En famille

XXX

La première occupation deM. Vulfran en arrivant le matin à ses bureaux était d’ouvrirson courrier, qu’un garçon allait chercher à la poste et déposaitsur la table en deux tas, celui de la France et celui del’étranger. Autrefois il décachetait lui-même toute sacorrespondance française, et dictait à un employé les annotationsque chaque lettre comportait, pour les réponses à faire ou lesordres à donner ; mais depuis qu’il était aveugle il sefaisait assister dans ce travail par ses neveux et par Talouel, quilisaient les lettres à haute voix, et les annotaient ; pourles lettres étrangères, depuis la maladie de Bendit, après lesavoir ouvertes on les transmettait à Fabry si elles étaientanglaises, allemandes à Mombleux.

Le matin qui suivit l’entretien entreFabry et Mombleux qui avait ému Perrine si violemment,M. Vulfran, Théodore, Casimir et Talouel étaient occupés à cetravail de la correspondance, quand Théodore, qui ouvrait leslettres étrangères, en annonçant le lieu d’où elles étaientécrites, dit :

« Une lettre de Dakka, 29mai.

– En français ? demandaM. Vulfran.

– Non, en anglais.

– La signature ?

– Pas très lisible, quelque chose commeFeldes, Faldes, Fildes, précédé d’un mot que je ne peux paslire ; quatre pages ; votre nom revient plusieursfois ; à transmettre à M. Fabry, n’est-cepas ?

– Non ; me ladonner. »

En même temps Théodore et Talouelregardèrent M. Vulfran, mais en voyant qu’ils avaient l’un etl’autre surpris le mouvement qui venait de leur échapper, ettrahissait une même curiosité, ils prirent un airindifférent.

« Je mets la lettre sur votretable, dit Théodore.

– Non, donne-la moi. »

Bientôt le travail prit fin, et lecommis se retira en emportant la correspondance annotée ;Théodore et Talouel voulurent alors demander à M. Vulfran sesinstructions sur plusieurs sujets, mais il les renvoya, et aussitôtqu’ils furent partis il sonna Perrine.

Instantanément elle arriva.

« Qu’est-ce que c’est que cettelettre ? » demanda M. Vulfran.

Elle prit la lettre qu’il lui tendait etjeta les yeux dessus ; s’il avait pu la voir, il auraitconstaté qu’elle pâlissait et que ses mains tremblaient.

« C’est une lettre en anglais datéede Dakka du 29 mai.

– La signature ? » Elle laretourna :

« Le père Fildes.

– Tu en es certaine ?

– Oui, monsieur, le pèreFildes.

– Que dit-elle ?

– Voulez-vous me permettre d’en lirequelques lignes avant de répondre ?

– Sans doute, maisvite. »

Elle eût voulu obéir à cet ordre,cependant son émotion, au lieu de se calmer, s’était accrue, lesmots dansaient devant ses yeux troubles.

« Eh bien ? demandaM. Vulfran d’une voix impatiente.

– Monsieur, cela est difficile à lire,et difficile aussi à comprendre : les phrases sontlongues.

– Ne traduis pas, analysesimplement ; de quoi s’agit-il ? »

Un certain temps s’écoula encore avantqu’elle répondît ; enfin elle dit :

« Le père Fildes explique que lepère Leclerc à qui vous aviez écrit est mort, et que lui-même,chargé par le père Leclerc de vous répondre, en a été empêché parune absence, et aussi par la difficulté de réunir lesrenseignements que vous demandez ; il s’excuse de vous écrireen anglais, mais il ne possède qu’imparfaitement votre bellelangue.

– Ces renseignements ! s’écriaM. Vulfran.

– Mais, monsieur, je n’en suis pasencore là.

Bien que cette réponse eût été faite surle ton d’une extrême douceur, il sentit qu’il ne gagnerait rien àla bousculer.

« Tu as raison, dit-il, ce n’estpas une lettre française que tu lis ; il faut que tu lacomprennes avant de me l’expliquer. Voilà ce que tu vasfaire : tu vas prendre cette lettre et aller dans le bureau deBendit, où tu la traduiras aussi fidèlement que possible, enécrivant ta traduction que tu me liras… Ne perds pas une minute.J’ai hâte, tu le vois, de savoir ce qu’ellecontient. »

Elle s’éloignait, il laretint :

« Écoute bien. Il s’agit, danscette lettre, d’affaires personnelles qui ne doivent être connuesde personne ; tu entends, de personne ; quoi qu’on tedemande, s’il se trouve quelqu’un qui ose t’interroger, tu ne doisdonc rien dire, mais même ne laisser rien deviner. Tu vois laconfiance que je mets en toi ; je compte que tu t’en montrerasdigne ; si tu me sers fidèlement, sois certaine que tu t’entrouveras bien.

– Je vous promets, monsieur, de toutfaire pour mériter cette confiance.

– Va vite et faisvite. »

Malgré cette recommandation, elle ne semit pas tout de suite à écrire sa traduction, mais elle lut lalettre d’un bout à l’autre, la relut, et ce fut seulement aprèscela qu’elle prit une grande feuille de papier etcommença.

« Dakka, 29 mai.

« Très honoré monsieur,

« J’ai le vif chagrin de vousapprendre que nous avons eu la douleur de perdre notre révérendpère Leclerc à qui vous aviez bien voulu demander certainsrenseignements, auxquels vous paraissez attacher une importance quime décide à vous répondre à sa place, en m’excusant de n’avoir paspu le faire plus tôt, empêché que j’ai été par des voyages dansl’intérieur, et retardé d’autre part par les difficultés, qu’aprèsplus de douze ans écoulés, j’ai éprouvées à réunir cesrenseignements d’une façon un peu précise ; je fais donc appelà toute votre bienveillance pour qu’elle me pardonne ce retardinvolontaire, et aussi de vous écrire en anglais ; laconnaissance imparfaite de votre belle langue en est seule lacause. »

Après avoir écrit cette phrase qui étaitvéritablement longue, comme elle l’avait dit à M. Vulfran, etqui par cela seul présentait de réelles difficultés pour être miseau net, elle s’arrêta pour la relire et la corriger. Elle s’yappliquait de toutes les forces de son attention quand la porte deson bureau, qu’elle avait fermée, s’ouvrit devant ThéodorePaindavoine qui entra et lui demanda un dictionnaireanglais-français.

Justement elle avait ce dictionnaireouvert devant elle ; elle le ferma et le tendit àThéodore.

« Ne vous en serviez-vouspas ? dit celui-ci en venant près d’elle.

– Oui, mais je peux m’enpasser.

– Comment cela ?

– J’en ai plus besoin pour l’orthographedes mots français que pour le sens des mots anglais, undictionnaire français le remplacera très bien. »

Elle le sentait sur son dos, et bienqu’elle ne pût pas voir ses yeux n’osant pas se retourner, elledevinait qu’ils lisaient par-dessus son épaule.

« C’est la lettre de Dakka que voustraduisez ? »

Elle fut surprise qu’il connût cettelettre qui devait rester si rigoureusement secrète. Mais tout desuite elle réfléchit que c’était peut-être pour la connaître qu’ill’interrogeait, et cela paraissait d’autant plus probable que ledictionnaire semblait être un prétexte : pourquoi aurait-ilbesoin d’un dictionnaire anglais-français puisqu’il ne savait pasun mot d’anglais ?

« Oui, monsieur,dit-elle.

– Et cela va bien cettetraduction ? »

Elle sentit qu’il se penchait sur elle,car il avait la vue basse ; alors vivement elle tourna sonpapier de façon à ce qu’il ne le vit que de côté.

« Oh ! je vous en prie, nelisez pas, cela ne va pas du tout, je cherche, … c’est unbrouillon.

– Cela ne fait rien.

– Si, monsieur, cela fait beaucoup,j’aurais honte. »

Il voulut prendre la feuille de papier,elle mit la main dessus ; si elle avait commencé à se défendrepar un moyen détourné, maintenant elle était résolue à faire tête,même à l’un des chefs de la maison.

Il avait jusque-là parlé sur le ton dela plaisanterie, il continua :

« Donnez donc ce brouillon, est-ceque vous me croyez homme à faire le maître d’école avec une joliejeune fille comme vous ?

– Non, monsieur, c’estimpossible.

– Allons donc. »

– Et il voulut le prendre enriant ; mais elle résista.

« Non, monsieur, non, je ne vous lelaisserai pas prendre.

– C’est une plaisanterie.

– Pas pour moi, rien n’est plussérieux : M. Vulfran m’a défendu de laisser voir cettelettre par personne, j’obéis à M. Vulfran.

– C’est moi qui l’ai ouverte.

– La lettre en anglais n’est pas latraduction.

– Mon oncle va me la montrer tout àl’heure cette fameuse traduction.

– Si monsieur votre oncle vous lamontre, ce ne sera pas moi ; il m’a donné ses ordres, j’obéis,pardonnez-le moi. »

Il y avait tant de résolution dans sonaccent et dans son attitude que bien certainement pour avoir cettefeuille de papier il faudrait la lui prendre de force ; etalors ne crierait-elle point ?

Théodore n’osa pas allerjusque-la :

« Je suis enchanté de voir, dit-il,la fidélité que vous montrez pour les ordres de mon oncle, mêmedans les choses insignifiantes. »

Lorsqu’il eut refermé la porte, Perrinevoulut se remettre au travail, mais elle était si bouleversée quecela lui fut impossible. Qu’allait-il advenir de cette résistance,dont il se disait enchanté quand au contraire il en étaitfurieux ? S’il voulait la lui faire payer, commentlutterait-elle, misérable sans défense, contre un ennemi qui étaittout-puissant ? Au premier coup qu’il lui porterait, elleserait brisée. Et alors il faudrait qu’elle quittât cette maison,où elle n’aurait que passé.

À ce moment sa porte s’ouvrit denouveau, doucement poussée, et Talouel entra à pas glissés, lesyeux fixés sur le pupitre où la lettre et son commencement detraduction se trouvaient étalés.

« Eh bien, cette traduction de lalettre de Dakka, ça marche-t-il ?

– Je ne fais que commencer.

– M. Théodore t’a dérangée.Qu’est-ce qu’il voulait ?

– Un dictionnaireanglais-français.

– Pourquoi faire ? il ne sait pasl’anglais.

– Il ne me l’a pas dit.

– Il ne t’a pas demandé ce qu’il y adans cette lettre ?

– Je n’en suis qu’à la premièrephrase.

– Tu ne vas pas me faire croire que tune l’as pas lue.

– Je ne l’ai pas encoretraduite.

– Tu ne l’as pas écrite en français,mais tu l’as lue. »

Elle ne répondit pas.

« Je te demande si tu l’aslue ; tu me répondras peut-être.

– Je ne peux pas répondre.

– Parce que ?

– Parce que M. Vulfran m’a défendude parler de cette lettre.

– Tu sais bien que M. Vulfran etmoi nous ne faisons qu’un. Tous les ordres que M. Vulfrandonne ici passent par moi, toutes les faveurs qu’il accorde passentpar moi, je dois donc connaître ce qui le concerne.

– Même ses affairespersonnelles ?

– C’est donc d’affaires personnellesqu’il s’agit dans cette lettre ? »

Elle comprit qu’elle s’était laisséesurprendre.

« Je n’ai pas dit cela ; maisje vous ai demandé si, dans le cas d’affaires personnelles, jedevrais vous faire connaître le contenu de cette lettre.

– C’est surtout s’il s’agit d’affairespersonnelles que je dois les connaître, et cela dans l’intérêt mêmede M. Vulfran. Ne sais-tu pas qu’il est devenu malade, à lasuite de chagrins qui ont failli le tuer ? Que tout à coup ilapprenne une nouvelle qui lui apporte un nouveau chagrin ou luicause une grande joie, et cette nouvelle trop brusquement annoncée,sans préparation, peut lui être mortelle. Voilà pourquoi je doissavoir à l’avance ce qui le touche, pour le préparer ; ce quin’aurait pas lieu, si tu lui lisais ta traduction toutsimplement. »

Il avait débité ce petit discours d’unton doux, insinuant, qui ne ressemblait en rien à ses manièresordinaires si raides et si hargneuses.

Comme elle restait muette, le regardantavec une émotion qui la faisait toute pâle, ilcontinua :

« J’espère que tu es assezintelligente pour comprendre ce que je t’explique là, et aussi dequelle importance il est pour tous, pour nous, pour le pays entierqui vit par M. Vulfran, pour toi-même qui viens de trouverauprès de lui une bonne place qui ne peut que devenir meilleureavec le temps, que sa santé ne soit pas ébranlée par des coupsviolents auxquels elle ne résisterait pas. Il a l’air solideencore, mais il ne l’est pas autant qu’il le parait ; seschagrins le minent, et d’autre part la perte de sa vue ledésespère. Voilà pourquoi nous devons tous ici travailler à luiadoucir la vie, et moi le premier, puisque je suis celui en qui ila mis sa confiance. »

Perrine n’eût rien su de Talouel,qu’elle se fût sans doute laissé prendre à ces paroles habilementarrangées pour la troubler et la toucher ; mais après cequ’elle avait entendu, et des femmes de la chambrée qui à la véritén’étaient que de pauvres ouvrières, et de Fabry et de Mombleux quieux étaient des hommes capables de savoir les choses aussi bien quede juger les gens, elle ne pouvait pas plus ajouter foi à lasincérité de ce discours, qu’avoir confiance dans le dévouement dudirecteur : il voulait la faire parler, voilà tout, et pour enarriver là tous les moyens lui étaient bons : le mensonge, latromperie, l’hypocrisie. Elle eût pu avoir des doutes à ce sujet,que la tentative de Théodore auprès d’elle devait l’empêcher de lesadmettre : pas plus que le neveu, le directeur n’étaitsincère, l’un et l’autre voulaient savoir ce que disait la lettrede Dakka et ne voulaient que cela ; c’était donc contre euxque M. Vulfran prenait ses précautions quand il luidisait : « S’il se trouve quelqu’un qui ose t’interroger,tu dois non seulement ne rien dire, mais même ne laisser riendeviner ; » et c’était à M. Vulfran, quicertainement avait prévu ces tentatives, à lui seul qu’elle devaitobéir, sans prendre autrement souci des colères et des hainesqu’elle allait accumuler contre elle.

Il était debout devant elle, appuyé surson bureau, penché vers elle, la tenant dans ses yeux,l’enveloppant, la dominant ; elle fit appel à tout soncourage, et d’une voix un peu rauque qui trahissait son émotion,mais qui ne tremblait pas cependant, elle dit :

« M. Vulfran m’a défendu deparler de cette lettre à personne. »

Il se redressa furieux de cetterésistance, mais presque aussitôt se penchant de nouveau vers elleen se faisant caressant dans les manières comme dansl’accent :

« Justement je ne suis personne,puisque je suis son second, un autre lui-même.

Elle ne répondit pas,

« Tu es donc stupide ?s’écria-t il d’une voix étouffée.

– Sans doute, je le suis.

– Alors, tâche de comprendre qu’il fautêtre intelligent pour occuper la place que M. Vulfran t’adonnée auprès de lui, et que puisque cette intelligence te manque,tu ne peux pas garder cette place, et qu’au lieu de te soutenircomme je l’aurais voulu, mon devoir est de te faire renvoyer.Comprends-tu cela ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, réfléchis-y, pense à cequ’est ta situation aujourd’hui, représente-toi ce qu’elle serademain dans la rue, et prends une résolution que tu me ferasconnaître ce soir. »

Là-dessus, après avoir attendu un momentsans qu’elle faiblît, il sortit à pas glissés comme il étaitentré.

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