En famille

XXV

« Faire tout ce qu’elle pourraitpour M. Vulfran » ne signifiait pas du tout, aux yeux dePerrine, ce que Mme Bretoneux avait cru comprendre ;aussi se garda-t-elle de jamais dire un mot à Casimir desrecherches qui se poursuivaient aux Indes et enAngleterre.

Et cependant, quand il la rencontraitseule, Casimir avait une façon de la regarder qui aurait dûprovoquer les confidences.

Mais quelles confidences eût-elle pufaire, alors même qu’elle se fût décidée à rompre le silence queM. Vulfran lui avait commandé ?

Elles étaient aussi vagues quecontradictoires, les nouvelles qui arrivaient de Dakka, de Dehra etde Londres, surtout elles étaient incomplètes, avec des trous quiparaissaient difficiles à combler, surtout pour les trois dernièresannées. Mais cela ne désespérait pas M. Vulfran et n’ébranlaitpas sa foi. « Nous avons fait le plus difficile, disait-ilquelquefois, puisque nous avons éclairé les temps les pluséloignés ; comment la lumière ne se ferait-elle pas sur ceuxqui sont près de nous ? un jour où l’autre le fil serattachera et alors il n’y aura plus qu’à lesuivre. »

Si de ce côté Mme Bretoneux n’avaitguère réussi, au moins n’en avait-il pas été de même pour les soinsqu’elle avait recommandé à Perrine de donner à M. Vulfran.Jusque-là Perrine ne se serait pas permis, les jours de pluie, derelever la capote du phaéton, ni, les jours de froid ou debrouillard, de rappeler à M. Vulfran qu’il était prudent à luid’endosser un pardessus, ou de nouer un foulard autour de son cou,pas plus qu’elle n’aurait osé, quand les soirées étaient fraîches,fermer les fenêtres du cabinet ; mais du moment qu’elle avaitété avertie par Mme Bretoneux que le froid, l’humidité, lebrouillard, la pluie, pouvaient aggraver la maladie deM. Vulfran, elle ne s’était plus laissé arrêter par cesscrupules et ces timidités.

Maintenant, elle ne montait plus envoiture, quel que fut le temps, sans veiller à ce que le pardessusse trouvât à sa place habituelle avec un foulard dans la poche, etau moindre coup de vent frais, elle le posait elle-même sur lesépaules de M. Vulfran, ou le lui faisait endosser. Qu’unegoutte de pluie vint à tomber, elle arrêtait aussitôt, et relevaitla capote. Que la soirée ne fût pas tiède après le dîner, et ellerefusait de sortir. Au commencement, quand ils faisaient une courseà pied, elle allait de son pas ordinaire, et il la suivait sans seplaindre, car la plainte était précisément ce qu’il avait le plusen horreur, pour lui-même aussi bien que pour les autres ;mais maintenant qu’elle savait que la marche un peu vive lui étaitune souffrance accompagnée de toux, d’étouffement, de palpitations,elle trouvait toujours des raisons, sans donner la vraie, pourqu’il ne pût pas se fatiguer, et ne fit qu’un exercice modéré,celui précisément qui lui était utile, non nuisible.

Une après-midi qu’ils traversaient ainsià pied le village, ils rencontrèrent Mlle Belhomme, qui nevoulut point passer sans saluer M. Vulfran, et après quelquesparoles de politesse le quitta en disant :

« Je vous laisse sous la garde devotre Antigone. »

Que voulait dire cela ? Perrinen’en savait rien et M. Vulfran qu’elle interrogea ne le savaitpas davantage. Alors le soir elle questionna l’institutrice, quilui expliqua ce qu’était cette Antigone, en lui faisant lire avecun commentaire approprié à sa jeune intelligence, ignorante deschoses de l’antiquité, l’Œdipe à Colone de Sophocle ;et les jours suivants, abandonnant le Tour du Monde, Perrinerecommença cette lecture pour M. Vulfran, qui s’en montra ému,sensible surtout à ce qui s’appliquait à sa propresituation.

« C’est vrai, dit-il, que tu es uneAntigone pour moi, et même plus, puisque Antigone, fille dumalheureux Œdipe, devait ses soins et sa tendresse à sonpère. »

Par là, Perrine vit quel chemin elleavait fait dans l’affection de M. Vulfran, qui n’avait paspour habitude de se répandre en effusion. Elle en fut sibouleversée que, lui prenant la main, elle la lui baisa.

« Oui, dit-il, tu es une bonnefille. »

Et lui mettant la main sur la tête, ilajouta :

« Même quand mon fils sera deretour, tu ne nous quitteras pas, il saura reconnaîtra ce que tu asété pour moi.

– Je suis si peu et je voudrais êtretant !

– Je lui dirai ce que tu as été, etd’ailleurs il le verra bien, car c’est un homme de cœur que monfils. »

Bien souvent il s’était exprimé dans cestermes ou d’autres du même genre sur ce fils, et toujours elleavait eu la pensée de lui demander comment, avec ces sentiments, ilavait pu se montrer si sévère, mais chaque fois, les paroless’étaient arrêtées dans sa gorge serrée par l’émotion :c’était chose si grave pour elle d’aborder un pareilsujet.

Cependant ce soir-là, encouragée par cequi venait de se passer, elle se sentit plus forte ; jamaisoccasion s’était-elle présentée plus favorable : elle étaitseule avec M. Vulfran, dans son cabinet où jamais personnen’entrait sans être appelé, assise près de lui, sous la lumière dela lampe, devait-elle hésiter plus longtemps ?

Elle ne le crut pas :

« Voulez-vous me permettre,dit-elle, le cœur angoissé et la voix frémissante, de vous demanderune chose que je ne comprends pas, et à laquelle je pense à chaqueinstant sans oser en parler ?

– Dis.

– Ce que je ne comprends pas, c’estqu’aimant votre fils comme vous l’aimez, vous ayez pu vous séparerde lui.

– C’est qu’a ton âge on ne comprend, onne sent que ce qui est affection, sans avoir conscience dudevoir : or mon devoir de père me faisait une loi d’imposer àmon fils, coupable de fautes qui pouvaient l’entraîner loin, unepunition qui serait une leçon. Il fallait qu’il eût la preuve quema volonté était au-dessus de la sienne ; c’est pourquoi jel’envoyai aux Indes, où j’avais l’intention de ne le tenir que peude temps, et où je lui donnais une situation qui ménageait sadignité, puisqu’il était le représentant de ma maison. Pouvais-jeprévoir qu’il s’éprendrait de cette misérable créature et selaisserait entraîner dans un mariage fou, absolumentfou ?

– Mais le père Fildes dit que cellequ’il a épousée n’était point une misérable créature.

– Elle en était une, puisqu’elle aaccepté un mariage nul en France, et dès lors je ne pouvais pas lareconnaître pour ma fille, pas plus que je ne pouvais rappeler monfils près de moi, tant qu’il ne se serait pas séparé d’elle ;c’eût été manquer à mon devoir de père, en même temps qu’abdiquerma volonté, et un homme comme moi ne peut pas en arriver là ;je veux ce que je dois, et ne transige pas plus sur la volonté quesur le devoir. »

Il dit cela avec une fermeté d’accentqui glaça Perrine ; puis, tout de suite ilpoursuivit :

« Maintenant, tu peux te demandercomment, n’ayant pas voulu recevoir mon fils après son mariage, jeveux présentement le rappeler près de moi. C’est que les conditionsne sont plus aujourd’hui ce qu’elles étaient à cette époque. Aprèstreize années de ce prétendu mariage, mon fils doit être aussi lasde cette créature que de la vie misérable qu’elle lui a fait menerprès d’elle. D’autre part, les conditions pour moi sont changéesaussi : ma santé est loin d’être restée ce qu’elle était, jesuis malade, je suis aveugle, et je ne peux recouvrer la vue quepar une opération qu’on ne risquera que si je suis dans un état decalme lui assurant des chances sérieuses de réussite. Quand monfils saura cela, crois-tu qu’il hésitera à quitter cette femme, àlaquelle d’ailleurs j’assurerai la vie la plus large ainsi qu’à safille ? Si je l’aime, il m’aime aussi ; que de foisa-t-il tourné ses regards vers Maraucourt ! que de regretsn’a-t-il pas éprouvés ! Qu’il apprenne la vérité, tu le verrasaccourir.

– Il devrait donc quitter sa femme et safille ?

– Il n’a pas de femme, il n’a pas defille.

– Le père Fildes dit qu’il a été mariédans la chapelle de la mission par le père Leclerc.

– Ce mariage est nul en France pouravoir été contracté contrairement à la loi.

– Mais aux Indes, est-il nulaussi ?

– Je le ferai casser à Rome.

– Mais sa fille ?

– La loi ne reconnaît pas cettefille.

– La loi est-elle tout ?

– Que veux-tu dire ?

– Que ce n’est pas la loi qui fait qu’onaime ou qu’on n’aime pas ses enfants, ses parents. Ce n’était pasen vertu de la loi que j’aimais mon pauvre papa, mais parce qu’ilétait bon, tendre, affectueux, attentif pour moi, parce que j’étaisheureuse quand il m’embrassait, joyeuse quand il me disait dedouces paroles ou qu’il me regardait avec un sourire ; etparce que je n’imaginais pas qu’il y eût rien de meilleur qued’être avec lui-même, quand il ne me parlait point et s’occupait deses affaires. Et lui, il m’aimait parce qu’il m’avait élevée, parcequ’il me donnait ses soins, son affection, et plus encore, je croisbien, parce qu’il sentait que je l’aimais de tout mon cœur. La loin’avait rien à voir là dedans ; je ne me demandais pas sic’était la loi qui le faisait mon père, car j’étais bien certaineque c’était l’affection que nous avions l’un pourl’autre.

– Où veux-tu en venir ?

– Pardonnez-moi si je dis des parolesqui vous paraissent déraisonnables, mais je parle tout haut, commeje pense, comme je sens.

– Et c’est pour cela que je t’écoute,parce que tes paroles, pour peu expérimentées qu’elles soient, sontau moins celles d’une bonne fille.

– Eh bien, monsieur, j’en veux venir àceci, c’est que si vous aimez votre fils et voulez l’avoir près devous, lui de son côté il doit aimer sa fille et veut l’avoir prèsde lui.

– Entre son père et sa fille, iln’hésitera pas ; d’ailleurs le mariage annulé, elle ne seraplus rien pour lui. Les filles de l’Inde sont précoces ; ilpourra bientôt la marier, ce qui, avec la dot que je lui assurerai,sera facile ; il ne sera donc pas assez peu sensé pour ne passe séparer d’une fille qui, elle, n’hésiterait pas à se séparerbientôt de lui pour suivre son mari. D’ailleurs, notre vie n’estpas faite que de sentiment, elle l’est aussi d’autres choses quipèsent d’un lourd poids sur nos déterminations : quand Edmondest parti pour les Indes, ma fortune n’était pas ce qu’elle estmaintenant ; quand il verra, et je la lui montrerai, lasituation qu’elle lui assure à la tête de l’industrie de son pays,l’avenir qu’elle lui promet, avec toutes les satisfactions desrichesses et des honneurs, ce ne sera pas une petite moricaude quil’arrêtera.

– Mais cette petite moricaude n’estpeut-être pas aussi horrible que vous l’imaginez.

– Une Hindoue.

– Les livres que je vous lisais disentque les Hindous sont en moyenne plus beaux que lesEuropéens.

– Exagérations de voyageurs.

– Qu’ils ont les membres souples, levisage d’un ovale pur, les yeux profonds avec un regard fier, labouche discrète, la physionomie douce ; qu’ils sont adroits,gracieux dans leurs mouvements ; qu’ils sont sobres, patients,courageux au travail ; qu’ils sont appliqués àl’étude…

– Tu as de la mémoire.

– Ne doit-on pas retenir ce qu’onlit ? Enfin il résulte de ces livres qu’une Hindoue n’est pasforcément une horreur comme vous êtes disposé à lecroire.

– Que m’importe, puisque je ne laconnaîtrai pas.

– Mais si vous la connaissiez, vouspourriez peut-être vous intéresser à elle, vous attacher àelle…

– Jamais ; rien qu’en pensant àelle et à sa mère, je suis pris d’indignation.

– Si vous la connaissiez… cette colères’apaiserait peut-être. »

Il serra les poings dans un moment defureur qui troubla Perrine, mais cependant ne lui coupa pas laparole :

« J’entends si elle n’était pas dutout ce que vous supposez ; car elle peut, n’est-ce pas, êtrele contraire de ce que votre colère imagine : le père Fildesdit que sa mère était douée des plus charmantes qualités,intelligente, bonne, douce…

– Le père Fildes est un brave prêtre quivoit la vie et les gens avec trop d’indulgence ; d’ailleurs,il ne l’a pas connue, cette femme dont il parle.

– Il dit qu’il parle d’après lestémoignages de tous ceux qui l’ont connue ; ces témoignages detous n’ont-ils pas plus d’importance que l’opinion d’un seul ?Enfin, si vous la receviez dans votre maison, n’aurait-elle pas,elle, votre petite fille, des soins plus intelligents que ceux queje peux avoir, moi ?

– Ne parle pas contre toi.

– Je ne parle ni pour ni contre moi,mais pour ce qui est la justice…

– La justice !

– Telle que je la sens ; ou si vousvoulez, pour ce que, dans mon ignorance, je crois être la justice.Précisément parce que sa naissance est menacée et contestée, cettejeune fille en se voyant accueillie, ne pourrait pas ne pas êtreémue d’une profonde reconnaissance. Pour cela seul, en dehors detoutes les autres raisons qui la pousseraient, elle vous aimeraitde tout son cœur. »

Elle joignit les mains en le regardantcomme s’il pouvait la voir, et avec un élan qui donnait à sa voixun accent vibrant :

« Ah ! monsieur, nevoulez-vous pas être aimé par votre fille ? »

Il se leva d’un mouvementimpatient :

« Je t’ai dit qu’elle ne seraitjamais ma fille. Je la hais, comme je hais sa mère ; elles quim’ont pris mon fils, qui me le gardent. Est-ce que, si elles nel’avaient pas ensorcelé, il ne serait pas près de moi depuislongtemps ? Est-ce qu’elles n’ont pas été tout pour lui, quandmoi son père, je n’étais rien ? »

Il parlait avec véhémence en marchant àpas saccadés par son cabinet, emporté, secoué par un accès decolère qu’elle n’avait pas encore vu. Tout à coup il s’arrêtadevant elle :

« Monte à ta chambre, dit-il, etplus jamais, tu entends, plus jamais, ne te permets de me parler deces misérables ; car enfin de quoi te mêles-tu ? Qui t’achargé de me tenir un pareil discours ? »

Un moment interdite, elle seremit :

« Oh ! personne, monsieur, jevous jure ; j’ai traduit, moi fille sans parents, ce que moncœur me disait, me mettant à la place de votre petitefille. »

Il se radoucit, mais ce fut encore d’unton menaçant qu’il ajouta :

« Si tu ne veux pas que nous nousfâchions, désormais n’aborde jamais ce sujet, qui m’est, tu levois, douloureux ; tu ne dois pas m’exaspérer.

– Pardonnez-moi, dit-elle la voix briséepar les larmes qui l’étouffaient, certainement j’aurais dû metaire.

– Tu l’aurais dû d’autant mieux que ceque tu as dit était inutile. »

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