouvaient un jour ou l’autremettre le chef dans l’impossibilité de continuer à la diriger, ons’est arrangé pour se rendre indispensable, et s’imposer comme leseul qui fût de taille à porter ce fardeau écrasant. La meilleureméthode pour en arriver là n’était-elle pas de faire la conquête decelui qu’on espérait remplacer, en lui prouvant du matin au soirqu’on était d’une capacité, d’une force d’intelligence, d’uneaptitude aux affaires au delà de l’ordinaire ? De là le besoinde savoir à l’avance ce qu’a dit le chef, ce qu’il a fait, ce qu’ilpense, de manière à être toujours en accord parfait avec lui, etmême de paraître le devancer ; si bien que quand on dit :« Je suppose que vous voudriez bien manger du veau auxcarottes », la réponse obligée soit :« Parfaitement ».

De nouveau ils se mirent à rire, etpendant que Zénobie changeait les assiettes pour le dessert ilsgardèrent un silence prudent ; mais lorsqu’elle fut sortie,ils reprirent leur entretien comme s’ils n’admettaient pas quecette petite qui mangeait silencieusement dans son coin pût endeviner les dessous qu’ils brouillaient à dessein.

« Et si le disparureparaissait ? dit Mombleux.

– C’est ce que tout le monde doitsouhaiter. Mais s’il ne reparaît pas, c’est qu’il a de bonnesraisons pour ça, comme d’être mort probablement.

– C’est égal, une pareille ambition chezce bonhomme est raide tout de même, quand on sait ce qu’il est, etaussi ce qu’est la maison qu’il voudrait faire sienne.

– Si l’ambitieux se rendait un justecompte de la distance qui le sépare du but visé, le plus souvent ilne se mettrait pas en route. En tout cas, ne vous trompez pas surnotre bonhomme, qui est beaucoup plus fort que vous ne croyez, sil’on compare son point de départ à son point d’arrivée.

– Ce n’est pas lui qui a amené ladisparition de celui dont il compte prendre la place.

– Qui sait s’il n’a pas contribué àprovoquer cette disparition ou à la faire durer ?

– Vous croyez ?

– Nous n’étions ici ni l’un ni l’autre àce moment, nous ne pouvons donc pas savoir ce qui s’estpassé ; mais étant donné le caractère du personnage, il estvraisemblable d’admettre qu’un événement de cette gravité n’a pasdû se produire sans qu’il ait travaillé à envenimer les choses defaçon à les incliner du côté de son intérêt.

– Je n’avais pas pensé à cela, tiens,tiens !

– Pensez-y, et rendez-vous compte durôle, je ne dis pas qu’il a joué, mais qu’il a pu jouer en voyantl’importance que cette disparition lui permettait deprendre.

– Il est certain qu’à ce moment ilpouvait ne pas prévoir que d’autres hériteraient de la place dudisparu ; mais maintenant que cette place est occupée, quellesespérances peut-il garder ?

– Quand ce ne serait que celle que cetteoccupation n’est pas aussi solide qu’elle en a l’air. Et de faitest-elle si solide que ça ?

– Vous croyez…

– J’ai cru en arrivant ici qu’ellel’était ; mais depuis j’ai vu par bien des petites choses, quevous avez pu remarquer vous-même, qu’il se fait un travailsouterrain à propos de tout, comme à propos de rien, qu’on devine,plutôt qu’on ne le suit, dont le but certainement est de rendrecette occupation intolérable. Y parviendra-t-on ? D’un côtéarrivera-t-on à leur rendre la vie tellement insupportable qu’ilspréfèrent, de guerre lasse, se retirer ? De l’autretrouvera-t-on moyen de les faire renvoyer ? Je n’en saisrien.

– Renvoyer ! Vous n’y pensezpas.

– Évidemment s’ils ne donnent pas priseà des attaques sérieuses, ce sera impossible. Mais si dans laconfiance que leur inspire leur situation ils ne se gardentpas ; s’ils ne se tiennent pas toujours sur ladéfensive ; s’ils commettent des fautes, et qui n’en commetpas ? alors surtout qu’on est tout-puissant et qu’on a lieu decroire l’avenir assuré, je ne dis pas que nous n’assisterons pas àdes révolutions intéressantes.

– Pas intéressantes pour moi lesrévolutions, vous savez.

– Je ne crois pas que j’aurais plus quevous à y gagner ; mais que pouvons-nous contre leurmarche ? Prendre parti pour celui-ci ? Prendre parti pourcelui-là ? Ma foi non. D’autant mieux qu’en réalité messympathies sont pour celui dont on vise l’héritage, en escomptantune maladie qui doit, semble-t-il aux uns et aux autres, le fairedisparaître bientôt ; ce qui, pour moi, n’est pas du toutprouvé.

– Ni pour moi.

– D’ailleurs on ne m’a jamais demandénettement mon concours, et je ne suis pas homme àl’offrir.

– Ni moi non plus.

– Je m’en tiens au rôle de spectateur,et quand je vois un des personnages de la pièce qui se joue sousnos yeux entreprendre une lutte qui semble impossible aussi bienque folle, n’ayant pour lui que son audace, son énergie…

– Sa canaillerie.

– Si vous voulez je le dirai avec vous,cela m’intéresse, bien que je n’ignore pas que dans cette lutte descoups seront donnés qui pourront m’atteindre. Voilà pourquoij’étudie ce personnage, qui n’a pas que des côtés tragiques, maisqui en a aussi de comiques, comme il convient d’ailleurs dans undrame bien fait.

– Moi je ne le trouve pas comique dutout.

– Comment, vous ne trouvez paspersonnage comique un homme qui à vingt ans savait à peine lire etsigner son nom, et qui a assez courageusement travaillé pouracquérir une calligraphie et une orthographe impeccables, qui luipermettent de reprendre tout le monde ni plus ni moins qu’un maîtred’école ?

– Ma foi, je trouve çaremarquable.

– Moi aussi je trouve ça remarquable,mais le comique c’est que l’éducation n’a pas marché parallèlementavec cette instruction primaire, que le bonhomme s’imagine êtretout dans le monde, si bien que malgré sa belle écriture et sonorthographe féroce, je ne peux pas m’empêcher de rire quand jel’entends faire usage de son langage distingué dans lequel lesharicots sont « des flageolets » et les citrouilles« des potirons » ; nous nous contentons de soupe,lui ne mange que « du potage » ; quand je veuxsavoir si vous avez été vous promener, je vous demande :« Avez-vous été vous promener ? » lui vousdit : « Allâtes-vous à la promenade ?Qu’éprouvâtes-vous ? Nous voyageâmes. » Et quand je voisqu’avec ces beaux mots il se croit supérieur à tout le monde, je medis que s’il devient maître des usines qu’il convoite, ce qui estpossible, sénateur, administrateur de grandes compagnies, il voudrasans doute se fait nommer de l’Académie française, et ne comprendrapas qu’on ne l’accueille point. »

À ce moment Rosalie entra dans la salleet demanda à Perrine si elle ne voulait pas faire une course dansle village. Comment refuser ? Il y avait longtemps déjàqu’elle avait fini de dîner, et rester à sa place eût pu éveillerdes suppositions qu’elle devait éviter de faire naître, si ellevoulait qu’on continuât de parler librement devant elle.

La soirée étant douce et les gensrestant assis dans la rue en bavardant de porte en porte, Rosalieaurait voulu flâner et transformer sa course en promenade ;mais Perrine ne se prêta pas à cette fantaisie, elle prétexta lafatigue pour rentrer.

En réalité ce qu’elle voulait c’étaitréfléchir, non dormir, et dans la tranquillité de sa petitechambre, la porte close, se rendre compte de sa situation, et de laconduite qu’elle allait avoir à tenir.

Déjà pendant la soirée où elle avaitentendu ses camarades de chambrée parler de Talouel, elle avait puse le représenter comme un homme redoutable ; depuis, quand ils’était adressé à elle pour qu’elle lui dît « toute la véritésur les bêtises de Fabry ». en ajoutant qu’il était le maîtreet qu’en cette qualité il devait tout savoir, elle avait vu commentcet homme redoutable établissait sa puissance, et quels moyens ilemployait ; cependant tout cela n’était rien à côté de ce querévélait l’entretien qu’elle venait d’entendre.

Qu’il voulût avoir l’autorité d’un tyranà côté, au-dessus même de M. Vulfran, cela elle lesavait ; mais qu’il espérât remplacer un jour le tout-puissantmaître des usines de Maraucourt, et que depuis longtemps iltravaillât dans ce but, cela elle ne l’avait pasimaginé.

Et pourtant c’était ce qui résultait dela conversation de l’ingénieur et de Mombleux, en situation desavoir mieux que personne ce qui se passait, de juger les choses etles hommes et d’en parler.

Ainsi le on qu’ils n’avaientpas autrement désigné, devait s’arranger pour remplacer par unautre l’espion qu’il venait de perdre ; mais cet autre c’étaitelle-même qui prenait la place de Guillaume.

Comment allait-elle sedéfendre ?

Sa situation n’était-elle paseffrayante ? Et elle n’était qu’une enfant, sans expérience,comme sans appui.

Cette question elle se l’était déjàposée, mais non dans les mêmes conditions quemaintenant.

Et assise sur son lit, car il lui étaitimpossible de rester couchée, tant son angoisse était énervante,elle se répétait mot à mot ce qu’elle avaitentendu :

« Qui sait s’il n’a pas contribué àprovoquer l’absence du disparu, et à la faire durer.

– La place qu’ont prise ceux qui doiventremplacer ce disparu, est-elle aussi solidement occupée qu’oncroit, et ne se fait-il pas un travail souterrain pour les obligerà l’abandonner, soit en les forçant à se retirer, soit en lesfaisant renvoyer ? »

S’il avait cette puissance de fairerenvoyer ceux qui semblaient désignés pour remplacer le maître, quene pourrait-il pas contre elle qui n’était rien, si elle essayaitde lui résister, et se refusait à devenir l’espionne qu’il voulaitqu’elle fût !

Comment ne donnerait-elle pas barre surelle ?

Elle passa une partie de la nuit àagiter ces questions, mais quand à la fin la fatigue la coucha surson oreiller, elle n’en avait vu que les difficultés sans leurtrouver une seule réponse rassurante.

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