En famille

VII

Bien qu’elle commençât à avoir lesjambes lasses et les pieds endoloris, elle eût voulu marcherencore, car à faire la route dans la fraîcheur du soir et lasolitude, sans que personne s’inquiétât d’elle, elle eût trouvé unetranquillité que le jour ne lui donnait pas. Mais, si elle prenaitce parti, elle devrait s’arrêter quand elle serait trop fatiguée,et alors, ne pouvant pas se choisir une bonne place dansl’obscurité de la nuit, elle n’aurait pour se coucher que le fossédu chemin ou le champ voisin, ce qui n’était pas rassurant. Dansces conditions, le mieux était donc qu’elle sacrifiât son bien-êtreà sa sécurité et profitât des dernières clartés du soir pourchercher un endroit où, cachée et abritée, elle pourrait dormir enrepos. Si les oiseaux se couchent de bonne heure, quand il faitencore clair, n’est-ce pas pour mieux choisir leur gîte : lesbêtes maintenant devaient lui servir d’exemple, puisqu’elle vivaitde leur vie.

Elle n’eut pas loin à aller pour enrencontrer un qui lui parut réunir toutes les garanties qu’ellepouvait souhaiter. Comme elle passait le long d’un champd’artichauts, elle vit un paysan occupé avec une femme à encueillir les têtes qu’ils plaçaient dans des paniers ;aussitôt remplis, ils chargeaient ces paniers dans une voiturerestée sur la route. Machinalement elle s’arrêta pour regarder cetravail, et à ce moment arriva une autre charrette que conduisait,assise sur le limon, une fillette rentrant au village.

« Vous avez cueillé vosartichauts ? cria-t-elle.

– C’est pas trop tôt, répondit lepaysan ; pas drôle de coucher là toutes les nuits pour veilleraux galvaudeux, au moins je vas dormir dans mon lit

– Et la pièce àMonneau ?

– Monneau, il fait le malin ; ildit que les autres la gardent ; cette nuit ce ne sera toujourspas  ; ce que c’serait drôle si demain il setrouvait nettoyé ! »

Tous les trois partirent d’un gros rirequi disait qu’ils ne s’intéressaient pas précisément à laprospérité de ce Monneau qui exploitait la surveillance de sesvoisins pour dormir tranquille lui-même.

« Ce que c’seraitdrôle !

– Attends, minute, nous rentrons ;nous avons fini. »

En effet, au bout de peu d’instants, lesdeux charrettes s’éloignèrent du côté du village.

Alors, de la route déserte Perrine putvoir, dans le crépuscule, la différence qu’offraient les deuxchamps qui se touchaient, l’un complètement dépouillé de sesfruits, l’autre encore tout chargé de grosses têtes bonnes àcouper ; sur leur limite se dressait une petite cabane enbranchages dans laquelle le paysan avait passé les nuits qu’ilregrettait tant à garder sa récolte et du même coup celle de sonvoisin. Combien heureuse eût-elle été d’avoir une pareille chambraà coucher !

À peine cette idée eut-elle traversé sonesprit qu’elle se demanda pourquoi elle ne la prendrait pas, cettechambre. Quel mal à cela puisqu’elle était abandonnée ?D’autre part, elle n’avait pas à craindre d’y être dérangée,puisque, le champ étant dépouillé maintenant, personne n’yviendrait. Enfin, un four à briques brûlant à une assez courtedistance, il lui semblait qu’elle serait moins seule, et que sesflammes rouges qui tourbillonnaient dans l’air tranquille du soirlui tiendraient compagnie au milieu de ces champs déserts, comme lephare au marin sur la mer.

Cependant elle n’osa pas tout de suitealler prendre possession de cette cabane, car, un espace découvertassez grand s’étendant entre elle et la route, il valait mieux pourle traverser que l’obscurité se fût épaissie. Elle s’assit donc surl’herbe du fossé et attendit en pensant à la bonne nuit qu’elleallait passer là, alors qu’elle en avait craint une si mauvaise.Enfin, quand elle ne distingua plus que confusément les chosesenvironnantes, choisissant un moment où elle n’entendait aucunbruit sur la route, elle se glissa en rampant à travers lesartichauts et gagna la cabane qu’elle trouva encore mieux meubléequ’elle n’avait imaginé puisqu’une bonne couche de paille couvraitle sol, et qu’une botte de roseaux pouvait servird’oreiller.

Depuis Saint-Denis, il en avait étéd’elle comme d’une bête traquée, et plus d’une fois elle avaittourné la tête pour voir si les gendarmes à ses trousses n’allaientpas l’arrêter, afin d’éclaircir l’histoire de sa piècefausse ; dans la cabane, ses nerfs crispés se détendirent, et,du toit qu’elle avait sur la tête, descendit en elle un apaisementavec un sentiment de sécurité mêlé de confiance qui lareleva ; tout n’était donc pas perdu, tout n’était pasfini.

Mais en même temps elle fut surprise des’apercevoir qu’elle avait faim, alors que, tandis qu’ellemarchait, il lui semblait qu’elle n’aurait jamais plus besoin demanger ni de boire.

C’était là désormais l’inquiétant et ledangereux de sa situation : comment, avec le sou qui luirestait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours ? Le momentprésent n’était rien, mais que serait le lendemain, lesurlendemain ?

Cependant si grave que fût la question,elle ne voulut pas la laisser l’envahir et l’abattre ; aucontraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que,puisqu’elle avait trouvé une si bonne chambre quand elle admettaitqu’elle n’aurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ouun tronc d’arbre pour s’adosser, elle trouverait bien aussi lelendemain quelque chose à manger. Quoi ? Elle ne l’imaginaitpas. Mais cette ignorance présente ne devait pas l’empêcher des’endormir dans l’espérance.

Elle s’était allongée sur la paille, labotte de roseaux sous sa tête, ayant en face d’elle, par une desouvertures de la cabane, les feux du four à briques qui, dans lanuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être durepos, au milieu d’une tranquillité qui ne devait pas êtretroublée, l’emportait sur les tiraillements de sonestomac.

Elle ferma les yeux et avant des’endormir, comme tous les soirs depuis la mort de son père, elleévoqua son image ; mais ce soir-là à l’image du père sejoignit celle de la maman qu’elle venait de conduire au cimetièreen ce jour terrible, et ce fut en les voyant l’un et l’autrepenchés sur elle pour l’embrasser comme toujours ils le faisaientvivants que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encorepar les émotions, elle trouva le sommeil.

Si lourde que fût cette fatigue, elle nedormit pas cependant solidement ; de temps en temps leroulement d’une voiture sur le pavé l’éveillait, ou le passage d’untrain, ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et lerecueillement de la nuit, lui faisait battre le cœur, mais aussitôtelle se rendormait. À un certain moment, elle crut qu’une voiturevenait de s’arrêter près d’elle sur la route, et cette fois elleécouta. Elle ne s’était pas trompée, elle entendit un murmure devoix étouffées mêlé à un bruit de chutes légères. Vivement elles’agenouilla pour regarder par un des trous percés dans lacabane ; une voiture était bien arrêtée au bout du champ, etil lui sembla, autant qu’elle pouvait juger à la pale clarté desétoiles, qu’une ombre, homme ou femme, en jetait des paniers quedeux autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté,celle à Monneau. Que signifiait cela à pareilleheure ?

Avant qu’elle eut trouvé une réponse àcette question, la voiture s’éloigna, et les deux ombres entrèrentdans le champ d’artichauts ; aussitôt elle entendit des petitscoups secs et rapides comme si l’on coupait là quelquechose.

Alors elle comprit : c’étaient desvoleurs, « des galvaudeux », qui « nettoyaient lapièce à Monneau » ; vivement ils coupaient les artichautset les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportéset que, sans doute, elle allait venir reprendre la récolte achevée,afin de ne pas rester sur la route pendant cette opération etd’appeler l’attention des passants s’il en survenait.

Mais au lieu de se dire, comme lespaysans, « que c’était drôle », Perrine fut épouvantée,car instantanément elle comprit les dangers auxquels elle pouvaitse trouver exposée.

Que feraient-ils d’elle s’ils ladécouvraient ? Souvent elle avait entendu raconter deshistoires de voleurs et savait que c’est quand on les surprend oules dérange qu’ils tuent ceux qui porteraient un témoignage contreeux.

Il est vrai qu’elle avait bien deschances pour n’être pas découverte par eux, puisque c’était parcequ’ils savaient certainement cette cabane abandonnée qu’ilsvolaient cette nuit-là les artichauts du champ Monneau ; maissi on les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas êtreprise avec eux ; comment se défendrait-elle et prouverait-ellequ’elle n’était pas leur complice ?

À cette pensée, elle se sentit inondéede sueur, et ses yeux se troublèrent au point qu’elle ne distinguaplus rien autour d’elle, bien qu’elle entendit toujours les coupssecs des serpettes qui coupaient les artichauts ; et le seulsoulagement à son angoisse fut de se dire qu’ils travaillaient avecune telle ardeur qu’ils auraient bientôt dépouillé tout lechamp.

Mais ils furent dérangés ; au loinon entendit le roulement d’une charrette sur le pavé, et quand elleapprocha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bienrasés qu’elle ne les voyait plus.

La charrette passée, ils reprirent leurbesogne avec une activité que le repos avait renouvelée.

Cependant, si furieux que fut leurtravail, elle se disait qu’il ne finirait jamais ; d’uninstant à l’autre on allait venir les arrêter, et sûrement elleavec eux.

Si elle pouvait se sauver ! Ellechercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, à vrai dire,n’était pas difficile ; mais où irait-elle sans être exposée àfaire du bruit et à révéler ainsi sa présence qui, si elle nebougeait pas, devait rester ignorée ?

Alors elle se recoucha et feignit dedormir, car puisqu’il lui était impossible de sortir sans s’exposerà être arrêtée au premier pas, le mieux encore était qu’elle parûtn’avoir rien vu, si les voleurs entraient dans lacabane.

Pendant un certain temps encore ilscontinuèrent leur récolte, puis, après un coup de sifflet qu’ilslancèrent, un bruit de roues se fît entendre sur la route etbientôt leur voiture s’arrêta au bout du champ ; en quelquesminutes elle fut chargée et au grand trot elle s’éloigna du côté deParis.

Si elle avait su l’heure, elle aurait puse rendormir jusqu’à l’aube, mais, n’ayant pas conscience du tempsqu’elle avait passé là, elle jugea qu’il était prudent à elle de seremettre en route : aux champs on est matineux ; si aujour levant un paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée,ou même s’il l’apercevait aux environs, il la soupçonnerait d’êtrede la compagnie des voleurs et l’arrêterait.

Elle se glissa donc hors de la cabane,et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, l’oreille auxécoutes, l’œil aux aguets, elle arriva sans accident sur la granderoute où elle reprit sa marche à pas pressés ; les étoiles quicriblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de l’orientune faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit, annonçantl’approche du jour.

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