En famille

XV

Quand elle se réveilla une lueurblanchissait les vitres, mais si pâle qu’elle n’éclairait pas lachambre ; au dehors des coqs chantaient, par l’ouverture dupapier pénétrait un air froid ; c’était le jour quipointait

Malgré ce léger souffle qui venait dudehors, la mauvaise odeur de la chambrée n’avait pas disparu ;s’il était entré un peu d’air pur, l’air vicié n’était pas du toutsorti, et en s’accumulant, en s’épaississant, en s’échauffant, ilavait produit une moiteur asphyxiante.

Cependant tout le monde dormait d’unsommeil sans mouvements que coupaient seulement de temps en tempsquelques plaintes étouffées.

Comme elle essayait d’agrandirl’ouverture du papier, elle donna maladroitement un coup de coudecontre une vitre, assez fort pour que la fenêtre mal ajustée dansson cadre résonnât avec des vibrations qui se prolongèrent. Nonseulement personne ne s’éveilla, comme elle le craignait, maisencore il ne parut pas que ce bruit insolite eût troublé une seuledes dormeuses.

Alors son parti fut pris. Tout doucementelle décrocha ses vêtements, les passa lentement, sans bruit, etprenant ses souliers à la main, les pieds nus, elle se dirigea versla porte, dont l’aube lui indiquait la direction. Fermée simplementpar une clenche, cette porte s’ouvrit silencieusement et Perrine setrouva sur le palier, sans que personne se fût aperçu de sa sortie.Alors elle s’assit sur la première marche de l’escalier et, s’étantchaussée, descendit.

Ah ! le bon air ! ladélicieuse fraîcheur ! jamais elle n’avait respiré avecpareille béatitude ; et par la petite cour elle allait labouche ouverte, les narines palpitantes, battant des bras, secouantla tête : le bruit de ses pas éveilla un chien du voisinagequi se mit à aboyer, et aussitôt d’autres chiens lui répondirentfurieux.

Mais que lui importait : ellen’était plus la vagabonde contre laquelle les chiens avaient toutesles libertés, et puisqu’il lui plaisait de quitter son lit, elle enavait bien le droit sans doute, – un droit payé de sonargent.

Comme la cour était trop petite pour sonbesoin de mouvement, elle sortit dans la rue par la barrièreouverte, et se mit à marcher au hasard, droit devant elle, sans sedemander où elle allait. L’ombre de la nuit emplissait encore lechemin, mais au-dessus de sa tête elle voyait l’aube blanchir déjàla cime des arbres et le faite des maisons ; dans quelquesinstants il ferait jour. À ce moment une sonnerie éclata au milieudu profond silence : c’était l’horloge de l’usine qui, enfrappant trois coups, lui disait qu’elle avait encore trois heuresavant l’entrée aux ateliers.

Qu’allait-elle faire de ce temps ?Ne voulant pas se fatiguer avant de se mettre au travail, elle nepouvait pas marcher jusqu’à ce moment, et dès lors le mieux étaitqu’elle s’assit quelque part où elle pourrait attendre.

De minute on minute, le ciel s’étaitéclairci et les choses autour d’elle avaient pris, sous la lumièrerasante qui les frappait, des formes assez distinctes pour qu’ellereconnût où elle était.

Précisément au bord d’une entaille quicommençait là, et paraissait prolonger sa nappe d’eau, pour laréunir à d’autres étangs et se continuer ainsi d’entailles enentailles les unes grandes, les autres petites, au hasard del’exploitation de la tourbe, jusqu’à la grande rivière. N’était-cepas quelque chose comme ce qu’elle avait vu en quittant Picquigny,mais plus retiré, semblait-il, plus désert, et aussi plus couvertd’arbres dont les files s’enchevêtraient en lignesconfuses ?

Elle resta là un moment, puis, la placene lui paraissant pas bonne pour s’asseoir, elle continua sonchemin qui, quittant le bord de l’entaille, s’élevait sur la pented’un petit coteau boisé ; dans ce taillis sans doute elletrouverait ce qu’elle cherchait.

Mais, comme elle allait y arriver, elleaperçut au bord de l’entaille qu’elle dominait une de ces huttes enbranchages et en roseaux qu’on appelle dans le pays des aumuches etqui servent l’hiver pour la chasse aux oiseaux de passage. Alorsl’idée lui vint que, si elle pouvait gagner cette hutte, elle s’ytrouverait bien cachée, sans que personne pût se demander cequ’elle faisait dans les prairies à cette heure matinale, et aussisans continuer à recevoir les grosses gouttes de rosée quiruisselaient des branches formant couvert au-dessus du chemin et lamouillaient comme une vraie pluie.

Elle redescendit et, en cherchant, ellefinit par trouver dans une oseraie un petit sentier à peine tracé,qui semblait conduire à l’aumuche ; elle le prit. Mais, s’il yconduisait bien, il ne conduisait pas jusque dedans car elle étaitconstruite sur un tout petit îlot planté de trois saules qui luiservaient de charpente, et un fossé plein d’eau la séparait del’oseraie, Heureusement un tronc d’arbre était jeté sur ce fossé,bien qu’il fut assez étroit, bien qu’il fût aussi mouillé par larosée qui le rendait glissant, cela n’était pas pour arrêterPerrine. Elle le franchit et se trouva devant une porte en roseauxliés avec de l’osier qu’elle n’eut qu’à tirer pour qu’elles’ouvrît.

L’aumuche était de forme carrée et toutetapissée jusqu’au toit d’un épais revêtement de roseaux et degrandes herbes : aux quatre faces étaient percées des petitesouvertures invisibles du dehors, mais qui donnaient des vues surles entours et laissaient aussi pénétrer la lumière ; sur lesol était étendue une épaisse couche de fougères ; dans uncoin un billot fait d’un troc d’arbre servait de chaise.

Ah ! le joli nid ! qu’ilressemblait peu à la chambre qu’elle venait de quitter. Comme elleeût été mieux là pour dormir, en bon air, tranquille, couchée dansla fougère, sans autres bruits que ceux du feuillage et deseaux ; plutôt qu’entre les draps si durs deMme Françoise, au milieu des cris de la Noyelle, et de sescamarades, dans cette atmosphère horrible dont l’odeur toujourspersistante la poursuivait en lui soulevant le cœur.

Elle s’allongea sur la fougère, et setassa dans un coin contre la moelleuse paroi des roseaux en fermantles yeux. Mais, comme elle ne tarda pas à se sentir gagnée par undoux engourdissement, elle se remit sur ses jambes, car il ne luiétait pas permis de s’endormir tout à fait, de peur de ne pass’éveiller avant l’entrée aux ateliers.

Maintenant le soleil était levé, et, parl’ouverture exposée à l’orient, un rayon d’or entrait dansl’aumuche qu’il illuminait ; au dehors les oiseaux chantaient,et autour de l’îlot, sur l’étang, dans les roseaux, sur lesbranches des saules se faisait entendre une confusion de bruits, demurmures, de sifflements, de cris qui annonçaient l’éveil à la viede toutes les bêtes de la tourbière.

Elle mit la tête à une ouverture et vitces bêtes s’ébattre autour de l’aumuche en pleine sécurité :dans les roseaux, des libellules voletaient de çà et de là ;le long des rives, des oiseaux piquaient de leurs becs la terrehumide pour saisir des vers, et, sur l’étang couvert d’une buéelégère, une sarcelle d’un brun cendré, plus mignonne que les canesdomestiques, nageait entourée de ses petits qu’elle tâchait demaintenir près d’elle par des appels incessants, mais sans yparvenir, car ils s’échappaient pour s’élancer à travers lesnénuphars fleuris où ils s’empêtraient, à la poursuite de tous lesinsectes qui passaient à leur portée. Tout à coup un rayon bleurapide comme un éclair l’éblouit, et ce fut seulement après qu’ileut disparu qu’elle comprit que c’était un martin-pêcheur quivenait de traverser l’étang.

Longtemps, sans un mouvement qui, entrahissant sa présence, aurait fait envoler tout ce monde de laprairie, elle resta à sa fenêtre, à le regarder. Comme tout celaétait joli dans cette fraîche lumière, gai, vivant, amusant,nouveau à ses yeux, assez féerique pour qu’elle se demandât sicette île avec sa hutte n’était point une petite arche deNoé.

À un certain moment elle vit l’étang secouvrir d’une ombre noire qui passait capricieusement, agrandie,rapetissée sans cause apparente, et cela lui parut d’autant plusinexplicable que le soleil qui s’était élevé au-dessus de l’horizoncontinuait de briller radieux dans le ciel sans nuage. D’où pouvaitvenir cette ombre ? Les étroites fenêtres de l’aumuche ne luipermettant pas de s’en rendre compte, elle ouvrit la porte et vitqu’elle était produite par des tourbillons de fumée qui passaientavec la brise, et venaient des hautes cheminées de l’usine où déjàdes feux étaient allumés pour que la vapeur fût en pression àl’entrée des ouvriers.

Le travail allait donc bientôtcommencer, et il était temps qu’elle quittât l’aumuche pour serapprocher des ateliers. Cependant avant de sortir, elle ramassa unjournal posé sur le billot qu’elle n’avait pas aperçu, mais que lapleine lumière qui sortait par la porte ouverte lui montra, etmachinalement elle jeta les yeux sur son titre : c’était leJournal d’Amiens du 25 février précédent, et alors ellefit cette réflexion que de la place qu’occupait ce journal sur leseul siège où l’on pouvait s’asseoir, aussi bien que de sa date, ilrésultait la preuve que depuis le 25 février l’aumuche étaitabandonnée, et que personne n’avait passé sa porte.

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